L'armée, une «muette» qui parle
par Ahmed Cheniki
Ces derniers temps, surtout après les changements intervenus en Egypte et en Tunisie, tout le monde parle de l'appareil militaire présenté dans ces deux contrées comme un protecteur de ces «sursauts révolutionnaires». Dans les deux cas, l'institution militaire se construit une image «positive» et d'«allié naturel» des populations. Au Caire et à Tunis, elle semble courtisée. A un moment donné, tout le monde présentait l'armée comme l'acteur principal du pouvoir tout en la rendant responsable de tous les maux vécus par les pays du «tiers-monde». Ainsi, les organes de presse, quand ils évoquent l'Algérie par exemple, ne cessent de parler du rôle extraordinairement envahissant de l'armée dans le fonctionnement de la société sans interroger la nature et les spécificités de cette entité particulière. Les analyses traditionnelles, surtout européennes et américaines quand il s'agit des armées du «tiers-monde», évacuent toute possibilité d'élan patriotique dans le groupe militaire saisi souvent comme bloc monolithique, l'embastillant dans une fonction de violence radicale qui est l'élément nodal de toute armée. Le corps militaire est saisi à travers un prisme mythique déformant, n'obéissant aucunement à une logique d'ensemble et à une dynamique historique incluant les transformations sociales et les réalités socio-historiques. Souvent, on cite comme cas extrême de violence le Chili et d'autres pays latino-américains en méconnaissant l'histoire de ces pays. Au Chili, en 1973, des milliers de militaires s'étaient opposés au putsch qui avait également pour metteur en scène un civil, le patron de la droite chilienne, Eduardo Freï, qui avait perdu les élections contre Allende. Les généraux Schneider et Prats comme d'ailleurs des milliers d'officiers et de soldats ont été liquidés par la junte au pouvoir soutenue par la droite. Au Portugal, des officiers mirent fin au régime fasciste et permirent à des pays comme l'Angola, le Mozambique et la Guinée-Bissau d'acquérir leur indépendance. Le MFA (Mouvement des Forces Armées) fut à l'origine de la démocratisation récente de la société portugaise. Que dire du colonel Orabi, cet Egyptien qui, en 1881-1882, dirigea une révolte pour imposer l'établissement d'une chambre législative et le contrôle des finances et du budget par cette nouvelle assemblée ?
Le regard traditionnel «occidental» porté sur la dynamique militaire n'est nullement opératoire d'autant que des armées issues de mouvements de libération, souvent marquées par des années de lutte et de formation politique, ne pouvaient, une fois l'indépendance acquise, se délester de ce double statut de militaire et de militant. C'est le cas du Viêt-Nam, du FLN-ALN, du PAIGC, du FRELIMO, du MPLA… Les combattants avaient ainsi assumé une double formation. C'est pour cela qu'il serait illusoire de parler dans ces pays d'une sorte de séparation entre le militaire et le politique. Chaque situation nationale a un caractère spécifique. C'est ce qu'explique d'ailleurs le penseur égyptien Anouar Abdelmalek : «Si l'on accepte d'analyser l'institution militaire au même titre que toutes les autres institutions sociales, sans exception aucune, en quelque pays et à quelque époque que ce soit, à partir de cette mise en œuvre du concept de spécificité, on comprendra, pourquoi, entre autres, les armées d'Egypte et d'Algérie, de Chine et du Portugal, du Pérou et du Mozambique, de Syrie et de Guinée, du Mexique et d'Irak, sont aujourd'hui au cœur même des grandes luttes de libération et de révolution, selon des modes et à des niveaux différents, certes, eux-mêmes conditionnés par les rapports entre forces sociales (…), c'est-à-dire de la spécificité même de la dialectique sociale dans chaque cas. Et l'on comprendra aussi le cadre franchement réactionnaire, et le plus profondément ambigu, de l'armée en maints autres pays.».
Cette frontière n'a jamais été admise par les militaires algériens issus de la guerre de libération. Même quelqu'un comme Abane Ramdane qui, lors du Congrès de la Soummam, avait privilégié la primauté du politique sur le militaire ne chercha nullement à dissocier ces deux instances en conservant la double casquette : responsable politico-militaire. On parlait à l'époque de commissaire politico-militaire. D'ailleurs, cette clause a disparu, parce que mal interprétée par les colonels, lors de la fameuse réunion du CNRA de 1957 qui installèrent cinq colonels sur les neuf membres du CCE qui voyait ainsi Dahlab et Ben Khedda éjectés du second concile.
A l'origine, les neuf militants, réfractaires au discours du MTLD, assumaient ainsi deux casquettes qui ne furent quelque peu dissociés qu'après l'arrivée des «politiques» qui, souvent, s'étaient opposés à l'action militaire et qui s'installèrent à l'étranger. C'est pour, peut-être régler ce problème de représentativité politique que Boudiaf proposa à Abdelhamid Mehri et à Larbi Demaghlatrous de prendre la direction du FLN, mais ces deux anciens responsables du MTLD, refusèrent son offre, croyant que le déclenchement de la lutte armée était, semble t-il, une erreur et ne purent rejoindre le FLN qu'après leur arrestation. Cette situation qui propulsait à la tête de la révolution des militants sans grande expérience politique allait engendrer cette ambivalence qui marqua le FLN-ALN jusqu'à l'indépendance. Ainsi, le congrès de la Soummam allait vivre des moments difficiles à propos de cette question qui hantait de nombreux responsables de l'époque. Les colonels n'admirent pas cette dissociation qui serait, selon eux, non opératoire, d'autant plus que le politique est aussi concerné par les actions militaires. Il se trouve également que les «politiques» étaient installés essentiellement à Tunis et au Caire où se jouait finalement le sort de la révolution. L'intérieur, divisé en six wilayas, vivait une situation déplorable, sans armes et vivant de très sérieux problèmes logistiques, dénonçait constamment ces dirigeants de l'extérieur qui semblaient les oublier. Des dizaines de milliers de fellahs, sans formation politique, avaient pris le maquis et allaient se retrouver au lendemain de l'indépendance propulsés à des postes de responsabilité importants. De nombreux combattants n'avaient pas une sérieuse formation militaire et politique. Les nécessités et les urgences du moment marquaient le quotidien. Des soldats et des officiers algériens de l'armée française, à l'instar des universitaires, des artistes et des sportifs, rejoignirent le maquis et apportèrent leur savoir-faire à l'ALN qui en avait tant besoin, mais cela n'allait pas sans anicroche, leur expérience des armes leur permettait facilement de gravir les échelons de la responsabilité. D'ailleurs, jusqu'à présent, les luttes entre anciens officiers de l'armée française et des officiers formés par l'ALN restent encore actuelles. Le conflit opposant Ali Kafi à Khaled Nezzar est tout à fait l'expression de cette inimitié héritée des journées de feu. C'est l'expression de deux logiques militaires, de deux visions de la discipline et de l'organisation.
Les conflits latents caractérisaient cette rencontre et allaient se révéler une fois l'indépendance acquise. C'est Boumediene qui profita le plus de l'expérience de ces officiers dont nombreux moururent au maquis pour constituer l'Armée des frontières, bien entraînée et formée, qui entra à Alger en 1962, dans le but de prendre le pouvoir. Ce fut cette armée là, professionnellement préparée qui, ainsi, accéda à la tête du trône et allait définir les contours de l'institution militaire. Ben Bella n'était qu'un simple épouvantail qui a précipité sa chute en voulant constituer des milices alors que Boumediene et son équipe considéraient toute force autonome comme un véritable danger. C'est pour cette raison d'ailleurs que Boumediene et Chadli n'ont jamais voulu d'un grand parti FLN qui pourrait ainsi concurrencer ou prendre le dessus sur l'appareil militaire. Même du temps de Chérif Belkacem et de Kaid Ahmed, anciens responsables du FLN, quelque peu puissants à l'époque, le parti était indésirable. D'ailleurs, Boumediene avait un malin plaisir de le bloquer en lui adjoignant souvent un espace de neutralisation comme les comités du volontariat universitaire par exemple. L'armée ne devait pas avoir de concurrent. C'est ainsi qu'il met fin au règne de Ben Bella en imposant un conseil de la révolution dominé par les militaires. Tout doit passer par ce conseil constitué d' «intouchables» qu'il ne désire nullement déranger dans la mesure où ils étaient les soutiens réels du pouvoir. Boumediene tenait à avoir une équipe soudée autour de lui. L'épisode Zbiri en 1967 le surprit et lui servit de leçon. La prise de pouvoir de Boumediene qui met un terme aux prétentions civiles inaugurait la mainmise totale sur l'appareil étatique et toutes les institutions publiques. Il place à la tête de nombreux espaces du pouvoir d'anciens officiers qui gardent des relations étroites avec l'institution militaire. L'armée devient sérieusement le centre du pouvoir. Même au sein du conseil de la révolution, c'étaient les militaires qui détenaient les leviers réels du pouvoir, les civils n'avaient pas un grand poids. D'ailleurs, les ministres civils cherchaient souvent un soutien à leurs projets de hauts responsables militaires qui avaient une sorte de «légitimité» et une certaine puissance. C'est Bélaid Abdesslam, ancien ministre de l'industrie et de l'énergie, qui l'affirmait dans son ouvrage-entretiens, Le hasard et l'histoire. Quand il décida d'élargir sa base de soutien en tentant de reconstituer le parti FLN, Boumediene fit appel à un militaire, Mohamed Salah Yahiaoui, ancien directeur de l'école interarmes de Cherchell. En 1979, ce conseil choisit un militaire aux dépens d'un civil, Bouteflika, pour succéder à Boumediene qui ne pouvait avoir les faveurs de militaires solidaires quand il s'agit de choses aussi sérieuses que la présidence.
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