Ce n’est pas le printemps de la Oumma»
Docteur en histoire contemporaine, Gérald Arboit travaille sur le rôle des «forces profondes», et notamment de l’information, dans les relations internationales. Ce spectateur de la vie internationale, du passé comme du présent, en est aussi un acteur. Auditeur de l’Institut des hautes études de défense nationale, il est aussi expert du Conseil de l’Europe (Strasbourg) et du ministère français des Affaires étrangères. Il est ainsi le coordinateur scientifique d’une équipe internationale engagée dans la réalisation d’un ouvrage d’histoire partagée de la Méditerranée destiné aux formateurs de cet espace. Dans cette conjoncture internationale, il nous livre ses points de vue sur différentes questions.
Le Jeune Indépendant : Beaucoup d’experts ont commenté ce qui est qualifié de «printemps arabe». Cela va du complot au ras-le-bol des populations. Quelle en est votre vision ?
Gérald Arboit : Le «printemps arabe» est le résultat de plusieurs facteurs. J’étais en Egypte en décembre et le feu couvait déjà, alors que se mettait en marche la révolution du Jasmin. Le premier facteur est commun au Maghreb et au Machrek : il s’agit de l’extrême jeunesse de la population. Elle doit faire face à un échec des systèmes éducatifs issus de l’indépendance et à une rareté du travail. En outre, ces jeunes ont accès aux moyens de télécommunications modernes (Internet et téléphones portables).
Mais cela ne suffit pas à expliquer les mouvements spontanés qui se sont fait jour en Tunisie, en Egypte, mais aussi au Yémen, au Bahreïn, en Jordanie, en Syrie et même en Palestine, après l’Iran au printemps dernier. Le second facteur est politique, mais la conquête de la liberté est différente dans ces pays : certains y veulent de meilleurs prix du pain, d’autres une démocratie dont la définition est variable selon les pays et dont l’origine se trouve dans les programmes d’aide américain (National Endowment for Democracy, mais aussi US Aid par exemple). Ce mouvement est le même que celui qu’à connu l’Europe orientale (Ukraine, Ouzbékistan), il y a six ans.
Aucun drapeau américain n’a été brûlé lors de ces soulèvements, sachant que les Etats-Unis et l’Europe protégeaient les régimes en place.
Comment l’expliquez-vous ?
Les raisons que j’ai données plus haut répondent à votre question. Les leaders de ces mouvements spontanés sont mus par des problèmes strictement locaux, sans liaison entre les différents pays. Il n’y a donc pas de printemps de la Oumma, mais simplement une concomitance d’opportunités. Le départ de Ben Ali a donné du courage aux Egyptiens pour chasser Moubarak. Ce que les Egyptiens ont fait a ensuite donné du courage au reste du monde arabe en raison de la position de ce pays dans l’imaginaire commun.
Chaque situation répond donc à sa propre logique interne et met en cause l’habilité des autorités politiques de ces pays à répondre aux demandes de leurs populations. On le voit en Algérie comme au Maroc qui, malgré tout, restent calmes.
De toute façon, le problème n’est pas tant la révolution que de retrouver une normalité politique. Le plus dur reste donc à venir dans les pays qui ont fait le choix de renverser les régimes à partis uniques. Il leur faut maintenant définir une plateforme de gouvernement dont ne sortiront vainqueurs que les mouvements les plus structurés et les mieux préparés pour cette alternance. On voit ainsi en Tunisie émerger l’UGTT et El-Nadha, soit deux tendances totalement opposées politiquement. Il ne faut pas non plus sous-estimer les possibilités de retour des anciens du RCD.
Le Sahel reste-t-il un enjeu dangereux ?
Le Sahel est un centre de déstabilisation qui surpasse la question de l’islam radical et ramène à l’essence même du nomadisme. La légende de l’Homme bleu des années 1930 a laissé la place à une réalité toute autre : celle du trafiquant de tous ordres, depuis le candidat à l’émigration en Europe jusqu’au trafic de drogue depuis la Colombie vers l’Europe. Cette zone de non-droit est aussi un espace de production de minerais stratégiques comme l’uranium, amenant des entreprises occidentales et, avec elle, des espoirs de revenus. Cette remise en question du nomadisme peut ne pas être du goût de tout le monde.
Enfin, le Sahel est un refuge pour les groupes terroristes préexistant à l’AQMI. L’espoir de se rapprocher du banditisme, et donc de nouvelles sources de financement, est une alternative appréciable à la répression légitime de l’Etat d’Algérie.
En outre, dans cette zone sahélienne affluent des jeunes hommes en perte de repères, mais aussi d’autres, anciens combattants d’Afghanistan, d’Irak, du Daguestan, de Tchétchénie… Cet apport nouveau renforce la tendance criminelle de l’AQMI en même temps qu’elle lui ôte sa nature algérienne.
Le renseignement aurait pu jouer un rôle déterminant dans ce genre de situations. Pourrait-on dire que le renseignement humain traîne le pas ?
Peut-on réellement parler de défaite du renseignement ?
Les Services font journellement un important travail pour empêcher la terreur (de quelque nature qu’elle soit, j’insiste) d’atteindre l’Europe et les Etats-Unis. D’un point de vue strictement français, la DGSE et la DCRI ont contribué à déjouer une centaine d’attentats depuis 1995. Il est illusoire de voir dans les Services une sorte d’assurance contre le danger.
Aujourd’hui, plus qu’à l’époque de la Guerre froide, le monde connaît une forte insécurité, mais elle est plus le reflet d’une défaillance de nombreux Etats à assurer l’ordre dans leurs frontières et aux nombreuses revendications sécessionnistes qui les minent. Toutes ces évolutions sont analysées par les Services, mais ces derniers ne font que répondre aux demandes de leurs clients, à savoir les plus hautes autorités civiles et militaires des Etats.
Le 11 Septembre est une «Surprise» pour le renseignement américain, c’est-à-dire que la menace avait été analysée, mais le moment de sa réalisation restait inconnu. Il n’y a qu’à voir la vague d’arrestations qui a suivi l’écrasement des deux Boeing sur les tours jumelles de Manhattan. La décision de démanteler le régime des Talibans en Afghanistan est une autre réalité de la réussite, et non de la défaite, du renseignement.
Si défaite il devait y avoir, ce fut à l’occasion de la décision américaine d’envahir l’Irak. L’utilisation politique d’une partie des informations des Services et l’élimination du reste par l’administration Bush, l’invention d’une menace d’armes de destruction massive à des buts de propagande, le ralliement de certains grands pays aux Services performants, comme la Grande-Bretagne, l’Espagne et l’Italie, sont autant de défaites du renseignement occidental.
Quant à la «War on Terror», avec ses déclinaisons régionales de la Operation Enduring Freedom (Afghanistan, Philippines, Horn of Africa, en Somalie, Trans Sahara, dans le Sahel) et Active Endeavour en Méditerranée ne sont qu’autant d’affichages volontaristes à destination des opinions publiques occidentales et des Etats concernés, à la recherche de nouvelles légitimités internationales.
Mais le terrorisme, particulièrement le terrorisme «islamiste», répond à des conditions de formation purement locales. Son côté «mal du siècle» tient peut-être au fait que sa médiatisation par le biais des moyens d’information internationaux, depuis l’Internet mobile jusqu’aux chaînes transnationales, comme CNN ou Al Jazeera, tend à faire croire aux publics occidentaux et musulmans deux réalités antinomiques.
Aux premiers la croyance en une unicité de la menace, aux seconds la croyance en une fragilité des sociétés occidentales. Les deux sont fausses, mais ces images se surimposent aux discours extrémistes de part et d’autre qui nourrissent le terrorisme.
Si vous rajoutez des Services locaux, comme l’Inter-Services Intellingence pakistanais en Afghanistan, qui poursuivent leurs propres objectifs, il aisément compréhensible que des «surprises» puissent arriver de temps à autres.
Entretien réalisé par Samir Méhalla
Docteur en histoire contemporaine, Gérald Arboit travaille sur le rôle des «forces profondes», et notamment de l’information, dans les relations internationales. Ce spectateur de la vie internationale, du passé comme du présent, en est aussi un acteur. Auditeur de l’Institut des hautes études de défense nationale, il est aussi expert du Conseil de l’Europe (Strasbourg) et du ministère français des Affaires étrangères. Il est ainsi le coordinateur scientifique d’une équipe internationale engagée dans la réalisation d’un ouvrage d’histoire partagée de la Méditerranée destiné aux formateurs de cet espace. Dans cette conjoncture internationale, il nous livre ses points de vue sur différentes questions.
Le Jeune Indépendant : Beaucoup d’experts ont commenté ce qui est qualifié de «printemps arabe». Cela va du complot au ras-le-bol des populations. Quelle en est votre vision ?
Gérald Arboit : Le «printemps arabe» est le résultat de plusieurs facteurs. J’étais en Egypte en décembre et le feu couvait déjà, alors que se mettait en marche la révolution du Jasmin. Le premier facteur est commun au Maghreb et au Machrek : il s’agit de l’extrême jeunesse de la population. Elle doit faire face à un échec des systèmes éducatifs issus de l’indépendance et à une rareté du travail. En outre, ces jeunes ont accès aux moyens de télécommunications modernes (Internet et téléphones portables).
Mais cela ne suffit pas à expliquer les mouvements spontanés qui se sont fait jour en Tunisie, en Egypte, mais aussi au Yémen, au Bahreïn, en Jordanie, en Syrie et même en Palestine, après l’Iran au printemps dernier. Le second facteur est politique, mais la conquête de la liberté est différente dans ces pays : certains y veulent de meilleurs prix du pain, d’autres une démocratie dont la définition est variable selon les pays et dont l’origine se trouve dans les programmes d’aide américain (National Endowment for Democracy, mais aussi US Aid par exemple). Ce mouvement est le même que celui qu’à connu l’Europe orientale (Ukraine, Ouzbékistan), il y a six ans.
Aucun drapeau américain n’a été brûlé lors de ces soulèvements, sachant que les Etats-Unis et l’Europe protégeaient les régimes en place.
Comment l’expliquez-vous ?
Les raisons que j’ai données plus haut répondent à votre question. Les leaders de ces mouvements spontanés sont mus par des problèmes strictement locaux, sans liaison entre les différents pays. Il n’y a donc pas de printemps de la Oumma, mais simplement une concomitance d’opportunités. Le départ de Ben Ali a donné du courage aux Egyptiens pour chasser Moubarak. Ce que les Egyptiens ont fait a ensuite donné du courage au reste du monde arabe en raison de la position de ce pays dans l’imaginaire commun.
Chaque situation répond donc à sa propre logique interne et met en cause l’habilité des autorités politiques de ces pays à répondre aux demandes de leurs populations. On le voit en Algérie comme au Maroc qui, malgré tout, restent calmes.
De toute façon, le problème n’est pas tant la révolution que de retrouver une normalité politique. Le plus dur reste donc à venir dans les pays qui ont fait le choix de renverser les régimes à partis uniques. Il leur faut maintenant définir une plateforme de gouvernement dont ne sortiront vainqueurs que les mouvements les plus structurés et les mieux préparés pour cette alternance. On voit ainsi en Tunisie émerger l’UGTT et El-Nadha, soit deux tendances totalement opposées politiquement. Il ne faut pas non plus sous-estimer les possibilités de retour des anciens du RCD.
Le Sahel reste-t-il un enjeu dangereux ?
Le Sahel est un centre de déstabilisation qui surpasse la question de l’islam radical et ramène à l’essence même du nomadisme. La légende de l’Homme bleu des années 1930 a laissé la place à une réalité toute autre : celle du trafiquant de tous ordres, depuis le candidat à l’émigration en Europe jusqu’au trafic de drogue depuis la Colombie vers l’Europe. Cette zone de non-droit est aussi un espace de production de minerais stratégiques comme l’uranium, amenant des entreprises occidentales et, avec elle, des espoirs de revenus. Cette remise en question du nomadisme peut ne pas être du goût de tout le monde.
Enfin, le Sahel est un refuge pour les groupes terroristes préexistant à l’AQMI. L’espoir de se rapprocher du banditisme, et donc de nouvelles sources de financement, est une alternative appréciable à la répression légitime de l’Etat d’Algérie.
En outre, dans cette zone sahélienne affluent des jeunes hommes en perte de repères, mais aussi d’autres, anciens combattants d’Afghanistan, d’Irak, du Daguestan, de Tchétchénie… Cet apport nouveau renforce la tendance criminelle de l’AQMI en même temps qu’elle lui ôte sa nature algérienne.
Le renseignement aurait pu jouer un rôle déterminant dans ce genre de situations. Pourrait-on dire que le renseignement humain traîne le pas ?
Peut-on réellement parler de défaite du renseignement ?
Les Services font journellement un important travail pour empêcher la terreur (de quelque nature qu’elle soit, j’insiste) d’atteindre l’Europe et les Etats-Unis. D’un point de vue strictement français, la DGSE et la DCRI ont contribué à déjouer une centaine d’attentats depuis 1995. Il est illusoire de voir dans les Services une sorte d’assurance contre le danger.
Aujourd’hui, plus qu’à l’époque de la Guerre froide, le monde connaît une forte insécurité, mais elle est plus le reflet d’une défaillance de nombreux Etats à assurer l’ordre dans leurs frontières et aux nombreuses revendications sécessionnistes qui les minent. Toutes ces évolutions sont analysées par les Services, mais ces derniers ne font que répondre aux demandes de leurs clients, à savoir les plus hautes autorités civiles et militaires des Etats.
Le 11 Septembre est une «Surprise» pour le renseignement américain, c’est-à-dire que la menace avait été analysée, mais le moment de sa réalisation restait inconnu. Il n’y a qu’à voir la vague d’arrestations qui a suivi l’écrasement des deux Boeing sur les tours jumelles de Manhattan. La décision de démanteler le régime des Talibans en Afghanistan est une autre réalité de la réussite, et non de la défaite, du renseignement.
Si défaite il devait y avoir, ce fut à l’occasion de la décision américaine d’envahir l’Irak. L’utilisation politique d’une partie des informations des Services et l’élimination du reste par l’administration Bush, l’invention d’une menace d’armes de destruction massive à des buts de propagande, le ralliement de certains grands pays aux Services performants, comme la Grande-Bretagne, l’Espagne et l’Italie, sont autant de défaites du renseignement occidental.
Quant à la «War on Terror», avec ses déclinaisons régionales de la Operation Enduring Freedom (Afghanistan, Philippines, Horn of Africa, en Somalie, Trans Sahara, dans le Sahel) et Active Endeavour en Méditerranée ne sont qu’autant d’affichages volontaristes à destination des opinions publiques occidentales et des Etats concernés, à la recherche de nouvelles légitimités internationales.
Mais le terrorisme, particulièrement le terrorisme «islamiste», répond à des conditions de formation purement locales. Son côté «mal du siècle» tient peut-être au fait que sa médiatisation par le biais des moyens d’information internationaux, depuis l’Internet mobile jusqu’aux chaînes transnationales, comme CNN ou Al Jazeera, tend à faire croire aux publics occidentaux et musulmans deux réalités antinomiques.
Aux premiers la croyance en une unicité de la menace, aux seconds la croyance en une fragilité des sociétés occidentales. Les deux sont fausses, mais ces images se surimposent aux discours extrémistes de part et d’autre qui nourrissent le terrorisme.
Si vous rajoutez des Services locaux, comme l’Inter-Services Intellingence pakistanais en Afghanistan, qui poursuivent leurs propres objectifs, il aisément compréhensible que des «surprises» puissent arriver de temps à autres.
Entretien réalisé par Samir Méhalla