Le blocage du développement du « Tiers Monde » : éléments d’explication
par Eric Toussaint
1. L’accumulation primitive du capital à l’échelle internationale
Karl Marx (Marx, 1867), dans le Livre 1 du Capital, identifie différentes sources de l’accumulation primitive ayant permis au capital européen de prendre son envol à l’échelle mondiale, notamment le pillage colonial, la dette publique et le système de crédit international. Ces différentes sources d’accumulation primitive s’ajoutent en Europe à la dépossession progressive des producteurs de leurs moyens de production permettant que soit mise à disposition du capital industriel une masse de main d’œuvre transformée en salariat produisant la plus-value.
Concernant le rôle du pillage colonial, Karl Marx écrit : “ La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore” |1|.
Selon Marx, “ les différentes méthodes d’accumulation primitive que l’ère capitaliste fait éclore se partagent d’abord, par ordre plus ou moins chronologique, entre le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la France et l’Angleterre, jusqu’à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du XVIIe siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste ”. Il consacre plusieurs pages à la description du pillage colonial puis il aborde la question du crédit international : “ Le système de crédit public, c’est-à-dire des dettes publiques, dont Venise et Gênes avaient, au Moyen Age, posé les premiers jalons, envahit l’Europe définitivement pendant l’époque manufacturière. (...) La dette publique, en d’autres termes, l’aliénation de l’Etat, qu’il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. (...) La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive. (...) Avec les dettes publiques naquit un système de crédit international qui cache souvent une des sources de l’accumulation primitive chez tel ou tel peuple” |2|.
C’est aussi dans ce chapitre que Karl Marx place une formule qui indique le lien dialectique entre les opprimés des métropoles et ceux des colonies : “ Il fallait pour piédestal à l’esclavage dissimulé des salariés en Europe l’esclavage sans phrase dans le Nouveau Monde” et dans un mouvement de va-et-vient, il écrit ailleurs dans le texte : « Maint capital, qui fait son apparition aux Etats-Unis sans extrait de naissance, n’est que du sang d’enfants de fabrique capitalisé hier en Angleterre ».
Des travaux d’auteurs marxistes du XXe siècle ont développé et approfondi cette question de l’accumulation primitive sur le plan mondial |3|. L’article d’Ernest Mandel intitulé L’accumulation primitive et l’industrialisation du Tiers-monde, publié en 1968, présente une synthèse particulièrement intéressante. A la suite de ses travaux de 1962, il estime, sur la base de calculs de différents auteurs, qu’entre 1500 et 1750, le transfert de valeurs des colonies vers l’Europe occidentale s’est élevé approximativement à plus d’un milliard de livres-or anglaises, “ c’est-à-dire plus que la valeur totale du capital investi dans toutes les entreprises industrielles européennes vers 1800 ” |4|.
Entre le XVIe et la fin du XIXe siècle se constitue progressivement une économie mondiale hiérarchisée où les différentes parties de la planète sont mises en relation de manière brutale par la vague d’expansion de l’Europe occidentale.
Ce processus a non seulement impliqué le pillage de peuples entiers par les puissances coloniales d’Europe mais il a aussi entraîné la destruction progressive de civilisations avancées qui sans cela auraient pu suivre leur propre évolution dans un cadre pluriel sans nécessairement passer par le capitalisme. Les civilisations inca, aztèque |5|, indienne (Inde), africaines... ont été totalement ou partiellement détruites. Les résistances n’ont pas manqué. Karl Marx notait en ces termes l’ampleur de la résistance en ce qui concerne l’Inde et la Chine : “Les relations de l’Angleterre avec les Indes et la Chine nous fournissent un exemple frappant de la résistance que des modes de production précapitalistes fortement organisés peuvent opposer à l’action dissolvante du commerce. La large base du mode de production était constituée par l’union de la petite agriculture et de l’industrie domestique à laquelle il faut ajouter aux Indes, par exemple, l’institution de la propriété commune du sol sur laquelle reposaient les communes rurales hindoues, et qui, au demeurant, était également la forme primitive en Chine. Aux Indes, les Anglais employèrent à la fois leur puissance politique et leur pouvoir économique, comme gouvernants et propriétaires fonciers, pour désagréger ces petites communautés économiques. Dans la mesure où leur commerce a exercé une influence révolutionnaire sur le mode de production de ce pays, celle-ci s’est limitée à briser l’unité ancienne de l’agriculture et de l’industrie sur laquelle reposaient les communautés de village, en ruinant la filature et le tissage indigène par le bas prix des marchandises anglaises. Pourtant les Anglais ne réussirent que graduellement leur œuvre de destruction, et cela encore moins en Chine, où ils ne disposaient pas directement du pouvoir politique ” |6|.
Selon Karl Marx, l’accumulation du capital à l’échelle mondiale se réalise non seulement par le pillage mais aussi par l’échange inégal. C’est ce dernier processus que Karl Marx décrit au livre III du Capital dans la partie qu’il consacre au commerce extérieur : “ Les capitaux placés dans le commerce extérieur peuvent procurer un taux de profit plus élevé, parce qu’ils concurrencent des marchandises que les autres pays ne produisent pas avec les mêmes facilités, en sorte que le pays le plus avancé vend ses marchandises au-dessus de leur valeur, bien que meilleur marché que les pays concurrents. Dans la mesure où le travail du pays plus avancé est ici réalisé comme travail d’un poids spécifique supérieur, le taux de profit augmente, parce qu’on vend comme étant de qualité supérieure du travail qu’on n’a pas acheté à ce titre. La même situation peut se présenter à l’égard d’un pays dont on importe et vers lequel on exporte des marchandises. Ce pays peut fournir en nature plus de travail matérialisé qu’il n’en reçoit et recevoir cependant les marchandises à meilleur compte qu’il ne pourrait les produire lui-même ” |7|. A signaler que Marx parle des avantages que tirent les capitalistes du commerce extérieur non seulement à cause de l’échange inégal mais aussi comme moyen de diminuer leurs coûts de production, ce qui permet au système capitaliste de contrebalancer la tendance à la chute du taux de profit.
2. La phase impérialiste
Fin du XIX - début du XXe siècle, trois pôles se hissent à la tête des nations de ce monde : le vieux continent européen avec à sa tête la Grande-Bretagne, les Etats-Unis (ex-colonies britanniques jusqu’à la fin du XVIIIe siècle) et le Japon. Ils forment le “ Centre ” par opposition à la “ Périphérie ” qu’ils dominent.
A l’époque impérialiste, le développement de la Périphérie est déterminé non plus par un processus d’accumulation primitive des classes nationales dominantes mais par l’exportation de capitaux des pays impérialistes vers les pays de la périphérie (colonies ou pays indépendants). Cette exportation de capitaux vise à créer des entreprises répondant aux intérêts de la bourgeoisie impérialiste. Ce processus étouffe le développement économique des pays de ce qui deviendra le Tiers-monde car 1° il exproprie une fraction du surproduit national au profit du capital étranger et diminue considérablement les ressources disponibles pour l’accumulation nationale du capital ; 2° il oriente les parties restantes du surproduit social national vers des secteurs tels que le commerce extérieur, les services pour firmes impérialistes, la spéculation immobilière, le tourisme, l’usure, la corruption, etc. provoquant le « développement du sous-développement » (André Gunder Frank) ou « le développement de la dépendance » (Theotonio Dos Santos) ; 3° les anciennes classes dominantes sont cantonnées dans les campagnes et une partie importante de la population rurale est exclue de la production marchande proprement dite et donc, de l’économie monétaire.
Ce qui produit le « sous-développement », c’est un ensemble complexe de conditions économiques et sociales qui, bien qu’elles favorisent l’accumulation du capital-argent (épargne), rendent néanmoins, aux yeux des acteurs locaux, l’accumulation du capital industriel moins rentable et plus incertaine que les champs d’investissement cités plus haut, ou que la collaboration avec l’impérialisme dans la reproduction élargie de son propre capital.
Il existe en effet des sphères d’investissement de capitaux qui rapportent plus et à moindres risques que l’investissement industriel : la spéculation foncière, l’import-export, la spéculation immobilière, le prêt-sur-gages, le placement des capitaux à l’étranger, le placement des capitaux en titres de la dette publique interne, le tourisme, la production et le commerce de drogues, le marché noir…
Il ne s’agit pas donc pas de la disposition plus ou moins grande à l’esprit d’entreprise mais du contexte socio-économique d’ensemble.
La domination de ce capital étranger conduit à ce que le développement économique du pays de la Périphérie soit un complément du développement économique du pays du Centre. La spécialisation en production de matières premières bon marché forme un tout cohérent avec la croissance d’un excédent relatif des capitaux en métropole et l’aspiration à un taux de profit plus élevé.
par Eric Toussaint
1. L’accumulation primitive du capital à l’échelle internationale
Karl Marx (Marx, 1867), dans le Livre 1 du Capital, identifie différentes sources de l’accumulation primitive ayant permis au capital européen de prendre son envol à l’échelle mondiale, notamment le pillage colonial, la dette publique et le système de crédit international. Ces différentes sources d’accumulation primitive s’ajoutent en Europe à la dépossession progressive des producteurs de leurs moyens de production permettant que soit mise à disposition du capital industriel une masse de main d’œuvre transformée en salariat produisant la plus-value.
Concernant le rôle du pillage colonial, Karl Marx écrit : “ La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore” |1|.
Selon Marx, “ les différentes méthodes d’accumulation primitive que l’ère capitaliste fait éclore se partagent d’abord, par ordre plus ou moins chronologique, entre le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la France et l’Angleterre, jusqu’à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du XVIIe siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste ”. Il consacre plusieurs pages à la description du pillage colonial puis il aborde la question du crédit international : “ Le système de crédit public, c’est-à-dire des dettes publiques, dont Venise et Gênes avaient, au Moyen Age, posé les premiers jalons, envahit l’Europe définitivement pendant l’époque manufacturière. (...) La dette publique, en d’autres termes, l’aliénation de l’Etat, qu’il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. (...) La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive. (...) Avec les dettes publiques naquit un système de crédit international qui cache souvent une des sources de l’accumulation primitive chez tel ou tel peuple” |2|.
C’est aussi dans ce chapitre que Karl Marx place une formule qui indique le lien dialectique entre les opprimés des métropoles et ceux des colonies : “ Il fallait pour piédestal à l’esclavage dissimulé des salariés en Europe l’esclavage sans phrase dans le Nouveau Monde” et dans un mouvement de va-et-vient, il écrit ailleurs dans le texte : « Maint capital, qui fait son apparition aux Etats-Unis sans extrait de naissance, n’est que du sang d’enfants de fabrique capitalisé hier en Angleterre ».
Des travaux d’auteurs marxistes du XXe siècle ont développé et approfondi cette question de l’accumulation primitive sur le plan mondial |3|. L’article d’Ernest Mandel intitulé L’accumulation primitive et l’industrialisation du Tiers-monde, publié en 1968, présente une synthèse particulièrement intéressante. A la suite de ses travaux de 1962, il estime, sur la base de calculs de différents auteurs, qu’entre 1500 et 1750, le transfert de valeurs des colonies vers l’Europe occidentale s’est élevé approximativement à plus d’un milliard de livres-or anglaises, “ c’est-à-dire plus que la valeur totale du capital investi dans toutes les entreprises industrielles européennes vers 1800 ” |4|.
Entre le XVIe et la fin du XIXe siècle se constitue progressivement une économie mondiale hiérarchisée où les différentes parties de la planète sont mises en relation de manière brutale par la vague d’expansion de l’Europe occidentale.
Ce processus a non seulement impliqué le pillage de peuples entiers par les puissances coloniales d’Europe mais il a aussi entraîné la destruction progressive de civilisations avancées qui sans cela auraient pu suivre leur propre évolution dans un cadre pluriel sans nécessairement passer par le capitalisme. Les civilisations inca, aztèque |5|, indienne (Inde), africaines... ont été totalement ou partiellement détruites. Les résistances n’ont pas manqué. Karl Marx notait en ces termes l’ampleur de la résistance en ce qui concerne l’Inde et la Chine : “Les relations de l’Angleterre avec les Indes et la Chine nous fournissent un exemple frappant de la résistance que des modes de production précapitalistes fortement organisés peuvent opposer à l’action dissolvante du commerce. La large base du mode de production était constituée par l’union de la petite agriculture et de l’industrie domestique à laquelle il faut ajouter aux Indes, par exemple, l’institution de la propriété commune du sol sur laquelle reposaient les communes rurales hindoues, et qui, au demeurant, était également la forme primitive en Chine. Aux Indes, les Anglais employèrent à la fois leur puissance politique et leur pouvoir économique, comme gouvernants et propriétaires fonciers, pour désagréger ces petites communautés économiques. Dans la mesure où leur commerce a exercé une influence révolutionnaire sur le mode de production de ce pays, celle-ci s’est limitée à briser l’unité ancienne de l’agriculture et de l’industrie sur laquelle reposaient les communautés de village, en ruinant la filature et le tissage indigène par le bas prix des marchandises anglaises. Pourtant les Anglais ne réussirent que graduellement leur œuvre de destruction, et cela encore moins en Chine, où ils ne disposaient pas directement du pouvoir politique ” |6|.
Selon Karl Marx, l’accumulation du capital à l’échelle mondiale se réalise non seulement par le pillage mais aussi par l’échange inégal. C’est ce dernier processus que Karl Marx décrit au livre III du Capital dans la partie qu’il consacre au commerce extérieur : “ Les capitaux placés dans le commerce extérieur peuvent procurer un taux de profit plus élevé, parce qu’ils concurrencent des marchandises que les autres pays ne produisent pas avec les mêmes facilités, en sorte que le pays le plus avancé vend ses marchandises au-dessus de leur valeur, bien que meilleur marché que les pays concurrents. Dans la mesure où le travail du pays plus avancé est ici réalisé comme travail d’un poids spécifique supérieur, le taux de profit augmente, parce qu’on vend comme étant de qualité supérieure du travail qu’on n’a pas acheté à ce titre. La même situation peut se présenter à l’égard d’un pays dont on importe et vers lequel on exporte des marchandises. Ce pays peut fournir en nature plus de travail matérialisé qu’il n’en reçoit et recevoir cependant les marchandises à meilleur compte qu’il ne pourrait les produire lui-même ” |7|. A signaler que Marx parle des avantages que tirent les capitalistes du commerce extérieur non seulement à cause de l’échange inégal mais aussi comme moyen de diminuer leurs coûts de production, ce qui permet au système capitaliste de contrebalancer la tendance à la chute du taux de profit.
2. La phase impérialiste
Fin du XIX - début du XXe siècle, trois pôles se hissent à la tête des nations de ce monde : le vieux continent européen avec à sa tête la Grande-Bretagne, les Etats-Unis (ex-colonies britanniques jusqu’à la fin du XVIIIe siècle) et le Japon. Ils forment le “ Centre ” par opposition à la “ Périphérie ” qu’ils dominent.
A l’époque impérialiste, le développement de la Périphérie est déterminé non plus par un processus d’accumulation primitive des classes nationales dominantes mais par l’exportation de capitaux des pays impérialistes vers les pays de la périphérie (colonies ou pays indépendants). Cette exportation de capitaux vise à créer des entreprises répondant aux intérêts de la bourgeoisie impérialiste. Ce processus étouffe le développement économique des pays de ce qui deviendra le Tiers-monde car 1° il exproprie une fraction du surproduit national au profit du capital étranger et diminue considérablement les ressources disponibles pour l’accumulation nationale du capital ; 2° il oriente les parties restantes du surproduit social national vers des secteurs tels que le commerce extérieur, les services pour firmes impérialistes, la spéculation immobilière, le tourisme, l’usure, la corruption, etc. provoquant le « développement du sous-développement » (André Gunder Frank) ou « le développement de la dépendance » (Theotonio Dos Santos) ; 3° les anciennes classes dominantes sont cantonnées dans les campagnes et une partie importante de la population rurale est exclue de la production marchande proprement dite et donc, de l’économie monétaire.
Ce qui produit le « sous-développement », c’est un ensemble complexe de conditions économiques et sociales qui, bien qu’elles favorisent l’accumulation du capital-argent (épargne), rendent néanmoins, aux yeux des acteurs locaux, l’accumulation du capital industriel moins rentable et plus incertaine que les champs d’investissement cités plus haut, ou que la collaboration avec l’impérialisme dans la reproduction élargie de son propre capital.
Il existe en effet des sphères d’investissement de capitaux qui rapportent plus et à moindres risques que l’investissement industriel : la spéculation foncière, l’import-export, la spéculation immobilière, le prêt-sur-gages, le placement des capitaux à l’étranger, le placement des capitaux en titres de la dette publique interne, le tourisme, la production et le commerce de drogues, le marché noir…
Il ne s’agit pas donc pas de la disposition plus ou moins grande à l’esprit d’entreprise mais du contexte socio-économique d’ensemble.
La domination de ce capital étranger conduit à ce que le développement économique du pays de la Périphérie soit un complément du développement économique du pays du Centre. La spécialisation en production de matières premières bon marché forme un tout cohérent avec la croissance d’un excédent relatif des capitaux en métropole et l’aspiration à un taux de profit plus élevé.
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