4 La politique linguistique de la Tanzanie
source Université Laval , Quebec, CANADA
Depuis l'indépendance, la politique linguistique de la Tanzanie a généralement été favorable à la swahilisation du pays. Mais ce qui est surprenant, c'est que la Constitution de 1984, pas plus que les précédentes, ne contient de disposition linguistique à ce sujet. L'anglais est une langue officielle dans les faits (de facto) depuis la colonisation britannique; quant au kiswahili, il est une autre langue officielle de par les pratiques linguistiques en vigueur. Autrement dit, la Tanzanie est probablement l'un des rares États bilingues au monde à avoir deux langues officielles non reconnues juridiquement par la Constitution ni par aucune loi: il s'agit de deux langues officielles reconnues simplement dans les faits (de facto).
4.1 Les langues de la législation
Dès la proclamation de la République, le gouvernement tanzanien a dû composer avec la langue anglaise qui avait toujours été la langue courante de la législation, de l'Administration et de la justice. C'est ainsi que l'anglais a continué à jouir de ses privilèges de langue officielle pendant plusieurs décennies. C'était la seule langue du Parlement, de la justice, de l'Administration et de l'école.
À l'heure actuelle, le Parlement tanzanien (appelé le Bunge), comme d'ailleurs les réunions du Conseil des ministres, fait usage du kiswahili dans les débats, l'anglais étant réservé aux détails techniques de procédure et à la rédaction des lois. Les lois sont rédigées dans les deux langues officielles. Le journal officiel existe en deux versions: la Official Gazette (en anglais) et la Gazeti Rasmi (en kiswahili). Les lois sont systématiquement publiées en deux langues. Cependant, il existe un sentiment de la prédominance de l'anglais écrit du fait que ce genre de texte est souvent manipulé par des gens qui en font usage par l'anglais: par exemple, les magistrats, les avocats, les conseillers juridiques, les hommes d'affaires ou dans les relations internationales. Cela dit, les débats parlementaires ont lieu en kiswahili; les dirigeants du pays, dont le président tanzanien, s'adressent à la population en kiswahili et les campagnes électorales se déroulent en kiswahili. Quant au Parlement de Zanzibar, les députés discutent en kiswahili et rédige leurs textes en cette même langue.
4.2 Les langues de la justice
Les tribunaux de première instance, pour leur part, bien qu'ils administrent des lois rédigées exclusivement en anglais, fonctionnent généralement en kiswahili, parfois en une langue régionale, rarement en anglais. Les cours de seconde instance utilisent les deux langues, l'anglais ou le kiswahili, mais la Cour d'appel de l'État tanzanien privilégie encore l'anglais, bien que le kiswahili commence à concurrencer sérieusement cette langue. L'article 13 de la Loi sur les juges de paix de 1984 décrit ainsi la procédure:
Article 13
Langue des tribunaux
1) La langue des tribunaux de première instance doit être le kiswahili.
2) La langue des tribunaux d'un juge résidant et des tribunaux de district doit être l'anglais ou le kiswahili, ou celle que le juge de la cour peut en décider; cependant, dans l'exercice d'un appel, d'une révision ou d'une confirmation de juridiction par un tribunal de district (auquel cas le procès-verbal et la sentence peuvent être rendus en anglais ou en kiswahili), le procès-verbal et la sentence doivent être en anglais.
Bref, dans toutes les cours de justice, le kiswahili demeure omniprésent dans les conversations, car les employés, avocats et témoins utilisent exclusivement cette langue à l'oral. Si le kiswahili reste la langue d'expression orale du tribunal, les jugements sont prononcés en fonction des lois rédigées en anglais. Le juge rend souvent sa sentence en anglais, quitte à la traduire en kiswahili pour l'accusé. De fait, les documents sur lesquels repose le fonctionnement de la justice sont tous rédigés en anglais. Tous les ouvrages émanant de la Tanzania Law Society sont rédigés uniquement dans cette langue.
Cependant, la Loi sur la procédure pénale de 1985 apporte beaucoup de précision sur l'emploi des langues en matière de justice. Selon l'article 10, un agent de police qui procède à une arrestation doit enregistrer les déclarations de l'individu arrêté en kiswahili ou en anglais ou encore dans une autre langue; si cet individu comprend pas la langue dans laquelle la déclaration est rédigée, celle-ci doit lui être traduite dans une langue qu'il comprend afin qu'il ait la liberté d'expliquer ou de modifier sa déclaration. L'article 53 énonce que toute personne doit être informée par un policier, dans une langue qu'elle parle couramment, par écrit et, si c'est possible, oralement, du fait qu'elle est sous arrestation, ainsi que des motifs de l'infraction en relation avec son arrestation. L'article 135 précise que la déclaration d'infraction doit décrire brièvement l'infraction dans un langage simple en évitant autant que possible l'emploi de termes techniques. Selon l'article 211, lorsqu'un témoignage est présenté dans une langue que ne comprend pas un accusé, il lui sera traduit dans une langue qu'il comprend; il en est ainsi pour l'avocat :
Article 211
Interprétation du témoignage pour l'accusé ou son avocat
1) Lorsqu'un témoignage est présenté dans une langue qui n'est pas comprise par l'accusé et qu'il est présent lui-même, ledit témoignage lui sera traduit en audience publique dans une langue qu'il comprend.
2) S'il apparaît selon l'avocat que le témoignage est donné dans une autre langue que celle du tribunal et qu'elle n'est pas comprise par l'avocat, le témoignage doit être traduit dans la langue du tribunal.
3) Lorsque les documents sont présentés comme preuve formelle, il relève de la discrétion de la cour de les faire traduire si c'est nécessaire.
Dans tous les cas, il est prescrit que la cour doit toujours utiliser un «langage simple ("ordinary language"), sans termes techniques, lorsqu'elle s'adresse à l'accusé ou à un témoin.
Autrement dit, les deux langues admises au tribunal sont l'anglais et le kiswahili. Dans tous les autres cas, le tribunal a recours à la traduction.
4.3 Les langues de l'Administration
Dans l'Administration gouvernementale, l'anglais et le swahili sont les langues légalement admises, mais le swahili est pratiquement seul à être utilisé dans les communications orales avec les citoyens parce qu'il demeure la langue la plus connue dans tout le pays. Dans les municipalités, certaines autres langues sont aussi employées à l'oral, en plus du swahili, comme le sukuma, le gogo, le hya, le chaga, le nyamwezi, le ha, etc.
Cependant, le gouvernement emploie toujours l'anglais dans la documentation officielle destinée à l'ensemble des citoyens, avec en en‑tête la seule appellation suivante: The United Republic of Tanzania. Les rares textes rédigés en kiswahili semblent être les courriers internes des employés au service de l'Administration, car tout le système administratif repose sur des textes rédigés et imprimés en anglais. Ainsi, l'anglais écrit demeure le support de toutes les structures de l'État et tout citoyen tanzanien est forcément confronté un jour ou l'autre à l'anglais. L'affichage gouvernemental est généralement bilingue, parfois uniquement en kiswahili.
À Zanzibar, la situation est différente. Même les lettres signées des ministres sont en kiswahili, quand elles s'adressent à des Tanzaniens. Une nomination, une directive, c'est en kiswahili avec en en-tête Serikali ya Mapinduzi ya Zanzibar. Le recrutement par voie de petites annonces pour la fonction publique se fait en kiswahili et en anglais pour les deux parties, continent et Zanzibar.
Pour bien montrer le caractère co-officiel de l'anglais et du kiswahili, la Loi sur la citoyenneté de la Tanzanie (1995) exige comme l'une des conditions pour obtenir la citoyenneté tanzanienne est d'avoir une une connaissance adéquate du kiswahili ou de l'anglais:
Loi sur la citoyenneté de la Tanzanie, 1995
ANNEXE II
Article 9
Conditions pour l'obtention de la citoyenneté par naturalisation
1) Sous réserve des dispositions du paragraphe suivant, les qualifications applicables pour la naturalisation d'un étranger sont:
(a) qu'il ait résidé dans la République unie au cours de la période de douze mois précédant immédiatement la date de la demande; et
(b) que, pendant les dix années précédant immédiatement ladite période mentionnée, il ait résidé dans la République unie pour des périodes s'élevant au total à au moins sept ans; et
(c) qu'il ait une connaissance adéquate du kiswahili ou de l'anglais; et
(d) qu'il soit de bon caractère; et
[...]
Selon la Loi sur les autorités locales (élections) de 1979, tout candidat à une élection locale doit avoir publié dans les journaux un avis en kiswahili et en anglais indiquant la nature du contrat et son intérêt pour l'entreprise ou la société contractante:
Loi sur les autorités locales (élections), 1979
Article 40
Disqualification pour l'élection à une collectivité locale
1) Toute personne doit être disqualifiée lors de l'élection comme membre
d'une autorité locale :
(d) Si elle est partie ou partenaire dans une entreprise ou gestionnaire d'une société qui est partie à un contrat existant avec l'autorité locale pour laquelle elle cherche à être élue et qu'elle n'a pas, un mois avant la date de l'élection, diffusé dans les journaux publiés dans le secteur de l'autorité concernée un avis en kiswahili et en anglais indiquant la nature du contrat et son intérêt pour l'entreprise ou la société contractante;
Article 125
Règlements
1) Le Ministre peut édicter des règlements pour la meilleure mise en œuvre des objectifs et dispositions de la présente loi.
2) a) Le Ministre peut prévoir des règles prescrivant les formulaires et déclarations devant être utilisées aux fins de la présente loi.
b) Là où un formulaire a été prescrit en vertu du présent article, il doit être employé pour les fins visées et pour lesquelles il peut être adapté et traduit et utilisé dans une langue que les autorités peuvent employer directement.
Bien qu'il n'y ait pas beaucoup de textes juridiques concernant les langues employées dans l'Administration, l'anglais et le kiswahili demeurent les langues admises partout.
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