Régis Boyer
Professeur émérite de langues, littératures et civilisations scandinaves à l’université de Paris IV-Sorbonne
Une certaine ambiguïté préside à la notion de Varègues, comme à celle, symétrique si l'on peut dire, de Vikings. Il est en conséquence fort difficile de l'élucider de manière assurée, d'autant qu'elle a donné naissance, comme pour « les fiers enfants du Nord », à toutes sortes de mythes, d'images prestigieuses ou de légendes tenaces. En nous présentant le phénomène varègue, Régis Boyer, dont vous pouvez notamment lire Les Vikings. Histoire et civilisations (Plon 1992) et La Vie quotidienne des Vikings (Hachette 1992), nous place d'emblée au cœur même des réalités scandinaves médiévales.
Sur la route de l'est
Partons du principe que lorsqu'un Scandinave, entre le IXe et le XIe siècle, opère dans la partie occidentale de l'Europe, il s'appelle Viking – vikingr –, alors que s'il fréquente ce que les Scandinaves eux-mêmes appellent, à l'époque, la « route de l'est », austrvegr, il s'appelle Varègue – væringr, pl. væringjar : par « route de l'est », entendons un itinéraire qui part du fond du golfe de Finlande, emprunte la Néva à l'emplacement de ce qui sera, un jour, bien plus tard, Saint-Pétersbourg, puis, par le lac Ilmen et tout le lacis des fleuves et lacs russes, aboutit, selon une première variante, sur la rive nord de la mer Noire qu'il faut alors traverser pour aboutir à Constantinople, sorte de point de ralliement quasi obligatoire ; une seconde variante, plus orientale, va jusqu'à la rive nord de la mer Caspienne – Itil – que l'on traverse après avoir recoupé deux des grandes pistes caravanières venues d'Extrême-Orient, pour aboutir de nouveau, en décrivant un arc de cercle très large, à Constantinople, après avoir visité des villes comme Tachkent, Samarcande, Boukhara ou Bagdad, tous lieux où l'archéologie a trouvé des témoins de la présence des Nordiques.
Guerriers et prédateurs, marchands et commerçants, ou mercenaires ?
L'ambiguïté vient du fait que les Varègues, tout comme les Vikings, admettent deux définitions auxquelles, en l'occurrence, vient s'ajouter une troisième.
Les termes de Viking et de Varègue peuvent s'appliquer à ce guerrier prédateur qui a longtemps défrayé la chronique et donné lieu à toute une littérature entérinée par un certain cinéma américain, aussi complaisante que fausse, et qui semble impossible d'expulser de notre imaginaire collectif. Avant de trembler délicieusement devant ces surhommes venus du froid et chargés de châtier l'Europe de ses péchés en se faisant, comme Attila bien avant eux, le fléau de Dieu, on voudra bien se rappeler qu'aujourd'hui encore les Scandinaves sont au maximum dix-neuf millions, toutes nations confondues : on en déduira leur nombre entre 800 et 1050, dates extrêmes de leur apparition sur la scène de l'histoire occidentale, et on conclura qu'il était parfaitement impossible que leurs « immenses » armées ou flottes aient pu tenir tête à des adversaires tant soit peu organisés. Osons dire que nous n'avons pas d'exemple de bataille rangée où aient figuré des Vikings ou des Varègues et où ils n'aient pas été battus à plate couture.
Ces termes qualifient aussi des confréries de marchands-commerçants itinérants, parfaitement équipés pour cette activité, agissant bien avant 800, avec leurs pratiques, leurs clients attitrés, leurs « agents » sur place, leurs itinéraires – on vient d'en décrire deux –, leurs villes-comptoirs, leurs marchandises propres – peaux, fourrures, ambre notamment. La conjoncture aidant, il ne leur a pas été interdit de se muer en pillards, là où c'était possible, lorsque cela pouvait se faire, mais leur objectif majeur aura toujours été, témoins runiques ou scaldiques à l'appui, d'« acquérir des richesses », afla sér fjar, de quelque façon que ç'ait été, y compris le mercenariat.
Le terme de Varègues, uniquement, a été aussi appliqué à des troupes de mercenaires au service du basileus, l'empereur de Constantinople, voire à une sorte de garde rapprochée qu'il s'était constituée. Étant donné l'itinéraire qui a été suggéré, il va de soi que la majorité d'entre eux étaient des Suédois – sans exclusive toutefois : se rendre sur « la route de l'est » pouvait aussi bien être le fait d'un Norvégien, d'un Danois et même, après la découverte et la colonisation (874-930) de l'Islande, d'un ressortissant de l'île aux volcans.
Le fameux bateau viking
Dans tous les cas, le caractère spécifique du Viking et du Varègue, ce qui fait sa force et sa raison d'être, le signe de sa suprématie, c'est le bateau, le fameux bateau viking, knörr, skeid, langskip, mais, de grâce, jamais « drakkar » qui est un monstre français. Un bateau qui, sans doute, inspire la terreur si l'on doit en croire les clercs occidentaux qui furent aussi ses premières victimes, et qui, étant les seuls à savoir écrire, nous ont légué ipso facto les chroniques dont il faut bien que nous nous inspirions ! Or qui dit Viking ou Varègue dit aussi bateau. Sans bateau, ni Viking ni Varègue. Lorsque le bateau tombera en désuétude, pour toutes sortes de raisons, c'en sera fait du Viking et du Varègue. On ne cherche pas, ce disant, à les déprécier : il fallait de solides qualités d'ordre technique et surtout une énergie assez peu commune pour se lancer dans de pareilles aventures, mais on aimerait ne pas donner dans trop d'outrances.
La philologie nous apporte des preuves précieuses
Vikingr admet deux étymologies qui ne se contredisent pas nécessairement, une « guerrière », sur vikr, la baie au fond de laquelle le bateau s'embossait en attendant le navire étranger de passage sur lequel il fondrait, et une « mercantile », sur le latin vicus, « comptoir », le Viking allant de vicus en vicus se livrer à son industrie. Le terme væringr, grec baraggoi, arabe varankh, russe varjagi semble, lui, renvoyer soit au vieux norois vara, « marchandise », soit au vieux norois varar, cette sorte de serment contraignant qu'échangeaient les confréries de marchands un peu partout à l'époque, sur un modèle venu d'Italie.
La Chronique du moine kiévien Nestor, dite aussi Chronique Primaire, qui est notre source principale sur les Varègues entre 1111 et 1113, établit bien que les Varègues sont un peuple vivant au bord de la Baltique – qui s'appellera, en russe, mer Varègue, varjavskoie more – et qui pourrait venir de l'île de Gotland, laquelle aura été, de bout en bout, une sorte de plaque tournante des activités mercantiles scandinaves à l'époque qui nous intéresse ici. La Première Chronique de Novgorod, un peu avant 1050, fait des Varègues les membres d'une guilde de marchands scandinaves établis précisément à Novgorod.
La présence de nombreux toponymes en varjag- dans ces régions tendrait à montrer que ces commerçants s'étaient solidement implantés. Et même un texte relativement récent, à cette échelle, la saga plus ou moins légendaire de Thidrikr de Bern – Théodoric de Vérone –, assimile comme naturellement les væringjar à des hommes du Nord qui seraient, pour parler en termes modernes, des voyageurs de commerce. Ce point est important. Scandinaves et commerçants, les Varègues faisaient preuve d'un don de l'organisation, de la discipline, de l'ordre que nous retrouvons partout dans nos sources.
La suite...
Professeur émérite de langues, littératures et civilisations scandinaves à l’université de Paris IV-Sorbonne
Une certaine ambiguïté préside à la notion de Varègues, comme à celle, symétrique si l'on peut dire, de Vikings. Il est en conséquence fort difficile de l'élucider de manière assurée, d'autant qu'elle a donné naissance, comme pour « les fiers enfants du Nord », à toutes sortes de mythes, d'images prestigieuses ou de légendes tenaces. En nous présentant le phénomène varègue, Régis Boyer, dont vous pouvez notamment lire Les Vikings. Histoire et civilisations (Plon 1992) et La Vie quotidienne des Vikings (Hachette 1992), nous place d'emblée au cœur même des réalités scandinaves médiévales.
Sur la route de l'est
Partons du principe que lorsqu'un Scandinave, entre le IXe et le XIe siècle, opère dans la partie occidentale de l'Europe, il s'appelle Viking – vikingr –, alors que s'il fréquente ce que les Scandinaves eux-mêmes appellent, à l'époque, la « route de l'est », austrvegr, il s'appelle Varègue – væringr, pl. væringjar : par « route de l'est », entendons un itinéraire qui part du fond du golfe de Finlande, emprunte la Néva à l'emplacement de ce qui sera, un jour, bien plus tard, Saint-Pétersbourg, puis, par le lac Ilmen et tout le lacis des fleuves et lacs russes, aboutit, selon une première variante, sur la rive nord de la mer Noire qu'il faut alors traverser pour aboutir à Constantinople, sorte de point de ralliement quasi obligatoire ; une seconde variante, plus orientale, va jusqu'à la rive nord de la mer Caspienne – Itil – que l'on traverse après avoir recoupé deux des grandes pistes caravanières venues d'Extrême-Orient, pour aboutir de nouveau, en décrivant un arc de cercle très large, à Constantinople, après avoir visité des villes comme Tachkent, Samarcande, Boukhara ou Bagdad, tous lieux où l'archéologie a trouvé des témoins de la présence des Nordiques.
Guerriers et prédateurs, marchands et commerçants, ou mercenaires ?
L'ambiguïté vient du fait que les Varègues, tout comme les Vikings, admettent deux définitions auxquelles, en l'occurrence, vient s'ajouter une troisième.
Les termes de Viking et de Varègue peuvent s'appliquer à ce guerrier prédateur qui a longtemps défrayé la chronique et donné lieu à toute une littérature entérinée par un certain cinéma américain, aussi complaisante que fausse, et qui semble impossible d'expulser de notre imaginaire collectif. Avant de trembler délicieusement devant ces surhommes venus du froid et chargés de châtier l'Europe de ses péchés en se faisant, comme Attila bien avant eux, le fléau de Dieu, on voudra bien se rappeler qu'aujourd'hui encore les Scandinaves sont au maximum dix-neuf millions, toutes nations confondues : on en déduira leur nombre entre 800 et 1050, dates extrêmes de leur apparition sur la scène de l'histoire occidentale, et on conclura qu'il était parfaitement impossible que leurs « immenses » armées ou flottes aient pu tenir tête à des adversaires tant soit peu organisés. Osons dire que nous n'avons pas d'exemple de bataille rangée où aient figuré des Vikings ou des Varègues et où ils n'aient pas été battus à plate couture.
Ces termes qualifient aussi des confréries de marchands-commerçants itinérants, parfaitement équipés pour cette activité, agissant bien avant 800, avec leurs pratiques, leurs clients attitrés, leurs « agents » sur place, leurs itinéraires – on vient d'en décrire deux –, leurs villes-comptoirs, leurs marchandises propres – peaux, fourrures, ambre notamment. La conjoncture aidant, il ne leur a pas été interdit de se muer en pillards, là où c'était possible, lorsque cela pouvait se faire, mais leur objectif majeur aura toujours été, témoins runiques ou scaldiques à l'appui, d'« acquérir des richesses », afla sér fjar, de quelque façon que ç'ait été, y compris le mercenariat.
Le terme de Varègues, uniquement, a été aussi appliqué à des troupes de mercenaires au service du basileus, l'empereur de Constantinople, voire à une sorte de garde rapprochée qu'il s'était constituée. Étant donné l'itinéraire qui a été suggéré, il va de soi que la majorité d'entre eux étaient des Suédois – sans exclusive toutefois : se rendre sur « la route de l'est » pouvait aussi bien être le fait d'un Norvégien, d'un Danois et même, après la découverte et la colonisation (874-930) de l'Islande, d'un ressortissant de l'île aux volcans.
Le fameux bateau viking
Dans tous les cas, le caractère spécifique du Viking et du Varègue, ce qui fait sa force et sa raison d'être, le signe de sa suprématie, c'est le bateau, le fameux bateau viking, knörr, skeid, langskip, mais, de grâce, jamais « drakkar » qui est un monstre français. Un bateau qui, sans doute, inspire la terreur si l'on doit en croire les clercs occidentaux qui furent aussi ses premières victimes, et qui, étant les seuls à savoir écrire, nous ont légué ipso facto les chroniques dont il faut bien que nous nous inspirions ! Or qui dit Viking ou Varègue dit aussi bateau. Sans bateau, ni Viking ni Varègue. Lorsque le bateau tombera en désuétude, pour toutes sortes de raisons, c'en sera fait du Viking et du Varègue. On ne cherche pas, ce disant, à les déprécier : il fallait de solides qualités d'ordre technique et surtout une énergie assez peu commune pour se lancer dans de pareilles aventures, mais on aimerait ne pas donner dans trop d'outrances.
La philologie nous apporte des preuves précieuses
Vikingr admet deux étymologies qui ne se contredisent pas nécessairement, une « guerrière », sur vikr, la baie au fond de laquelle le bateau s'embossait en attendant le navire étranger de passage sur lequel il fondrait, et une « mercantile », sur le latin vicus, « comptoir », le Viking allant de vicus en vicus se livrer à son industrie. Le terme væringr, grec baraggoi, arabe varankh, russe varjagi semble, lui, renvoyer soit au vieux norois vara, « marchandise », soit au vieux norois varar, cette sorte de serment contraignant qu'échangeaient les confréries de marchands un peu partout à l'époque, sur un modèle venu d'Italie.
La Chronique du moine kiévien Nestor, dite aussi Chronique Primaire, qui est notre source principale sur les Varègues entre 1111 et 1113, établit bien que les Varègues sont un peuple vivant au bord de la Baltique – qui s'appellera, en russe, mer Varègue, varjavskoie more – et qui pourrait venir de l'île de Gotland, laquelle aura été, de bout en bout, une sorte de plaque tournante des activités mercantiles scandinaves à l'époque qui nous intéresse ici. La Première Chronique de Novgorod, un peu avant 1050, fait des Varègues les membres d'une guilde de marchands scandinaves établis précisément à Novgorod.
La présence de nombreux toponymes en varjag- dans ces régions tendrait à montrer que ces commerçants s'étaient solidement implantés. Et même un texte relativement récent, à cette échelle, la saga plus ou moins légendaire de Thidrikr de Bern – Théodoric de Vérone –, assimile comme naturellement les væringjar à des hommes du Nord qui seraient, pour parler en termes modernes, des voyageurs de commerce. Ce point est important. Scandinaves et commerçants, les Varègues faisaient preuve d'un don de l'organisation, de la discipline, de l'ordre que nous retrouvons partout dans nos sources.
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