A l’exception des brèves «incursions» faites par Ali Benhadj dans le mouvement des chômeurs à l’origine des émeutes que les grandes villes du pays ont connues début janvier dernier et la manifestation organisée samedi dernier à Alger par la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD), les islamistes ne se sont pour le moment pas trop manifestés.
Mais faut-il cependant craindre qu’à un moment ou à un autre, ils tentent de récupérer ce mouvement de contestation, comme cela s’est déjà produit en 1988 ? Amel Boubekeur, Chercheur à l’Ecole normale supérieure et à l’Ecole des études en sciences sociales de Paris, spécialiste des mouvements islamistes, apporte un éclairage fort intéressant sur cette question lancinante. Entretien.
- Que pensez-vous de la manifestation organisée samedi, à Alger, par la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD), structure qui regroupe des partis, des syndicats ainsi que des ONG ? Cette première sortie, de votre point de vue, est-elle une victoire ou un échec ?
Le fait qu’il s’agisse d’une coordination capable de regrouper différents courants de la vie politique sur des mots d’ordre similaires en fait un événement remarquable sur une scène politique algérienne caractérisée par les dissensions et l’immobilisme.
Un tel rassemblement contribue également à la réappropriation légitime de l’espace public. Pour les citoyens qui veulent exprimer pacifiquement leur ras-le-bol de la mauvaise gestion du pays, c’est la seule tribune ouverte.
Ces marches pacifiques leur permettent de reprendre une parole confisquée par des décideurs qui les empêchent systématiquement d’exprimer leurs doléances à l’APC, au travail, dans la rue, à l’hôpital, etc.
- Peut-on tirer d’autres enseignements de cette manifestation ?
Oui. Le petit nombre de manifestants, 2000, selon les organisateurs, 250, selon la police, nous éclaire par contre sur la nécessité pour les initiateurs de la marche de passer à l’étape supérieure en élargissant leur mouvement.
Quand on est face à 30 000 policiers, le rapport de force semble tellement disproportionné que ce type de coordination cherche d’abord à peser face à l’Etat en fédérant des élites de l’opposition connues et déjà en place.
La priorité est à mon avis de peser d’abord auprès de la société civile.
Il est difficile de demander à «Monsieur tout le monde» de rejoindre une manifestation dont il n’a entendu parler qu’en mauvais termes à la Télévision nationale et dont il ne sait pas vraiment ce qu’elle peut bien lui apporter concrètement.
Ce genre d’initiative ne génère pas une identification massive pour une autre raison. La dichotomie, créée entre manifestations planifiées, élitistes et «légalistes» (pour lesquelles on demande une autorisation préalable) et les dizaines d’émeutes, de grèves, de tentatives de suicide spontanées et populaires qui ont lieu tous les jours, empêche l’unification des protestations. Les Algériens semblent fatigués des 50 années d’ «idéologies prêtes à penser» et une dynamique de démocratisation par le haut ne leur parle pas. C’est aux élites de l’opposition de s’associer à tous les soulèvements populaires qui ont lieu dans le pays et de créer des réseaux sur le long terme.
- Faut-il craindre de voir le pouvoir brandir, dans les prochains jours, la menace islamiste pour faire barrage à la dynamique initiée par la Coordination nationale pour le changement et la démocratie ?
L’islamisme n’a plus de place dans la vie des Algériens depuis longtemps. En conséquence, les moyens de pression et de propagande dont le pouvoir use pour rendre impopulaire toute demande de démocratisation sont d’un autre ordre. Il y a d’abord la mise en place d’un Islam d’Etat où les imams et oulémas ne prennent la parole que pour expliquer que l’immolation par le feu est un péché, qu’aller manifester est source de fitna et que les musulmans doivent être patients. Ensuite, il y a la légitimation de l’ordre sécuritaire. C’est l’idée que dans un système sans justice indépendante, il vaut mieux avoir la police avec soi que contre soi. En sachant que personne ne l’indemnisera lorsque les gardiens de parking le jour, casseurs la nuit et indicateurs de la police à mi-temps, viendront saccager son magasin ou brûler sa voiture, le petit commerçant préfère que les manifestations soient interdites. Enfin, il y a l’argument très puissant de la redistribution de la rente. A titre d’exemple, la principale peur de la société lorsqu’une manifestation est prévue, c’est que l’Etat ne coupe les robinets et crée des pénuries. Faute d’alternatives («li men tchetki ?»), beaucoup préfèrent profiter de la subvention des denrées de base qui récompense l’arrêt des émeutes au lieu de se risquer à redescendre dans la rue.
- Tout de même, Ali Benhadj, l’ancien n°2 du FIS, s’est rendu samedi à la manifestation de la CNCD. Quels sont, d’après vous, les objectifs qu’il recherchait ? Faut-il aujourd’hui avoir peur de lui et par extension des islamistes algériens ?
Force est de constater que les islamistes ne sont pas présents dans les mouvements autonomes de protestation chez les chômeurs, les «facebookistes» ou encore les syndiqués. Ils ne s’intéressent plus à la question sociale depuis longtemps et leur incapacité à faire leur mea culpa de leurs exactions au début des années 1990 les délégitiment complètement auprès des jeunes. Cependant, vous avez raison.
La question d’un rôle politique possible ou pas des islamistes du FIS n’est toujours pas réglée depuis 1992 et la figure d’Ali Belhadj cristallise ce débat. Il est certain que le pays a intérêt à éviter cette bipolarisation pouvoir sécuritaire/islamistes terroristes qui a fait perdre tant de temps aux démocrates. Il faut se demander si dans le cadre d’un mouvement pluraliste de refonte démocratique de l’Etat, les islamistes ont leur place ou non. Je pense qu’il faut traiter la question du «recyclage» de l’islamisme dur, non pas par la diabolisation ou l’angélisme, mais de manière politique.
C’est ce que font d’ores et déjà les Algériens. Les sermons que donne parfois Ali Benhadj dans différentes mosquées, sont écoutés des milliers de fois sur youtube, car ils représentent une forme de résistance civile face au pouvoir et pas pour leur dimension idéologique islamiste.
Bio express :
Zine Cherfaoui
Mais faut-il cependant craindre qu’à un moment ou à un autre, ils tentent de récupérer ce mouvement de contestation, comme cela s’est déjà produit en 1988 ? Amel Boubekeur, Chercheur à l’Ecole normale supérieure et à l’Ecole des études en sciences sociales de Paris, spécialiste des mouvements islamistes, apporte un éclairage fort intéressant sur cette question lancinante. Entretien.
- Que pensez-vous de la manifestation organisée samedi, à Alger, par la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD), structure qui regroupe des partis, des syndicats ainsi que des ONG ? Cette première sortie, de votre point de vue, est-elle une victoire ou un échec ?
Le fait qu’il s’agisse d’une coordination capable de regrouper différents courants de la vie politique sur des mots d’ordre similaires en fait un événement remarquable sur une scène politique algérienne caractérisée par les dissensions et l’immobilisme.
Un tel rassemblement contribue également à la réappropriation légitime de l’espace public. Pour les citoyens qui veulent exprimer pacifiquement leur ras-le-bol de la mauvaise gestion du pays, c’est la seule tribune ouverte.
Ces marches pacifiques leur permettent de reprendre une parole confisquée par des décideurs qui les empêchent systématiquement d’exprimer leurs doléances à l’APC, au travail, dans la rue, à l’hôpital, etc.
- Peut-on tirer d’autres enseignements de cette manifestation ?
Oui. Le petit nombre de manifestants, 2000, selon les organisateurs, 250, selon la police, nous éclaire par contre sur la nécessité pour les initiateurs de la marche de passer à l’étape supérieure en élargissant leur mouvement.
Quand on est face à 30 000 policiers, le rapport de force semble tellement disproportionné que ce type de coordination cherche d’abord à peser face à l’Etat en fédérant des élites de l’opposition connues et déjà en place.
La priorité est à mon avis de peser d’abord auprès de la société civile.
Il est difficile de demander à «Monsieur tout le monde» de rejoindre une manifestation dont il n’a entendu parler qu’en mauvais termes à la Télévision nationale et dont il ne sait pas vraiment ce qu’elle peut bien lui apporter concrètement.
Ce genre d’initiative ne génère pas une identification massive pour une autre raison. La dichotomie, créée entre manifestations planifiées, élitistes et «légalistes» (pour lesquelles on demande une autorisation préalable) et les dizaines d’émeutes, de grèves, de tentatives de suicide spontanées et populaires qui ont lieu tous les jours, empêche l’unification des protestations. Les Algériens semblent fatigués des 50 années d’ «idéologies prêtes à penser» et une dynamique de démocratisation par le haut ne leur parle pas. C’est aux élites de l’opposition de s’associer à tous les soulèvements populaires qui ont lieu dans le pays et de créer des réseaux sur le long terme.
- Faut-il craindre de voir le pouvoir brandir, dans les prochains jours, la menace islamiste pour faire barrage à la dynamique initiée par la Coordination nationale pour le changement et la démocratie ?
L’islamisme n’a plus de place dans la vie des Algériens depuis longtemps. En conséquence, les moyens de pression et de propagande dont le pouvoir use pour rendre impopulaire toute demande de démocratisation sont d’un autre ordre. Il y a d’abord la mise en place d’un Islam d’Etat où les imams et oulémas ne prennent la parole que pour expliquer que l’immolation par le feu est un péché, qu’aller manifester est source de fitna et que les musulmans doivent être patients. Ensuite, il y a la légitimation de l’ordre sécuritaire. C’est l’idée que dans un système sans justice indépendante, il vaut mieux avoir la police avec soi que contre soi. En sachant que personne ne l’indemnisera lorsque les gardiens de parking le jour, casseurs la nuit et indicateurs de la police à mi-temps, viendront saccager son magasin ou brûler sa voiture, le petit commerçant préfère que les manifestations soient interdites. Enfin, il y a l’argument très puissant de la redistribution de la rente. A titre d’exemple, la principale peur de la société lorsqu’une manifestation est prévue, c’est que l’Etat ne coupe les robinets et crée des pénuries. Faute d’alternatives («li men tchetki ?»), beaucoup préfèrent profiter de la subvention des denrées de base qui récompense l’arrêt des émeutes au lieu de se risquer à redescendre dans la rue.
- Tout de même, Ali Benhadj, l’ancien n°2 du FIS, s’est rendu samedi à la manifestation de la CNCD. Quels sont, d’après vous, les objectifs qu’il recherchait ? Faut-il aujourd’hui avoir peur de lui et par extension des islamistes algériens ?
Force est de constater que les islamistes ne sont pas présents dans les mouvements autonomes de protestation chez les chômeurs, les «facebookistes» ou encore les syndiqués. Ils ne s’intéressent plus à la question sociale depuis longtemps et leur incapacité à faire leur mea culpa de leurs exactions au début des années 1990 les délégitiment complètement auprès des jeunes. Cependant, vous avez raison.
La question d’un rôle politique possible ou pas des islamistes du FIS n’est toujours pas réglée depuis 1992 et la figure d’Ali Belhadj cristallise ce débat. Il est certain que le pays a intérêt à éviter cette bipolarisation pouvoir sécuritaire/islamistes terroristes qui a fait perdre tant de temps aux démocrates. Il faut se demander si dans le cadre d’un mouvement pluraliste de refonte démocratique de l’Etat, les islamistes ont leur place ou non. Je pense qu’il faut traiter la question du «recyclage» de l’islamisme dur, non pas par la diabolisation ou l’angélisme, mais de manière politique.
C’est ce que font d’ores et déjà les Algériens. Les sermons que donne parfois Ali Benhadj dans différentes mosquées, sont écoutés des milliers de fois sur youtube, car ils représentent une forme de résistance civile face au pouvoir et pas pour leur dimension idéologique islamiste.
Bio express :
Zine Cherfaoui
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