«Le monde arabe reprend l’histoire
là où elle s’était bloquée»
Le Jeune Indépendant : Plus de trente ans de travail sur le Maghreb et vous n’avez pas pu prévoir ce processus révolutionnaire. Comment l’expliquez-vous ?
Benjamin Stora : J’avais effectivement accumulé énormément d’indices. Sur la jeunesse, les familles, le rapport de ces sociétés à l’histoire, à l’Europe, de la démographie, de l’imaginaire politique. Ces sociétés restées bloquées s’interrogeaient sur elles-mêmes, avec un désir de départ pour les jeunes chômeurs et les diplômés.
Les chercheurs sur la longue durée le savaient, en allant sur place, en entretenant des liens de proximité, y compris avec la diaspora maghrébine en Europe. Tout cela indiquait un processus d’individualisation et pas simplement de religiosité comme on le pense souvent en Europe.
Une fois qu’on a noté tous ces constats, il se produit un franchissement de seuil qui s’est produit en une grande surprise avec une vitesse «V» sous nos yeux dans une grande rapidité. Bien sûr, on ne peut pas prévoir ce genre de rupture. Par contre, une fois que la rupture se produit, le problème du sens et de l’orientation de ces sociétés se pose : vers où va le moment révolutionnaire ? C’est cette problématique qui est importante à résoudre.
Les diplomaties occidentales, avec toutes les antennes dont elles disposent, n’ont pas pu non plus prévoir le déclenchement de ce genre de processus ?
Non. On a beaucoup critiqué la diplomatie française, à titre d’exemple, qui n’a pas prévu ces révolutions. C’est normal, car ce n’est pas le fait de ne pas prévoir qui m’intéresse personnellement et intéresse les historiens…
Ce qu’on peut, par contre, reprocher à ce type de diplomatie, c’est qu’elle ne connaît pas la suite de ces ruptures. Elles ignorent tout de la nouvelle génération, des intellectuels, des élites, des syndicalistes, des mouvements associatifs, des femmes…
Ce genre de diplomatie à la française était dans des rapports superficiels, d’Etat à Etat, et non pas dans une suite d’histoire. Cette diplomatie ne connaît pas la société réelle.
Ce qui vous intéresse, c’est plutôt vers
où se dirige l’histoire en fonction de ces ruptures. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Par rapport à ça, je dirai que ce qui continue de me surprendre, c’est la grande détermination à être des citoyens, des personnes qui sont entrés dans ce processus. Ils ne veulent plus de despotes, des «services secrets» et de la «police politique».
Ils ne veulent plus de l’absence des élections, de Parlement ni de l’irrespect de la Constitution, pas de presse libre… dans cet univers, de l’Iran jusqu’au Maroc. Dans tout cet univers, il y a une volonté de passage à la citoyenneté, d’exister à égalité dans les rapports avec l’Etat, dans les rapports avec le monde… Pour ces révolutionnaires, c’est quelque chose de fondamental. La deuxième chose qui est fondamentale, dont il faut absolument tenir compte, c’est le processus d’individualisation. Une sorte de modernisation par en bas de ces sociétés. On a vu cela en étudiant la démographie, les modes de vie et de consommation des familles en Algérie, en Egypte… Des familles de deux enfants, ça n’a rien à voir avec ce que pensent les Européens. Ce sont des vraies révolutions, des révolutions silencieuses. Pour moi, ça, c’est le seuil irréversible. Des sociétés qui changent profondément.
Peut-on lier, selon le spécialiste
que vous êtes, ce processus révolutionnaire dans le monde arabe
à l’échec de la décolonisation ?
Le passage à l’indépendance de ces pays ne s’est pas réalisé dans des conditions qui pouvaient permettre l’émergence de la démocratie politique, de la citoyenneté…pour des tas de raisons qui tiennent à plusieurs facteurs, notamment à ce que voulait l’Occident. Il n’y a pas que le procès du versant sud, qui est certes réel, mais il faut aussi parler du versant nord. Dans ces deux versants, il y a une décolonisation qui a mal fonctionné.
On est resté dans des schémas de poursuite de guerre d’agressivité, de notion néocoloniale alors que les indépendances politiques ont eu lieu. Il y a cinquante ans de décalage, d’où la reprise de l’histoire là où elle s’est arrêtée. On remet tout cela en marche en disant : c’est quoi une nation aujourd’hui ? Comment on redémarre une histoire qui s’était bloquée ? Pourquoi les minorités sont parties ? Pourquoi il n’y a pas de citoyenneté ? Qu’est-ce que réellement le lien national ?
Ce sont des questions qui s’étaient posées dans les années 1930 avec les mouvements d’indépendance de ces peuples colonisés…
Oui, mais ensuite ces questions ont été différées et on les reprend aujourd’hui. C’est comme ça que je vois ce processus. Il ne faut surtout pas se fier aux apparences de l’émotivité de la “rue arabe”… Il y a un facteur de rationalisation historique. L’exemple le plus spectaculaire à mes yeux c’est la Libye qui reprend son drapeau de 1951. Il y a eu une histoire confisquée par les castes militaires, par les bureaucraties, par certains cercles financiers internationaux…
Vous avez évoqué également
le facteur géopolitique…
Il y avait deux arcs dans l’analyse de certains experts : l’un chiite et l’autre sunnite.
Le monde arabe remet en cause cet état de fait. Preuve en est, la fragilité de l’Etat iranien porteur de cet arc chiite. On est dans une situation qui remet en cause cette géopolitique du monde arabe. Vu ces trois aspects, il ne faut pas céder à la paresse intellectuelle en disant tout simplement que ce sont les intégristes religieux qui vont prendre le pouvoir dans le monde arabe.
Beaucoup s’attendaient à ce que le même scénario se reproduise en Algérie. Or la rue n’a pas bougé. Pourquoi selon vous ?
Il y a bien sûr le traumatisme de la guerre civile, mais il y a aussi une raison qui est très simple. Les gens qui ont appelé aux manifs appartenaient aux années 1980. Ce sont des gens en grande partie dépassés.
On est plus, en Algérie, dans un contexte de berbérisme ni celui d’islamisme. Ni Ali Benhadj ni Saïd Sadi ne seront écoutés. Les générations d’aujourd’hui sont indifférentes à leurs discours et au contexte historique auquel ils appartiennent. Ce phénomène algérien est valable dans tout le monde arabe.
Il y a de nouveaux acteurs politiques qu’il faut identifier, écouter, échanger, discuter… et écarter toute logique défensive. Car être dans l’histoire, c’est vouloir une logique offensive. Dans un monde nouveau, il faut aller chercher des gens nouveaux et non pas attendre ceux qui se manifestent : les gens libres, il faut aller les chercher, ils sont autonomes, leur donner la parole.
Entretien réalisé par Samir Méhalla
là où elle s’était bloquée»
Le Jeune Indépendant : Plus de trente ans de travail sur le Maghreb et vous n’avez pas pu prévoir ce processus révolutionnaire. Comment l’expliquez-vous ?
Benjamin Stora : J’avais effectivement accumulé énormément d’indices. Sur la jeunesse, les familles, le rapport de ces sociétés à l’histoire, à l’Europe, de la démographie, de l’imaginaire politique. Ces sociétés restées bloquées s’interrogeaient sur elles-mêmes, avec un désir de départ pour les jeunes chômeurs et les diplômés.
Les chercheurs sur la longue durée le savaient, en allant sur place, en entretenant des liens de proximité, y compris avec la diaspora maghrébine en Europe. Tout cela indiquait un processus d’individualisation et pas simplement de religiosité comme on le pense souvent en Europe.
Une fois qu’on a noté tous ces constats, il se produit un franchissement de seuil qui s’est produit en une grande surprise avec une vitesse «V» sous nos yeux dans une grande rapidité. Bien sûr, on ne peut pas prévoir ce genre de rupture. Par contre, une fois que la rupture se produit, le problème du sens et de l’orientation de ces sociétés se pose : vers où va le moment révolutionnaire ? C’est cette problématique qui est importante à résoudre.
Les diplomaties occidentales, avec toutes les antennes dont elles disposent, n’ont pas pu non plus prévoir le déclenchement de ce genre de processus ?
Non. On a beaucoup critiqué la diplomatie française, à titre d’exemple, qui n’a pas prévu ces révolutions. C’est normal, car ce n’est pas le fait de ne pas prévoir qui m’intéresse personnellement et intéresse les historiens…
Ce qu’on peut, par contre, reprocher à ce type de diplomatie, c’est qu’elle ne connaît pas la suite de ces ruptures. Elles ignorent tout de la nouvelle génération, des intellectuels, des élites, des syndicalistes, des mouvements associatifs, des femmes…
Ce genre de diplomatie à la française était dans des rapports superficiels, d’Etat à Etat, et non pas dans une suite d’histoire. Cette diplomatie ne connaît pas la société réelle.
Ce qui vous intéresse, c’est plutôt vers
où se dirige l’histoire en fonction de ces ruptures. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Par rapport à ça, je dirai que ce qui continue de me surprendre, c’est la grande détermination à être des citoyens, des personnes qui sont entrés dans ce processus. Ils ne veulent plus de despotes, des «services secrets» et de la «police politique».
Ils ne veulent plus de l’absence des élections, de Parlement ni de l’irrespect de la Constitution, pas de presse libre… dans cet univers, de l’Iran jusqu’au Maroc. Dans tout cet univers, il y a une volonté de passage à la citoyenneté, d’exister à égalité dans les rapports avec l’Etat, dans les rapports avec le monde… Pour ces révolutionnaires, c’est quelque chose de fondamental. La deuxième chose qui est fondamentale, dont il faut absolument tenir compte, c’est le processus d’individualisation. Une sorte de modernisation par en bas de ces sociétés. On a vu cela en étudiant la démographie, les modes de vie et de consommation des familles en Algérie, en Egypte… Des familles de deux enfants, ça n’a rien à voir avec ce que pensent les Européens. Ce sont des vraies révolutions, des révolutions silencieuses. Pour moi, ça, c’est le seuil irréversible. Des sociétés qui changent profondément.
Peut-on lier, selon le spécialiste
que vous êtes, ce processus révolutionnaire dans le monde arabe
à l’échec de la décolonisation ?
Le passage à l’indépendance de ces pays ne s’est pas réalisé dans des conditions qui pouvaient permettre l’émergence de la démocratie politique, de la citoyenneté…pour des tas de raisons qui tiennent à plusieurs facteurs, notamment à ce que voulait l’Occident. Il n’y a pas que le procès du versant sud, qui est certes réel, mais il faut aussi parler du versant nord. Dans ces deux versants, il y a une décolonisation qui a mal fonctionné.
On est resté dans des schémas de poursuite de guerre d’agressivité, de notion néocoloniale alors que les indépendances politiques ont eu lieu. Il y a cinquante ans de décalage, d’où la reprise de l’histoire là où elle s’est arrêtée. On remet tout cela en marche en disant : c’est quoi une nation aujourd’hui ? Comment on redémarre une histoire qui s’était bloquée ? Pourquoi les minorités sont parties ? Pourquoi il n’y a pas de citoyenneté ? Qu’est-ce que réellement le lien national ?
Ce sont des questions qui s’étaient posées dans les années 1930 avec les mouvements d’indépendance de ces peuples colonisés…
Oui, mais ensuite ces questions ont été différées et on les reprend aujourd’hui. C’est comme ça que je vois ce processus. Il ne faut surtout pas se fier aux apparences de l’émotivité de la “rue arabe”… Il y a un facteur de rationalisation historique. L’exemple le plus spectaculaire à mes yeux c’est la Libye qui reprend son drapeau de 1951. Il y a eu une histoire confisquée par les castes militaires, par les bureaucraties, par certains cercles financiers internationaux…
Vous avez évoqué également
le facteur géopolitique…
Il y avait deux arcs dans l’analyse de certains experts : l’un chiite et l’autre sunnite.
Le monde arabe remet en cause cet état de fait. Preuve en est, la fragilité de l’Etat iranien porteur de cet arc chiite. On est dans une situation qui remet en cause cette géopolitique du monde arabe. Vu ces trois aspects, il ne faut pas céder à la paresse intellectuelle en disant tout simplement que ce sont les intégristes religieux qui vont prendre le pouvoir dans le monde arabe.
Beaucoup s’attendaient à ce que le même scénario se reproduise en Algérie. Or la rue n’a pas bougé. Pourquoi selon vous ?
Il y a bien sûr le traumatisme de la guerre civile, mais il y a aussi une raison qui est très simple. Les gens qui ont appelé aux manifs appartenaient aux années 1980. Ce sont des gens en grande partie dépassés.
On est plus, en Algérie, dans un contexte de berbérisme ni celui d’islamisme. Ni Ali Benhadj ni Saïd Sadi ne seront écoutés. Les générations d’aujourd’hui sont indifférentes à leurs discours et au contexte historique auquel ils appartiennent. Ce phénomène algérien est valable dans tout le monde arabe.
Il y a de nouveaux acteurs politiques qu’il faut identifier, écouter, échanger, discuter… et écarter toute logique défensive. Car être dans l’histoire, c’est vouloir une logique offensive. Dans un monde nouveau, il faut aller chercher des gens nouveaux et non pas attendre ceux qui se manifestent : les gens libres, il faut aller les chercher, ils sont autonomes, leur donner la parole.
Entretien réalisé par Samir Méhalla
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