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    Les petits papiers d'un sans-papiers
    LE MONDE | 28.04.06 | 16h48 • Mis à jour le 28.04.06 | 16h48

    Petit et râblé, le teint mat, l'oeil marron et vif, Baloua Aït Baloua entre dans le petit café désert de Charleval, village agricole au bord de la Durance. Inconnu de tous durant les vingt-trois années qu'il a passées à travailler dans un verger voisin, il est récemment sorti de l'ombre pour faire reconnaître des droits que son ancien patron lui dénie.

    Le 20 mai, le tribunal des prud'hommes d'Aix-en-Provence devrait statuer sur ses demandes : 6 300 heures supplémentaires non payées, quelques milliers d'autres payées en dessous du salaire minimum, primes d'ancienneté et autres petites choses, soit un total estimé par sa défenseure, Constance Damamme, à 200 000 euros. Toutes demandes que l'avocat de l'employeur, Me Ludovic Depatureaux, estime "totalement infondées", comme il le plaidera devant le tribunal arbitral.

    Baloua Aït Baloua, né près de Meknès, au Maroc, est l'un de ces travailleurs saisonniers recrutés par l'Office des migrations internationales (OMI) qui commence à protester à voix haute contre le statut qui leur est fait. Une plainte aux prud'hommes n'est recevable que si le plaignant est présent. Or il n'a plus de titre de séjour l'autorisant à rester "dans ce pays qu'(il a) servi pendant toute (sa) vie". Il est hébergé chez des amis discrets. Vulnérable, inquiet, mais combatif un jour, désespéré le lendemain, comme ce jour où il jette : "Je suis foutu."

    Baloua, qui a le tutoiement facile, a connu 23 contrats OMI de huit mois, sans jamais l'assurance qu'ils soient renouvelés. Précarité maximale : "Tu peux pas demander, tu peux pas parler du salaire, sinon t'es pas repris et ta famille non plus."

    La mésaventure était arrivée à un de ses proches, jamais réembauché pour avoir dit à son patron que son salaire était trop faible. M. Baloua se l'est tenu pour dit pendant vingt-trois ans. Venu pour la première fois à Charleval en juillet 1982, pour cueillir des pommes dans le domaine du Mazet, il repartait au Maroc chaque avril.

    Voyage en train, trois jours pour revenir chez les siens, une femme et trois enfants désormais. Voyage "trop long, trop fatigant", jusque dans les années 1990, où la mode est venue "des minibus de huit personnes ; c'est plus rapide, mais c'est plus dangereux".

    Retour aux pommes le juillet d'après, avant de repartir au mois d'avril suivant. Pendant ce quasi quart de siècle, il travaille au ramassage des fruits, au calibrage et aussi à la taille. "On ne t'apprend rien, on te dit juste : "Fais ci, fais ça", on te dit pas quels produits tu utilises pour traiter, tu obéis, c'est tout."

    Désormais engagé dans une bataille qu'il ne veut absolument pas perdre, il a fait les comptes : "Quand le SMIC était à 40 francs de l'heure, on était à 30. Au passage à l'euro, il était à 7 euros de l'heure, on était à 4,68, on est passé à 5 euros en 2005."

    Il habite bien sûr le domaine, à 1,5 kilomètre du village, dans une pièce collective de dix saisonniers, qu'il décrit comme "une sorte de poulailler". Il travaille huit heures par jour, neuf ou dix l'été, voire plus, sans que jamais les heures supplémentaires, celles du dimanche par exemple, ne soient payées. Le soir, il reste dans son gourbi et, il le confesse sans honte, "boit trop". Jusqu'à son mariage au pays, en 1990, qui le libère de l'alcool.

    En faisant discrètement le tour du domaine de 45 hectares, cerné par les cyprès et les roubines qui courent jusqu'à la Durance, Baloua dit : "Je connais tous ces arbres par le détail : là, c'est les goldens ; là, les pink ladies ; là, c'est les red chiefs ; là, les prims rouges." On sent une légère fierté dans sa voix quand il montre les troncs noueux des pommiers : "Il n'y a pas un arbre que j'aie pas taillé ou cueilli." Et, amer, il lance : "Vingt-trois ans de galère, c'est ma vie partie en fumée."

    Jusqu'au choc qui change le cours de sa vie - et de ses pensées. "En mars 2005, un ami qui lit la presse agricole me dit que le domaine a été vendu à quelqu'un de Manosque. Il me restait quelques jours ici. Je vais voir le patron, il me dit que c'est vrai. Je lui demande ce qu'il va se passer pour moi, il dit : "J'en sais rien." Le ciel m'est tombé sur la tête, je connaissais personne, ni syndicat ni ami, rien."

    Une rencontre presque hasardeuse avec une jeune femme qui sent son désespoir et l'envoie vers une association, un premier contact à Aix-en-Provence... le voilà défendu par le Comité de défense des travailleurs saisonniers et une avocate marseillaise.

    Presque incidemment, il raconte que, durant vingt-trois ans, il a conservé toutes les enveloppes dans lesquelles le patron mettait la paye, et que sur le rabat étaient notées les sommes dues. Baloua, qui a toujours aimé écrire, a aussi noté scrupuleusement sur des petits cahiers ses heures de travail. "Pour mes enfants, pour leur montrer ma vie", explique aujourd'hui cet homme qui rêvait de faire des études et fut aide-comptable au Maroc avant de s'exiler en France. Ces cahiers précieux sont désormais chez son avocate, qui compte bien les utiliser pour défendre sa cause aux prud'hommes. Il y en quatre, plus quelques feuillets détachés.

    Toutes ces feuilles quadrillées sont consciencieusement remplies, colonne après colonne, mois après mois, année après année. En face de chaque jour du mois figure le nombre d'heures travaillées, et, au pied de la colonne, le total d'heures mensuelles : 204 en décembre 1986, 244 en décembre 1996, 265 en septembre 1999. Face à une date, parfois, quelques mots d'une écriture hésitante. Mercredi 24 septembre 1986 : "Fini les pommes." 1er janvier 1987 : "Bonne année." Vendredi 7 avril 1994 : "Inondation du siècle 94." 15 avril 1994 : "Départ Maroc." Le 11 septembre 2001, on lit : "Attenta au (USA)", et le 7 octobre 2001 : "Attaque (USA) afhganistan, 5 h 45 minutes." Nouvelles du monde, entendues à la radio dans un bâtiment isolé du fond d'un domaine agricole des Bouches-du-Rhône, où on ne voit jamais personne d'autre que le patron ou son oncle.

    Sur une autre page, une petite liste de courses : "Tête de lapin, thé, courgettes, agneau, pommes de terre", achetées au village voisin, où, le dimanche matin, les ouvriers saisonniers passent quelques instants au bar PMU.

    Ces petites traces écrites sont des indices, sinon des preuves, de ce que Baloua Aït Baloua réclame aujourd'hui. Les traces fugaces d'une vie de labeur presque invisible.
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