En souvenir de Abdelkader «El Fhaïmi»: L'homme au parcours exemplaire
par Mohamed Bensalah
«J'écris pour notre peuple avec une perspective fondamentale : son émancipation pleine et entière Je veux lui apporter, avec mes modestes moyens et ma matière, des questions, des prétextes, des idées avec lesquels, tout en se divertissant, il trouvera matière et moyens de se ressourcer, de se valoriser pour se libérer et aller de l'avant».
Ainsi s'exprimait le «diseur en scène» arraché aux siens à l'âge de 54 ans. La nouvelle est tombée un soir de Ramadhan, alors qu'il se rendait à la Maison de la culture d'Oran, pour parler de praxis théâtrale. Dix sept années ont passé. L'œuvre inachevée vient d'être présentée au public. Pour Abdelkader Alloula, la scène était la seule politique à respecter, à vivre. Lorsque l'acte artistique existe au-delà de l'institution et de l'institutionnel, la pratique théâtrale peut échapper au conditionnement sociétal. Pour le grand dramaturge victime de la barbarie, la scène était le lieu de recherche et d'expérimentation par excellence. Sur les planches, l'art théâtral peut être pensé différemment. Le théâtre, source pure, celui des artistes inspirés par leur vocation et n'étalant aucune ambition étrangère à l'art.
«J'écris et je travaille», disait l'auteur de Ladjouad, «pour ceux qui travaillent et qui créent manuellement et intellectuellement dans ce pays, pour ceux qui, souvent de façon anonyme, construisent, édifient, inventent dans la perspective d'une société libre démocratique et socialiste» (1). Aujourd'hui, malheureusement, la priorité qui émerge, l'obsession de l'artiste semble reposer sur sa reconnaissance, sur son expansion et sur sa visibilité. Jean Yves Lazennec (2), intéressé par la diversité et la simplicité de l'homme au parcours exemplaire, a tenu à faire connaître son œuvre de grande valeur et son écriture originale qui renvoie au théâtre grec. D'autres chercheurs et spécialistes du 4e art se sont penchés sur le travail de l'artiste. En France, en Italie, au Portugal, en Espagne, en Autriche et ailleurs, on a disséqué sa pratique théâtrale. L'œuvre alloulienne est aujourd'hui publiée et traduite en plusieurs langues. Maghrébins et Moyen-orientaux ont décrypté ses messages, sa mise en scène, la musicalité de ses textes, son travail sur la langue arabe dialectale et la théâtralisation de son verbe. Des mémoires et des thèses sur ce nouvel art du dire, du suggéré et du murmuré ont été soutenus par des jeunes qui n'ont ni approché ni connu Alloula, devenu malgré lui l'ambassadeur du théâtre algérien. Cela dit, la réflexion sur son travail est loin d'être achevée...
Abdelkader le «raisonneur» s'en est allé la veille de l'Aïd, jour sacré des musulmans. Les prophètes de malheur l'attendaient sur le chemin qui devait le mener au Palais de la culture où l'attendaient des jeunes amoureux du théâtre. Ce chemin l'a mené en fait vers la tombe. Ce 14 mars 1994, l'intelligence fut encore une fois la cible du nihilisme. La parenthèse demeure ouverte et notre douleur inconsolable. Les «théâtrophiles» gardent en mémoire une œuvre gigantesque, le souvenir d'un sourire et l'élégance d'un geste. Contrairement à d'autres qui ont choisi des cieux plus cléments, Abdelkader Alloula avait choisi de vivre, de lutter et de mourir parmi les siens. Fier de son algérianité, il lui semblait inconcevable de tourner le dos aux siens en proie à de terribles souffrances, d'abandonner les petits cancéreux de Misserghine dont il était devenu un père, de s'éloigner de son public ces gens humbles, anonymes et courageux. Son maigre salaire (on ne le saura qu'après sa mort), il le partageait avec les démunis. Fauché comme la plupart des artistes et intellectuels de notre pays, il a emporté avec lui son génie, ainsi qu'une part de notre histoire.
Les gens de théâtre ne l'ont pas oublié
A chaque fois que résonnent les trois coups dans le noir et que le rideau se lève, les spectateurs du théâtre qui porte son nom guettent l'ombre de l'artiste. Le fils de Ghazaouet, qui a longtemps vécu à Oued Imbert, a fini par prendre racine à Oran, en 1956. Très jeune, il entre dans la troupe El Chabab. De son premier succès, Les Captifs, d'après Plaute, signé à l'âge de 23 ans, à sa dernière création, une traduction libre de Goldoni, Arlequin valet des deux maîtres (1993), sa carrière compte de nombreux scripts textes personnels ou adaptations et des mises en scène par dizaines. Acteur, metteur en scène ou directeur de théâtre, l'homme de grande séduction, amical et sincère, le dramaturge résolu et mesuré, l'ami de cœur, indulgent et aimable, est resté jusqu'à la fin égal à lui-même.
Ses pièces rendent compte d'une audace où se conjuguent originalité et liberté de ton. Avec un engagement artistique inséparable du combat politique, il s'imposait des défis : nouveauté des thèmes, vertige des formes et innovation créatrice. Avant d'affirmer son style et de définir de nouvelles règles théâtrales, il a puisé chez les anciens (Ali Chérif, Bachtarzi, Ksentini ) et les contemporains (Rouiched, Kaki, Kateb ). Il emmagasina un savoir théâtral encyclopédique où se croisaient Brecht, Piscator, Tewfik El Hakim, Gorki, Goldoni ou Ionesco. Au centre de ses préoccupations : la représentation théâtrale, la non-linéarité, les personnages, vecteurs du dire, le travail sur la langue, le verbe au présent et les répliques épiques ou argotiques. Les premières pièces présentées en milieu rural telles El Meïda et El khobza annonçaient déjà son style et ses préoccupations. Il disait à son ami, M'hamed Djellid, que ses modèles étaient puisés de la vie de notre peuple. Et précisant sa pensée, il ajoutait : «C'est dans ces couches sociales les plus déshéritées que la société se reflète le mieux dans ses préoccupations, ses luttes, ses contradictions, ses valeurs et ses espoirs. C'est dans ces couches et par elles que notre société se saisit le mieux, qu'elle est la plus apparente, la plus présente et la plus dense»(3).
(à suivre )
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