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Algérie: Peuple/Pouvoir

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    Peuple/Pouvoir : «combien tu m'aimes ?»
    par Kamel Daoud
    Quelle est la situation aujourd'hui en Algérie ? Grosso modo, le peuple se divise désormais nettement, depuis le 12 février, en quatre peuples : assis, debout, ou assis sur la tête de ceux qui sont debout ou, en fin de liste, accoudés à regarder les trois précédents pour voir qui va gagner. En plus sérieux : des gens qui ne veulent pas que «ça change» parce qu'ils ne peuvent pas exister, bien manger, commander, posséder, punir en dehors du système politique actuel. On les appelle le Pouvoir, c'est-à-dire une sorte de galaxie faite de gens puissants, de leurs serfs, porte-parole et créatures et prête-noms.

    Après, vient le peuple des gens qui veulent que «ça change». Pour des raisons narcissiques, des raisons sincères, des raisons politiques ou à cause du désir d'offrir une vie meilleure à la terre et aux enfants ou parce qu'il est temps de refaire la révolution et de la rajeunir ou parce que c'est notre pays, notre pétrole, notre choix.

    Ces gens-là sont généralement des gens lettrés, convaincus, adultes, de la classe moyenne ou des gens de bonne volonté dans un pays qui n'y croit pas. Ensuite, il y a les autres : les gens qui ne veulent pas qu'il se produise quelque chose comme la révolution tunisienne chez nous : par peur, par souci, par méconnaissance, par conviction ou par envie de vivre au moins quelques années de calme, même sous le sous-développement. Des gens qui tolèrent le système parce que c'est au moins un «système», c'est-à-dire le contraire du chaos. Et en dernier, vient une sorte de majorité passive et lascive, née de la rente, rusée, vive et molle mais ayant un avis presque définitif sur l'inutilité des choses et des idées.

    Donc, on a le pouvoir, ses ennemis dits les opposants et les autres et les «autres». Ces derniers, en Algérie, sont nombreux qui ne demandent pas au Pouvoir d'être juste et démocratique mais lui demandent de les impliquer dans son système de rente et de gratuités à vie. C'est une vérité crue, impolie mais c'est une vérité. Beaucoup d'Algériens regardent le match entre Pouvoir et opposants avec le regard de l'épicier en s'interrogeant «qui paye mieux ? Le changement ou le Pouvoir ?» Pour le moment, beaucoup se disent que c'est le Pouvoir qui a plus d'argent que la démocratie.

    Donc, au lieu d'aller «marcher» et se rassembler, beaucoup vont démarcher aux portes des agences d'emploi, des daïras et des wilayas.

    Pour beaucoup, l'occasion est bonne d'arracher un logement ou un emploi ou un chantier et pas la démocratie : la chute de Benali ne provoque pas l'envie d'être libre mais celle d'être augmenté. La démocratie impose le travail avant la fortune, la dictature rend possible la fortune sans le travail. Le calcul est vénal mais c'est la réalité d'un peuple qui a été abusivement gonflé à l'hélium de «peuple révolutionnaire».

    Sauf que dans l'équation, il y a le temps et l'argent. Dans ce rapport entre majorité et Pouvoir, au détriment des élites, beaucoup d'Algériens, enfants des années 90, jusqu'à-là négligés, se voient traités comme des partenaires par le Pouvoir, comme des clients, comme des vis-à-vis importants et cela les amuse. Pour une fois, le Pouvoir, le grand Pouvoir, est gentil, sourit et les traite selon leur nombre et pas selon leur nationalité. Beaucoup d'Algériens savent que cela ne va pas durer. Beaucoup d'Algériens savent que le Pouvoir est faible et donc au lieu d'en profiter pour le changer, ils en profitent d'abord pour lui vider les poches. Le Pouvoir achète du temps, c'est-à-dire du vent, et un jour, il ne pourra plus payer. Et immensément d'Algériens dits passifs le devinent et le disent.

    Cela mène donc à la question de l'argent. Pour le moment, il n'y a en vérité ni réformes ni ruptures. Il y a ce qu'on appelle, avec une solennité amusante, «les mesures». C'est-à-dire des décisions de donner de l'argent, de payer le droit de garder le Pouvoir. Le plus dramatique est que c'est notre argent. Les fonds miraculeux de l'Algérie et de son pétrole qui sont dépensés par une équipe d'hommes pour garder le Pouvoir. En termes crus, c'est un crime contre l'avenir : on n'est pas en train de construire un pays mais d'acheter un permis de conduire. Un argent immense est jeté par les fenêtres pour créer de faux emplois, payer de faux chantiers et subventionner une économie qui n'existe pas ou si peu. Jusqu'à quand ? Le Pouvoir ne veut pas le savoir, mais une partie des Algériens le savent : jusqu'au moment où l'argent ne suffira pas. Etrange époque donc pour un peuple qui a un sens immense de la valeur mais aussi un souci précautionneux de l'intérêt. Pour le moment, les Algériens acceptent de jouer le jeu parce que le Pouvoir est riche. Les Algériens s'amusent des paroles de soutien au système qu'on leur prête et de l'interprétation forcée de leur silence. La révolution en Algérie est finement calculée par les Algériens : ils vont se faire payer leur neutralité jusqu'au moment où le Pouvoir n'aura plus d'argent. Sauf que dans cette équation d'épicier contre dictature, il y a une erreur : l'argent que le peuple soutire au Pouvoir n'appartient pas au Pouvoir mais au peuple. A la fin, le Pouvoir peut tomber, mais c'est le peuple qui se retrouvera pauvre : il s'est volé lui-même et a perdu son temps et son argent. Le Pouvoir, lui, a toujours son avion.

    le quotidien d'oran du lundi

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    « On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux », Saint Exupéry dans Le Petit Prince.
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