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Massinissa-Mouloud Mammeri

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    Massinissa-Mouloud Mammeri : le premier fit entrer un royaume unifié et ouvert dans les temps historiques, le second a fait entrer une culture, une langue dans les temps modernes.

    D’avoir côtoyé le second, j’ai l’étrange sentiment d’avoir été le contemporain du premier et d’avoir connu le second, j’ai l’étrange sentiment d’avoir tapé sur l’épaule de la multitude des braves qui, du premier au second, ont fait que, face aux autres, contre eux quelquefois, souvent avec eux, nous ne sommes pas les autres. Mais d’où vient-il qu’un professeur interdit d’enseignement ait tant de disciplines, qu’un artiste interdit de poésie soit tant chanté ; mais d’où vient-il qu’un homme interdit de parole soit à ce point dit, qu’un intellectuel, tant de fois par la bêtise offensé, soit par l’intelligence tant fêté. C’est que dans la balance, la vérité triomphe toujours des faux-semblants. Comme il aimait à le dire.

    Par la seule force de l’intelligence nue, par la seule constance d’une voie sûre sans salle de classe, ni imprimatur, sans micro ni auditoire autorisé, ou alors avec si peu, de temps en temps. Quand il disait ce qu’il faisait conviction, qu’il n’y a pas de culture ennemie. Ceux qui le connaissaient savent qu’il l’entendait dans un sens au moins double : il ne comprenai pas qu’on s’acharne tant sur sa culture en même temps qu’il tremblait à l’idée qu’elle puisse, dans un réflexe de défense, se recroqueviller comme une peau de chagrin, comme un ghetto. “Nous autres, civilisations, savons aujourd’hui que nous sommes mortelles”. Ce pessimisme à l’état pur est repris dans “le Banquet”. “Pessimisme de l’intelligence” qui, en plus, ici, avait ses raisons.

    Dans l’Algérie indépendante. Sous la dictature on planifiait les actes de la monstrueuse idée, selon laquelle les cultures, les langues n’avancent que sur les cadavres des autres. Contre l’absurde qui menaçait son pays que faillirent déserter même les saints, dans la solitude des années plombées, l’homme qui en eut l’intelligence se devait de dire. Il le dit si joliment. Il menait là un combat de titan presque seul contre presque tous.

    La culture et la langue de l’un des plus anciens peuples de la planète - mais pas seulement - risquaient d’être happées par une mort certaine non pas parce qu’elle étaient séniles, mais parce que depuis les nuits coloniales jusqu’au temps de la bêtise et de la haine érigées en système, une espèce de conjuration en programmait le gâchis. Sa culture n’était pas que combattue. Elle était niée.

    Alors se résolut en lui l’engagement au profit d’un projet auquel il n’entendait pas déroger d’un iota. Le projet de la plus grande partie possible du puzzle de notre être. La tâche n’était pas immense seulement, presque tout était à entreprendre : faire entrer dans la modernité et ses exigences une culture et une langue qui eurent tant affaire à la stupidité. A partir des contributions de ses prédécesseurs (Boulifa, Cidkaoui, Amrouche et quelques autres), il adapta une méthode de transcription, formalisa la grammaire (qu’il appela tajerrumt), entreprit d’imposants travaux de lexicologie : il recueillit une remarquable somme de textes littéraires dont la valeur esthétique, l’importance historique et la puissance culturelle allaient en faire des documents de référence dans le fondement civilisationnel de notre peuple.

    Si Muh U Mhend, les poètes anciens, Chikh Muhend U Lhusin, les ahellils du Gourara apparaissent déjà comme des pièces maîtresses dans notre patrimoine littéraire. Il lança des équipes de recherche scientifique ; d’anthropologie socioculturelle et de préhistoire, mit au point des grilles d’analyses, dirigea le CRAPE et la revue Lybyca, fondé la revue Awal à Paris, faute de pouvoir le faire à Alger, Rabat ou Tunis. “Par le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de l’action”, comme dirait Gramsci, il redonnait à la culture les instruments de sa vie “tout en chantant les paraboles avec art” comme dirait Yusef U Qasi.

    Je le revois encore en 1980, avec de la magie dans les doigts, peaufinant les programmes d’un futur institut que les politiques de l’époque faisaient miroiter tout en s’imaginant abuser de la crédulité d’un homme qui était tout simplement de tous les rêves, de toutes les folies, de celui par lequel la revendication culturelle a conquis la place publique, car la porte la plus originale, la plus humaine par laquelle la contestation put entrer est la grande porte de la poésie.

    Je le revois encore en 1980 s’amusant à déjouer la vigilance des deux pauvres hommes chargés de le surveiller dans leur 304 blanche banalisée, qui ne banalisera jamais rien du tout. Je l’entends encore me dire “je les ai semés”.Voilà qu’on se surprend à parler de Dda Lmulud au passé. Comme si tu étais mort alors que seulement tu n’est plus de ce monde. Ni mort, ni disparu, ni même absent. Tu est de ceux qui, par le labeur permanent, ‘l'humanisme envahissant, l’espérance contagieuse, la constance irréductible, ne peuvent pas ne plus être, ne peuvent pas s’effacer.

    Comme pas mal d’enfants du siècle que tu as traversé presque de part en part, tu en a vécu toutes les turbulences, tu a été le témoin de nombreuses affres : la deuxième Guerre mondiale en Algérie, la Guerre de libération nationale, avril 1980, octobre 1988. Après chaque déchirure se sédimentait en toi la conviction toujours plus profonde que l’homme était ailleurs que dans les échanges balistiques, l’invective et la stupidité ; que la parole devrait couvrir le vacarme des canons qui “canonnent”, de la haine qui ravage et de la bêtise qui ânonne. Alors tu te mis en quête, entre deux turbulences qui n’était pas pour toi la paix, de ce qui pouvait rendre la vie des hommes plus humaine. Quête te menant du roman au théâtre, à la poésie, de l’anthropologie à l’histoire, du conte à la linguistique.

    Ta profonde conviction était que si les hommes ont vécu ensemble depuis si longtemps, c’est que quelque part, il y a des espaces de convivialité, c’est que quelque part en eux, les hommes ont des lieux de concorde, c’est que quelque part des sourires et des poignées de mains par delà les géographies, au creux de l’Histoire, ont fait le lit de la permanence de l’espèce. Ces lieux de terre, ces coins de l’intelligence, ces souffles de paroles tu les prospectas, les fouillas, les montras avec un tel art, une telle maîtrise, une telle science, une telle intégrité qu’aujourd'hui dans ce Maghreb intégral que tu aimas tant, tant de femmes et d’hommes portent l’indicible douleur de ne plus pouvoir rencontrer ton sourire serein, de ne plus pouvoir rencontrer ton sourire serein, de ne plus pouvoir se laisser envahir par ton intelligence communicative et ta sensibilité à fleur de peau.

    L’homme libre que tu entendais rester avait atteint l’universalité. Tu savais trop ce que les cultures se doivent les unes les autres. L’homme, chercheur-penseur, l’artiste que tu as été, tu l’as voulu et l’a fait réceptable, de somme de tout ce que notre peuple a produit, depuis des millénaires ; des exigences intellectuelles les plus modernes, la probité et la rigueur ; des qualité humaines primordiales, la communication et la générosité.

    Par La Dépêche de Kabylie
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