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Le Bunker de Djamel Ferhi

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  • Le Bunker de Djamel Ferhi

    Bien sûr, nous aurions pu faire deux romans du Bunker de Djamel Ferhi. Le roman de deux impossibles sans pouvoir nier tout à fait que les deux pôles de l’impossible ne se nourrissent pas l’un l’autre. Le dernier message de Nazim Gaya nous laisse entendre comme une question ouverte sur le roman, mais aussi sur la vie car, au fond, à fond de cale ou dans un vol de rapatriement forcé, des dizaines de milliers de migrants auraient pu vous raconter les déboires de demandeur d’asile.

    Qu’il s’appelle requérant d’asile en terre suisse ne devient qu’une ruse supplémentaire pour nous dire l’historicité d’une langue et l’historicité d’un certain lien avec la langue française. Un requérrant d’asile est-ce tout à fait la même chose qu’un demandeur d’asile ? En quête
    d’une image de soi

    Mais le rapatrié aurait-il pu tout à la fois formuler le non-dit qui minait les rapports de Nazim et de Michèle Marchand, une fois ces derniers consumés de leurs propres incendies et de leurs recherches souterraines et éperdues d’une image de soi dans l’autre ? Pourquoi Michèle porte-t-elle le nom de son divorce comme une impossibilité de revenir vers cette enfance qui était encore le socle de tous les possibles y compris rencontrer Nazim sur Internet, y compris venir à Staouéli, y compris recevoir Nazim en Suisse ?

    Marchand n’est pas seulement le nom de son ex-mari, il est aussi l’étoile de la glace brisée qui vous renvoie mille reflets et aucun qui soit complètement le vôtre. Alors, qu’attendait-elle du long voyage de Staouéli et Nazim pouvait lui donner cette nouvelle naissance d’un amour qui fut celui d’une impossible reconstruction de l’origine et d’un palimpseste, dont la première écriture de Marchand ne pouvait être effacée ?

    Mais si Michèle est aussi Emilie, elle n’est pas Anne ou Noémie ou encore la servante dans le bar. C’est beaucoup plus simple avec elles et la solitude est trop proche du désir pour se fourvoyer dans les mots ; les larmes suffisent à dire la souffrance du vide glacial du lit accoutumé et son effrayante perspective. A se demander, dans cet autre univers social où l’être semble atomisé, si le regard n’a pas oublié de se porter vers l’autre. Alors, l’incandescence des rencontres se démultiplie dans les ambivalences. Là-bas aussi, en Suisse, les mots comme les actes vivent le destin contrarié du statut social. On le dit comme on peut et si chez la caissière du supermarché, Noémie, les larmes sont les paroles de la sincérité, du besoin de compagnie et de compagnonnage, d’une vie enfin à deux et d’un être à aimer pour être aimé dans l’illusion acceptée et cultivée de l’amour comme remède à la solitude, les paroles chez Emilie sont la parade –comme parade le paon – du désir. Elles deviennent le désir et son accomplissement. Elle a besoin de le dire pour le vivre et a besoin de le dire pour le satisfaire et évacuer ainsi tout problème d’image, ce «que pense-t-il de moi ?» à être directement dans le sexe, alors que comme dans une connivence partagée, ce «être directement dans le sexe» n’est qu’une modalité de la sexualité. Une des possibles de la relation. Michèle, c’est un autre langage, celui du reproche réprimé, refoulé. Celui de la morale déguisée en interrogation ? Mais pour qui Nazim pouvait-il la prendre ? Ce qui tenait dans ces messages très courts. Dans ces refus d’aborder de front, cette façon de jésuite de répondre à une question par une autre. Par cet «à quoi bon ?» ou cet «est-ce vraiment utile ?»Les rapatriés peuvent vous raconter mille et une histoires de requérants d’asile voleurs ou vendeurs de drogue, gens pas très sérieux, ni très soucieux de la morale.

    Fallait-il que Nazim, qui devait écrire sur des événements politiques nationaux, livre à Michèle et à notre grande surprise un récit sur la vie des requérants ? Un récit sec, sans fioritures, d’une vérité simple et terrifiante, mais en même temps si vrai. Pas de la vérité journalistique ni celle de l’histoire des rapatriés de force. Je vous parle de vérité littéraire, de cette façon d’écrire qui fait que le personnage prend de l’épaisseur, devient vivant dans l’écriture et «comme dans la vie», il se déploie dans le roman avec toutes ses contradictions, ses inconséquences, ses désirs, sa «duplication» sociale pour devenir une image de la réalité, de la société, de l’histoire. Ici, de l’histoire de ces requérants ou demandeurs d’asile.

    Entre le paradis et l’enfer, un clic

    Ces harragas vus de l’autre côté. Ce n’est pas très propre cette vie en attente avec quelques sous comme s’ils devenaient la preuve par l’oisiveté forcée de l’humanité de l’autre, de cet éden du Nord. Au milieu duquel Djamel est parvenu par cet autre miracle qui met les gens du Nord à un clic des gens du Sud. Car Michèle est une rencontre du Net et le lecteur peut se demander : mais pourquoi donc nous n’avions pas dans notre littérature un reflet aussi «vrai» de la révolution Internet sur le destin de nos jeunes ? Et aussitôt la question posée s’interroger sur l’idée de reflet et pourquoi même se la poser si le roman lui-même ne se nouait et dénouait autour de cette messagerie électronique ? Et pas seulement la messagerie ; le téléphone portable aussi qui délocalise la communication. Michèle pouvait appeler Nazim à n’importe quel moment et, par réflexe du grand lecteur, nous avons presque envie de dire de ce premier roman de Djamel Ferhi - les amoureux de la lecture en souhaiteraient beaucoup d’autres de la même trempe - qu’il est celui de «l’amour au temps de l’électronique». Légitime questionnement car à bien lire, nous ne sommes plus déjà hors du temps des lettres si lentement acheminées et si longtemps attendues - l’amour peut-il être le même et le romantisme demeurer sans la longue attente de la poste ? -, nous sommes dans une révolution du temps. Le roman de Ferhi est celui d’un autre temps, mais comme si le temps nouveau, impérieux, impatient du portable qui sonne pour annoncer Michèle si près de la poste, au temps qui se choisit le temps de la réponse pour le message dans la boîte, au temps volcanique du tchat qui libère le feu du désir parce que son objet n’est plus de l’ordre du langage. Pur objet de langage pour un désir qui se consume dans sa réalisation, le désir rendu à l’objet désir. Emilie, Noémie, Anne passent ainsi dans cette fournaise des impatiences. Les mots avaient préparé les choses à leur enlever toute allégorie proprement amoureuse ou alors les choses avaient rendu impossibles les mots car elles n’avaient plus besoin d’habiter l’ambivalence ou la polysémie des séductions qui les préparaient. Mais alors pourquoi les autres pouvaient entrer dans la polysémie des séductions, se donner un but, se contenter de briser les solitudes, mais pas Nazim Gaya ? Pourquoi cet entêtement à mettre le nom qui convient sur l’objet comme si nommer les choses devenait essentiel pour se nommer soi ? Pourtant, Nazim n’arrive pas à se nommer. Les échanges électroniques parsèment le récit. Entre les vols à la tire, le commerce de la drogue, l’attente du pécule nettement insuffisant, les cafés ou les bières, le message passe comme on transfère une message militaire : «From Nazim Gaya to Michèle Marchand.»

    Même si vous aviez écrit les mots les plus fous ou les plus tendres ou les plus compliqués, la procédure reste la même, c’est From Nazim Gaya to Michèle Marchand. Une fois que vous êtes dans la procédure, vous ne pouvez plus parler. Cela semble dérisoire mais dans leur vie réelle, les requérants d’asile en Suisse - on appelle comme cela les demandeurs d’asile dans ce pays - ne peuvent non plus bouger, parler, demander, recevoir de l’aide sans le respect de procédures. Tout le reste peut arriver à ces requérants : se surprendre de rencontrer des Européens dans la même condition qu’eux, se bagarrer pour un larcin, devenir muet devant une jolie fille désirée, Tout peut arriver, même cette question de Michèle sur la propreté morale de ces requérants quand - elle le savait au fond - Nazim, justement, avait repris volontairement l’avion du retour pour l’Algérie à cause de cette question de morale, soustrayant à Michèle cette sorte d’échange de l’image dans lequel il l’aurait enfermé sans en être libre. Est-ce un beau roman - car il est très beau - de l’aliénation ?

    Le Bunker ou le requérant d’asile en Suisse 193 pages
    Editions Chihab


    Par Mohamed Bouhamidi, La Tribune
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