Nul ne sait quand cela sera effectif, mais le président Abdelaziz Bouteflika s’y est engagé par communiqué le 3 février : «Bouteflika va lever l’état d’urgence», en vigueur depuis 1992, titre la presse algérienne, dont El Watan du 4 février 211. Mais comment sommes-nous arrivés à une telle situation d’imbroglio politico- -juridique ?
De l’état d’urgence
Si l’Etat de droit est, définition minimale, un équilibre entre respect des droits fondamentaux et sauvegarde de l’ordre public, l’état d’urgence, c’est le déséquilibre revendiqué au profit de la sauvegarde de l’ordre public.
L’état d’urgence, c’est la violence pure de l’Etat qui entretient une relation ambiguë avec le droit : relève-t-il encore de l’espace du droit puisque celui-ci le prévoit ou est-il situé hors de cet espace puisqu’il en anéantit la logique ? Pour se faire une opinion, il n’est pas inutile de citer quelques articles de la loi française du 3 avril 1955. L’état d’urgence n’est donc pas une chose banale. Il n’est pas encore d’évènement qui ne ravive les affres subis par le peuple algérien réprimé dans son intégrité physique et morale par la mise en œuvre de la loi française dite du 3 avril 1955. Situation déplorable encore et décriée par des intellectuels d’outre-Méditerranée lorsque l’Etat français décidait de revisiter l’esprit de cette maudite loi en 1985 pour contrer la mal-vie des populations de Nouvelle-Calédonie. La même idée mal conçue est rappelée encore une fois en 2005-2006 pour l’exhiber cette fois-ci devant la situation déplorable des banlieusards issus d’une immigration légale au pays de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Du contrôle de légalité et de constitutionnalité : de la question préjudicielle à la question prioritaire de constitutionnalité
L’état d’urgence peut être contrôlé au moment de sa mise en œuvre.
Ainsi le décret, délibéré en Conseil des ministres et signé du président de la République française en 2005, instaurant l’état d’urgence est une décision qui n’entre pas dans la catégorie «acte de gouvernement».
Ainsi en a implicitement décidé le Conseil d’Etat français en acceptant d’examiner, dans le cadre d’un recours en référé, s’il pouvait exister un doute sérieux quant à la légalité du décret du 8 novembre 2005 justifiant sa suspension… en urgence.
Sans doute, dans son ordonnance du 14 novembre 2005, le Conseil d’État reconnaît que «le président de la République dispose d’un pouvoir d’appréciation étendu lorsqu’il décide de déclarer l’état d’urgence et d’en définir le champ d’application territorial» ; mais, dans le considérant suivant, il apprécie la situation et juge à son tour que «eu égard à l’aggravation continue depuis le 27 octobre 2005 des violences urbaines, à leur propagation sur une partie importante du territoire et à la gravité des atteintes portées à la sécurité publique», il ne peut y avoir de doute sérieux quant à la légalité du décret instaurant l’état d’urgence. Contrôle superficiel ou restreint étant donné l’étendue du pouvoir reconnu au président de la République, contrôle discutable tant il est manifeste et admis par les autorités publiques elles-mêmes que les violences sont en régression au moment où l’état d’urgence est proclamé, mais contrôle cependant dont la seule existence de principe peut avoir un effet préventif.
La stratégie du Conseil d’État français est, en l’espèce, très «politique» : il évite l’affrontement direct avec l’Exécutif en ne prononçant pas la suspension de l’état d’urgence alors que, juridiquement, elle aurait été fondée ; mais il exprime ses réserves en insistant sur la nécessité de constituer rapidement les commissions départementales chargées de donner un avis sur les assignations à résidence et les interdictions de séjour et en rappelant que l’instauration de l’état d’urgence ne peut avoir «pour conséquence de soustraire au contrôle de l’autorité judiciaire l’exercice par le ministre de l’Intérieur ou le préfet des missions relevant de la police judiciaire».
Toujours selon le texte français, au-delà de douze jours, l’état d’urgence ne peut être maintenu que s’il est prorogé par une loi.
Le contrôle passe alors entre les mains du Conseil constitutionnel… à condition qu’il soit saisi. Il le fut en 1985, mais il a jugé, dans sa décision du 25 janvier 1985, que contrôler la constitutionnalité de la loi de 1985 reviendrait à contrôler la loi du 3 avril 1955 dont elle n’était que «la simple mise en application». Or, la Constitution ne l’autorise pas à contrôler les lois promulguées ; il n’aurait pu retrouver compétence, précise-t-il, que si la loi de 1985 avait modifié, complété ou affecté le domaine de la loi de 1955. Et en 2005, le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale n’a pas souhaité que les députés saisissent le Conseil… !
Un contrôle extérieur (par la cour de Strasbourg, par exemple) est impossible dans les faits, car il faut d’abord épuiser les voies de recours internes – et cela prendrait des mois –, et que, en tout état de cause, le juge européen accorde aux Etats une marge d’appréciation sur tous les domaines relevant de l’ordre public.
Un contrôle est-il possible au moment de l’application de l’état d’urgence ?
Par définition, c’est une mission impossible puisque, précisément, l’instauration de l’état d’urgence a pour objet de permettre ce que l’État de droit interdit : les atteintes au libre exercice des libertés et l’affaiblissement des garanties, notamment juridictionnelles, de leur protection. Les interdictions de manifester, les assignations à résidence, les limitations d’aller et venir ne peuvent plus, en effet, être contrôlées au regard de la légalité ordinaire, au regard du droit commun des libertés mais au regard de la «légalité» d’exception qui les autorise. En d’autres termes, les bases du contrôle changent : alors qu’en temps ordinaire elles permettent au juge de sanctionner des atteintes graves à tel ou tel droit fondamental, en temps d’état d’urgence elles lui permettent de les déclarer justifiées par les circonstances exceptionnelles. Maintenu en théorie, le contrôle devient inopérant en pratique.
Le seul contrôle de nature à avoir un effet porte sur la durée. Saisi, le 5 décembre 2005, d’une requête demandant au juge des référés du Conseil d’État de dire qu’en s’abstenant de mettre fin par décret à l’état d’urgence, alors que les troubles à l’ordre public avaient cessé, le président de la République avait porté une atteinte manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales, le Conseil d’État, dans son ordonnance du 9 décembre 2005, accepte, tout en reconnaissant au Président un pouvoir d’appréciation étendu, d’examiner le recours «au motif qu’un régime de pouvoirs exceptionnels doit avoir par nature des effets limités dans le temps et dans l’espace et que dès lors les modalités d’application de l’état d’urgence ne pouvaient échapper à tout contrôle de la part du juge de la légalité».
En l’espèce, il juge que le Président n’a pas commis d’illégalité manifeste en s’abstenant de mettre fin à l’état d’urgence en raison «notamment de l’éventualité d’une recrudescence des violences urbaines lors des fêtes de fin d’année». Mais, il relève que «comme le soulignent les requérants, les circonstances qui ont justifié la déclaration d’urgence ont sensiblement évolué».
Petite phrase à nouveau très «politique», qui montre un Conseil d’État vigilant et prêt, le cas échéant, à faire un pas de plus vers la thèse des requérants si les circonstances continuaient à évoluer.
Et il n’est pas exclu que cette petite phrase ait convaincu le président de la République française de mettre fin à l’état d’urgence le 4 janvier 2006 plutôt que subir une sanction si, à la suite d’un nouveau recours, le Conseil, prenant en considération le retour au calme dans les banlieues, avait fini par faire droit à l’argumentation des requérants.
Les principes régissant l’état d’exception
Les études de Mme Questiaux et de M. Despouy ont permis de dégager des principes qui régissent les états d’exception : (cf: E/CN.4/Sub.2/1997/19)
-Principe de légalité
-Principe de proclamation
-Principe de notification
-Principe de temporalité
-Principe de menace exceptionnelle
-Principe de proportionnalité
-Principe de non-discrimination
-Principe de compatibilité, de concordance et de complémentarité des diverses règles de droit international
Par sa résolution 1997/27 sur la «Question des droits de l’homme et des états d’exception», la sous-commission a remercié le rapporteur spécial pour son rapport final sur la protection des droits de l’homme pendant les états d’exception (E/CN.4/Sub.2/1997/19) et prié le secrétaire général de le publier dans toutes les langues officielles. Ces Principes, qui n’ont pas encore été formellement adoptés par l’ONU, servent de référence pour la doctrine et sont utilisés dans la pratique des Etats.
Les deux études des rapporteurs spéciaux, en 1982 et en 1997, ainsi que les travaux et publications des deux réunions d’experts réunis par le CID sur la recommandation de M. Leandro Despouy, ont permis d’identifier et de préciser quels sont les droits intangibles, dans quelles conditions il est possible ou non d’y déroger, ainsi que les principales anomalies ou déviations dans l’application de l’état d’exception (état d’exception de fait ; état d’exception non notifié ; état d’exception permanent ; état d’exception institutionnalisé ; rupture de l’ordre institutionnel ; cf: E/CN.4/Sub.2/1997/19)
L’état d’urgence, proche de l’état d’exception, est donc une mesure prise par un gouvernement en cas de péril imminent dans un pays et pour une durée de vie raisonnable. Certaines libertés fondamentales peuvent être restreintes, comme celle de circuler ou la liberté de la presse. Mais dans toute la phase d’observation de l’état de dérogation, les principes juridiques ci-dessus énumérés sont opposables aux pouvoirs publics, sans distinction aucune de l’espace étatique concerné.
De l’état d’urgence
Si l’Etat de droit est, définition minimale, un équilibre entre respect des droits fondamentaux et sauvegarde de l’ordre public, l’état d’urgence, c’est le déséquilibre revendiqué au profit de la sauvegarde de l’ordre public.
L’état d’urgence, c’est la violence pure de l’Etat qui entretient une relation ambiguë avec le droit : relève-t-il encore de l’espace du droit puisque celui-ci le prévoit ou est-il situé hors de cet espace puisqu’il en anéantit la logique ? Pour se faire une opinion, il n’est pas inutile de citer quelques articles de la loi française du 3 avril 1955. L’état d’urgence n’est donc pas une chose banale. Il n’est pas encore d’évènement qui ne ravive les affres subis par le peuple algérien réprimé dans son intégrité physique et morale par la mise en œuvre de la loi française dite du 3 avril 1955. Situation déplorable encore et décriée par des intellectuels d’outre-Méditerranée lorsque l’Etat français décidait de revisiter l’esprit de cette maudite loi en 1985 pour contrer la mal-vie des populations de Nouvelle-Calédonie. La même idée mal conçue est rappelée encore une fois en 2005-2006 pour l’exhiber cette fois-ci devant la situation déplorable des banlieusards issus d’une immigration légale au pays de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Du contrôle de légalité et de constitutionnalité : de la question préjudicielle à la question prioritaire de constitutionnalité
L’état d’urgence peut être contrôlé au moment de sa mise en œuvre.
Ainsi le décret, délibéré en Conseil des ministres et signé du président de la République française en 2005, instaurant l’état d’urgence est une décision qui n’entre pas dans la catégorie «acte de gouvernement».
Ainsi en a implicitement décidé le Conseil d’Etat français en acceptant d’examiner, dans le cadre d’un recours en référé, s’il pouvait exister un doute sérieux quant à la légalité du décret du 8 novembre 2005 justifiant sa suspension… en urgence.
Sans doute, dans son ordonnance du 14 novembre 2005, le Conseil d’État reconnaît que «le président de la République dispose d’un pouvoir d’appréciation étendu lorsqu’il décide de déclarer l’état d’urgence et d’en définir le champ d’application territorial» ; mais, dans le considérant suivant, il apprécie la situation et juge à son tour que «eu égard à l’aggravation continue depuis le 27 octobre 2005 des violences urbaines, à leur propagation sur une partie importante du territoire et à la gravité des atteintes portées à la sécurité publique», il ne peut y avoir de doute sérieux quant à la légalité du décret instaurant l’état d’urgence. Contrôle superficiel ou restreint étant donné l’étendue du pouvoir reconnu au président de la République, contrôle discutable tant il est manifeste et admis par les autorités publiques elles-mêmes que les violences sont en régression au moment où l’état d’urgence est proclamé, mais contrôle cependant dont la seule existence de principe peut avoir un effet préventif.
La stratégie du Conseil d’État français est, en l’espèce, très «politique» : il évite l’affrontement direct avec l’Exécutif en ne prononçant pas la suspension de l’état d’urgence alors que, juridiquement, elle aurait été fondée ; mais il exprime ses réserves en insistant sur la nécessité de constituer rapidement les commissions départementales chargées de donner un avis sur les assignations à résidence et les interdictions de séjour et en rappelant que l’instauration de l’état d’urgence ne peut avoir «pour conséquence de soustraire au contrôle de l’autorité judiciaire l’exercice par le ministre de l’Intérieur ou le préfet des missions relevant de la police judiciaire».
Toujours selon le texte français, au-delà de douze jours, l’état d’urgence ne peut être maintenu que s’il est prorogé par une loi.
Le contrôle passe alors entre les mains du Conseil constitutionnel… à condition qu’il soit saisi. Il le fut en 1985, mais il a jugé, dans sa décision du 25 janvier 1985, que contrôler la constitutionnalité de la loi de 1985 reviendrait à contrôler la loi du 3 avril 1955 dont elle n’était que «la simple mise en application». Or, la Constitution ne l’autorise pas à contrôler les lois promulguées ; il n’aurait pu retrouver compétence, précise-t-il, que si la loi de 1985 avait modifié, complété ou affecté le domaine de la loi de 1955. Et en 2005, le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale n’a pas souhaité que les députés saisissent le Conseil… !
Un contrôle extérieur (par la cour de Strasbourg, par exemple) est impossible dans les faits, car il faut d’abord épuiser les voies de recours internes – et cela prendrait des mois –, et que, en tout état de cause, le juge européen accorde aux Etats une marge d’appréciation sur tous les domaines relevant de l’ordre public.
Un contrôle est-il possible au moment de l’application de l’état d’urgence ?
Par définition, c’est une mission impossible puisque, précisément, l’instauration de l’état d’urgence a pour objet de permettre ce que l’État de droit interdit : les atteintes au libre exercice des libertés et l’affaiblissement des garanties, notamment juridictionnelles, de leur protection. Les interdictions de manifester, les assignations à résidence, les limitations d’aller et venir ne peuvent plus, en effet, être contrôlées au regard de la légalité ordinaire, au regard du droit commun des libertés mais au regard de la «légalité» d’exception qui les autorise. En d’autres termes, les bases du contrôle changent : alors qu’en temps ordinaire elles permettent au juge de sanctionner des atteintes graves à tel ou tel droit fondamental, en temps d’état d’urgence elles lui permettent de les déclarer justifiées par les circonstances exceptionnelles. Maintenu en théorie, le contrôle devient inopérant en pratique.
Le seul contrôle de nature à avoir un effet porte sur la durée. Saisi, le 5 décembre 2005, d’une requête demandant au juge des référés du Conseil d’État de dire qu’en s’abstenant de mettre fin par décret à l’état d’urgence, alors que les troubles à l’ordre public avaient cessé, le président de la République avait porté une atteinte manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales, le Conseil d’État, dans son ordonnance du 9 décembre 2005, accepte, tout en reconnaissant au Président un pouvoir d’appréciation étendu, d’examiner le recours «au motif qu’un régime de pouvoirs exceptionnels doit avoir par nature des effets limités dans le temps et dans l’espace et que dès lors les modalités d’application de l’état d’urgence ne pouvaient échapper à tout contrôle de la part du juge de la légalité».
En l’espèce, il juge que le Président n’a pas commis d’illégalité manifeste en s’abstenant de mettre fin à l’état d’urgence en raison «notamment de l’éventualité d’une recrudescence des violences urbaines lors des fêtes de fin d’année». Mais, il relève que «comme le soulignent les requérants, les circonstances qui ont justifié la déclaration d’urgence ont sensiblement évolué».
Petite phrase à nouveau très «politique», qui montre un Conseil d’État vigilant et prêt, le cas échéant, à faire un pas de plus vers la thèse des requérants si les circonstances continuaient à évoluer.
Et il n’est pas exclu que cette petite phrase ait convaincu le président de la République française de mettre fin à l’état d’urgence le 4 janvier 2006 plutôt que subir une sanction si, à la suite d’un nouveau recours, le Conseil, prenant en considération le retour au calme dans les banlieues, avait fini par faire droit à l’argumentation des requérants.
Les principes régissant l’état d’exception
Les études de Mme Questiaux et de M. Despouy ont permis de dégager des principes qui régissent les états d’exception : (cf: E/CN.4/Sub.2/1997/19)
-Principe de légalité
-Principe de proclamation
-Principe de notification
-Principe de temporalité
-Principe de menace exceptionnelle
-Principe de proportionnalité
-Principe de non-discrimination
-Principe de compatibilité, de concordance et de complémentarité des diverses règles de droit international
Par sa résolution 1997/27 sur la «Question des droits de l’homme et des états d’exception», la sous-commission a remercié le rapporteur spécial pour son rapport final sur la protection des droits de l’homme pendant les états d’exception (E/CN.4/Sub.2/1997/19) et prié le secrétaire général de le publier dans toutes les langues officielles. Ces Principes, qui n’ont pas encore été formellement adoptés par l’ONU, servent de référence pour la doctrine et sont utilisés dans la pratique des Etats.
Les deux études des rapporteurs spéciaux, en 1982 et en 1997, ainsi que les travaux et publications des deux réunions d’experts réunis par le CID sur la recommandation de M. Leandro Despouy, ont permis d’identifier et de préciser quels sont les droits intangibles, dans quelles conditions il est possible ou non d’y déroger, ainsi que les principales anomalies ou déviations dans l’application de l’état d’exception (état d’exception de fait ; état d’exception non notifié ; état d’exception permanent ; état d’exception institutionnalisé ; rupture de l’ordre institutionnel ; cf: E/CN.4/Sub.2/1997/19)
L’état d’urgence, proche de l’état d’exception, est donc une mesure prise par un gouvernement en cas de péril imminent dans un pays et pour une durée de vie raisonnable. Certaines libertés fondamentales peuvent être restreintes, comme celle de circuler ou la liberté de la presse. Mais dans toute la phase d’observation de l’état de dérogation, les principes juridiques ci-dessus énumérés sont opposables aux pouvoirs publics, sans distinction aucune de l’espace étatique concerné.
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