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Ecrire en kabyle aujourd’hui pour exister demain

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  • Ecrire en kabyle aujourd’hui pour exister demain

    Entretien avec les auteurs Salem Zenia, Mourad Zimu et Ameziane Kezzar

    La Tribune : Que signifie pour vous écrire en kabyle aujourd’hui ?

    Salem Zenia : Ecrire en tamazight aujourd’hui signifie beaucoup. Pour nous d’abord qui avions lutté pour que cette langue échappe à une disparition presque programmée, ensuite je dirais par solidarité aussi à tous ceux qui partagent avec nous le même destin ou les mêmes préoccupations existentielles. Ensuite pour cette jeunesse qui a tant sacrifié et qui a tant donné d’elle-même. Nous n’avons pas le droit de la décevoir. Ecrire donc dans cette langue est la moindre des choses. C’est aussi une façon d’exister en tant que nation porteuse d’une civilisation et de valeurs. Mais sans la langue et surtout l’écriture, en ce moment même où la technologie avance à grande vitesse, on serait quelque part dilué dans un ensemble qui jouit d’une existence physique, certes, mais sans âme.

    Si les sociétés orales ont survécu jusqu’à récemment, grâce à des mécanismes et des fonctionnements propres, qui les ont maintenues en vie, maintenant ces mécanismes ne répondent plus. Si ces sociétés ne s’adaptent pas vite, elles disparaîtront en tant que telles. Les Incas, si on prend cet exemple, n’ont pas tous disparu physiquement, ils existent toujours mais complètement acculturés, hispanisés. Si nous voulons regarder de plus près, nous avons l’exemple de nos frères arabophones majoritairement zénètes qui ne se voient plus comme tels, génétiquement ce sont les descendants des premiers Zénètes arabisés.

    Mourad Zimu : Il est clair qu’on ne saurait répondre à votre question comme le ferai n’importe quel auteur qui écrit dans une langue dominante comme le français, l’anglais, l’arabe ou le chinois. Pour nous, Kabyles, écrire a toujours été une manière d’exister et de résister. Même si l’auteur, d’un point de vue individuel, s’éclate, s’exprime, s’amuse, s’affirme et se plaît aussi en écrivant dans sa langue maternelle, pour ses semblables, son acte d’écrire relève du militantisme, un acte qui sauvera leur langue maternelle de la disparition. Me concernant, je m’amuse à croire que notre génération ne s’éteindra pas avant de voir l’émergence d’écrits agréables qui seront bien considérés et bien accueillis non parce qu’ils contribuent au passage à l’écrit d’une langue menacée de disparition, mais, surtout, parce que ces écrits racontent de belles histoires émouvantes. A la sortie de mon deuxième recueil de nouvelles, j’étais beaucoup plus réceptif et ému par les messages des lecteurs qui m’ont parlé des personnages et des chutes de mes nouvelles que de ceux qui m’ont félicité vaguement pour le travail dans des messages bourrés de phrases savantes écrites dans une langue autre que celle qui m’a servi à écrire mon recueil. Laissant donc s’exprimer notre optimisme, disons que pour moi écrire en kabyle me permet de m’exprimer sans protocole et sans détour. Ecrire en kabyle me permet d’être moi-même ce qu’aucune autre langue ne peut m’offrir.

    Ameziane Kezzar : Écrire en kabyle suppose beaucoup de choses. Pour moi, en tout cas, je le fais pour plusieurs raisons : mon amour pour cette langue, la joie que cela me procure de réussir à écrire dans cette langue, mon désir de la faire exister davantage à travers les textes, puis le défi de lui faire dire ce que l’on pense parfois impossible. J’adore son côté indomptable. Elle est à la fois poétique et nerveuse... comme ses locuteurs. A lire de près tout ce qui se publie, exception faite de certains textes qui sont par ailleurs fouillés, cette littérature achoppe sur certaines difficultés : reproduction des stéréotypes, un discours politique improductif de sens et aussi une sorte d’espéranto…

    Salem Zenia : On ne peut pas exiger d’une littérature - que je qualifierai moi de néo-littérature, parce que la littérature orale a des siècles d’histoire et de pratiques bien établis, donc on ne peut rien lui reprocher - qui vient juste de naître de se mettre au diapason. Le chemin est long. Il y a beaucoup de «petites littératures» à travers le monde qui ont déjà quelques siècles de pratiques littéraires et de visibilité, n’empêche, elles butent sur les mêmes obstacles que nous connaissons, nous qui venons juste de commencer. Je crois que ces problèmes sont une étape obligée. Nous sommes encore en pleine phase de tâtonnement. Parce que la littérature est une institution. C’est une industrie qui a son propre fonctionnement et tout doit suivre ou participer de l’école qui doit former le lecteur à la société, laquelle doit faire de la littérature une de ses références sinon un de ses repères. C’est le lecteur qui fait d’une œuvre un outil ou un projet. L’écrivain émane de sa société, il ne peut pas s’inventer une autre, une société virtuelle. Il écrit pour elle, il se met à son niveau, suit ses aspirations et écoute ses pulsions. La société doit pousser l’écrivain à lui donner le meilleur de lui-même, je parle bien sûr des lecteurs, des critiques, et de toute la chaîne. Ainsi, dans une relation amante se nourrissant l’un de l’autre, ils peuvent arriver à un résultat étonnant. Tous les autres problèmes collatéraux, si j’ose dire, ne sont que des détails qui peuvent signifier quelque chose parfois, mais qui peuvent être aussi insignifiants.

    Mourad Zimu: L’état dans lequel est plongée notre langue, qui est toujours de plus en plus menacée parce qu’elle ne dispose pas de moyens pour se développer, a longtemps empêché l’émergence d’une vraie critique littéraire de ce qui s’écrit en kabyle. C’est pour cela que nous avons vu paraître des manuscrits qui n’ont rien à voir avec la littérature. Des écrits qui racontent mal des histoires sans aucune beauté et aucun mérite. Des écrits incompréhensibles parce qu’ils sont structurés sur une syntaxe complexe et présentés avec un foisonnement de néologismes. Ces écrits difficilement appréciables n’ont fait le bonheur que d’une petite minorité de militants berbéristes qui ne savent pas qu’un écrit destiné à une élite ne sauvera jamais une langue de la disparition. Je crois, par contre, que la situation commence à changer. C’est peut-être un passage obligé pour notre langue.

    Ameziane Kezzar : Oui, à lire parfois certains textes, on se rend compte que leurs auteurs ont tendance à reproduire les formes de leur langue de formation. On dirait qu’ils pensent dans une autre langue tout en écrivant en kabyle. Cela va effectivement jusqu’au cliché. Ils transposent des locutions de leur langue de lecture vers le kabyle, ce qui risque de créer des contre-sens ou tout simplement des non-sens. Cela dit, j’admire les gens qui écrivent en kabyle, même ceux qui versent dans le néologisme et le calque. Chacun le fait à sa façon et sans doute par amour pour cette langue. Aujourd’hui, nous avons plus besoin de quantité que de qualité. Pour cette dernière, ne vous inquiétez pas, le temps s’en chargera. Il fera le tri. Pour l’instant, l’essentiel, c’est d’écrire. Le jour où cette langue disposera d’un État, d’une académie et d’une armée, vous verrez, ce jour-là, on aura plus d’écrivains que de militants dans le domaine.

    Les auteurs les plus prometteurs pratiquent l’adaptation. Ils disent si bien qu’une littérature en kabyle est possible…

    Salem Zenia : La littérature est un domaine vaste. L’adaptation ou la traduction ne peuvent représenter à elles seules ce domaine vaste et riche qu’est la littérature. Il se trouve que les auteurs qui ont adapté justement des œuvres importantes d’auteurs universels l’ont fait avec un grand succès, mais cela ne suffit pas évidemment pour en faire une littérature ou sinon l’unique littérature. Beaucoup de chantiers sont nécessaires et indispensables pour qu’on puisse parler de littérature et nous n’en sommes qu’à nos débuts. Il n’existe pas de langue sans littérature, pour ainsi dire. Il suffit peut-être de la découvrir ou de la redécouvrir ou carrément la promouvoir, et ça c’est une autre histoire.

    Mourad Zimu : Je le crois aussi. Cela a commencé avec Mohia (Ad s-yaafu Rebbi). Je l’ai déjà dit ailleurs à propos des chansons adaptées. Les adaptations sont là pour oxygéner une culture cloîtrée dans un traditionalisme qui menace de l’isoler et de l’étouffer. Il y a quelques années, de nombreux Kabyles croyaient qu’écrire en kabyle limitait déjà au départ leur liberté de s’exprimer sur tous les sujets. Il fallait donc, quand on écrit en kabyle, accepter de se limiter à certains thèmes. Il fallait aussi faire attention à son langage, tenter de puiser au maximum dans la culture orale, tout cela, comme nous l’avons dit avant, a aidé à l’émergence d’écrits de plus en plus loin des réalités actuelles. En poésie, le passage s’est bien passé. Le succès d’Aït Menguellet dans les années soixante-dix a libéré notre poésie et l’a rapprochée beaucoup plus de la jeune génération. On était dans une poésie politiquement correcte, confinée dans les thématiques de l’exil, de la révolution ou du nationalisme, et Lounis est venu pour dépoussiérer le tout et révéler les émotions et les rêves de toute une génération avec des mots simples, compris de tous, et des images et des métaphores nouvelles. Il nous faut à présent un auteur qui fasse en littérature ce qu’a fait Aït Menguellet en poésie. L’expérience cinématographique kabyle a commencé aussi avec de grandes réalisations qui restent, cependant, sur le plan thématique, complètement en déphasage avec la réalité d’aujourd’hui, donc bien loin des préoccupations de la jeune génération. Mais le salut viendra lorsque nous regarderons des films qui raconteront des histoires tirées de la réalité. Cela donnera un coup de pouce énorme à notre langue.

    Ameziane Kezzar : L’adaptation, à mon sens, est aussi un choix facile. Même si elle transmet l’esprit de l’œuvre adaptée, elle demeure très infidèle. C’est cela même qui a inspiré à Nicolas Perrot d’Ablancourt le titre de son livre sur la traduction les belles Infidèles. Pour le moment, l’adaptation, pour nous, reste un recours incontournable. Cela nous permet de gagner du temps et de faire dire à la langue kabyle autre chose que la litanie locale, éculée et usée par le langage folklorique. Cela dit, l’adaptation a ses limites, elle ne peut pas répondre quand il s’agit de textes scientifiques. Là, l’adaptateur doit laisser sa place au traducteur. Fidélité oblige. Il est donc impératif que nos élites se penchent sur ces problèmes. Elles doivent s’organiser en corporations, pour pouvoir créer des outils de travail linguistiques : les médecins des termes médicaux, les dentistes des termes dentaires, les architectes des termes d’architecture, etc...

  • #2
    Depuis quelques années, l’édition a pris plus d’essor. Par contre, le lectorat reste assez marginal. Comment vivez-vous cette situation ?

    Salem Zenia : C’est contradictoire. Si l’édition a pris plus d’essor, cela veut dire qu’il y a un lectorat, même relatif, mais il existe. Avant, les éditeurs réfléchissaient deux fois avant d’éditer un quelconque ouvrage, non seulement en tamazight mais aussi dans les autres langues. Cela dit, il faut toujours compter sur les éditeurs militants, qui sont encore indispensables. Pour une littérature, disons plutôt une jeune littérature qui se cherche et qui se fait, l’éditeur militant est toujours le bienvenu. Mais il faut toujours garder l’espoir.

    Mourad Zimu : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous sur ce point. Ce serait un suicide pour un auteur que d’affirmer qu’il y a un lectorat marginal. Disons qu’il y a des soucis dont nous avons parlé avant. Mais là, avec les trois départements de langue et culture amazighes et les centaines d’étudiants qui s’y inscrivent chaque année, ajoutons à cela les résultats de l’enseignement de notre langue dans les lycées, les collèges et bientôt dans les écoles élémentaires, je vous assure que les choses finiront par s’arranger à condition, toutefois, que nous, auteurs, fassions l’effort de produire des écrits susceptibles d’intéresser les jeunes générations.

    Ameziane Kezzar : L’édition, c’est comme le reste. Créer une édition dans une société peu lectrice est une véritable aventure. J’admire ceux qui s’ y lancent, bien que la qualité du livre kabyle laisse à désirer. Car, dans l’édition, un livre bien fait encourage à acheter et à lire. Espérons que cela s’améliorera avec le temps et avec l’expérience. Quant au lectorat, on ne peut malheureusement demander l’impossible à des gens pour qui, jusqu’à récemment, le fait d’écrire relève de la sorcellerie. Le terme kteb était, pour nos proches ancêtres, lié à l’amulette. Si on ajoute à cela le manque de bibliothèques, de conférences, de lectures collectives... rien n’incite à lire. Le roman est considéré comme un objet de perversion. Même si, en Kabylie, l’écrivain est devenu respectable, grâce notamment à Feraoun et Mammeri, la lecture n’est pas pour autant devenue chose courante. Alors, vivre de sa plume, c’est quasiment impensable, à moins que vous soyez un écrivain-fonctionnaire dont l’employeur est le système. Là, vous aurez droit à tout, à la subvention, à l’édition de qualité, à la presse, voire au salaire. N’oublions pas que la langue kabyle est combattue de partout. Du coup, écrire, éditer et faire lire en kabyle relèvent presque du parcours du combattant. Pour ma part, je suis conscient de tous ces problèmes et je les affronte avec beaucoup de sérénité. N’est-ce pas ce qui fait le charme du fait d’écrire en kabyle ?


    Par Azeddine Lateb, La Tribune

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