L'Algérie aussi a connu son lot de révoltes pour la démocratie et la liberté. Ce n'était pas ces derniers mois, comme en Tunisie, en Égypte ou en Syrie, mais dans les années 1980. Qu'en retenir ?
Sélectionné et édité par Hélène Decommer
Au regard de ce qui se passe dans le monde arabe, l’Algérie semble, aux yeux de ceux qui s’y intéressent avec neutralité (autant dire peu de monde), présenter une situation anormale. Un peuple fondamentalement révolté, mais qui n’a pas réussi à transformer l’étincelle de ce fameux printemps arabe en un brasier qui fasse chuter Bouteflika et son gouvernement actuel.
Sans vouloir faire une analyse politicienne des choses, j’aimerai tenter une explication, certes largement partielle, mais quelque peu hétérodoxe du phénomène, basée sur une modification sociétale non négligeable qu’a connu l’Algérie au cours des trente dernières années. Une envie certaine de mettre fin aux spéculations sur le danger islamiste hypothétique en Algérie.
Pendant les années 1980, plusieurs manifestations ont eu lieu en Algérie. L’une des premières a été celle du printemps berbère du 20 avril 1980, qui a été rapidement et définitivement classée par les autorités algériennes comme étant une manifestation purement identitaire, alors qu’elle était d’abord un appel démocratique dont des revendications culturelles faisaient partie.
Les années qui ont suivi ont eu leur lot de manifestations violentes, toujours pour la démocratie et la liberté. L’Algérie, qui était alors sous Chadli Bendjedid et dans une économie socialiste a commencé à s’ouvrir : un peu plus de pluralité politique, un peu plus de liberté médiatique, un peu plus d’économie de marché.
Par des mécanismes assez complexes, bien que ce fut dans le jeux démocratique, le FIS, parti islamiste a remporté les élections locales en 1991, l’armée est alors intervenue pour arrêter les élections législatives et empêcher le FIS de continuer sa fulgurante ascension.
Tout le monde connaît la suite visible : la décennie noire des années 1990, dont le peuple algérien a été meurtri et marqué à jamais. Les conséquences ont notamment été le soulagement des pays européens que les islamistes ne soient pas au pouvoir à leur porte et, malheureusement, l’isolement volontaire de l’Algérie par ces mêmes pays européens.
Ce que l’on connaît moins, c’est que deux phénomènes sociétaux se sont produits parallèlement pendant cette même décennie en Algérie.
Le premier est un recentrage des valeurs culturelles autour des valeurs religieuses des 30-50 ans de cette décennie avec un frein concernant les avancées des années 1980. Dans les rues, on voyait plus de femmes voilées, plus d’hommes barbus et habillés en djellabas, plus de mosquées construites, un acharnement sur la politique d’arabisation de l’école publique, et une atmosphère de rejet des valeurs occidentales a imbibé ces parents âgés de 30 à 50 ans.
Une explication rapide peut être trouvée dans la terreur des groupes terroristes qui démontraient leurs barbarie chaque jour dans les reportages télés et dans les journaux écrits et appelaient à l’instauration d’une république islamique, un retour aux valeurs originelles du peuple algérien. Sauf que, aux yeux de l’Histoire, le peuple algérien avait choisi, dans un cheminement pacifique la décennie précédente, plus de liberté, moins de morale religieuse.
Le deuxième phénomène a caractérisé la société dans son ensemble mais a touché les 10-30 ans des années 1990. Pendant cette décennie, des myriades de paraboles ont poussé sur les toits et les balcons de la plus vétuste cité de la banlieue d’Alger au plus éloigné des villages de la Kabylie. Ils étaient d’abord orientés vers l’Occident puis vers l’Orient avec l’avènement des chaînes telles qu’Al Djazira et puis la direction s’est équilibrée. Il y a même eu des familles qui disposaient de deux paraboles !
Les 10-30 ans ont donc grandi avec les chaînes télé françaises et européennes : leurs pubs, leurs films, leurs dessins animés, leurs valeurs et leurs rêves. Ils ont également vu les bananes se démocratiser, le trabendo leur offrir tout ce qui peut s’acheter en Occident, en allant du soutien-gorge aux Air Max et, pour les plus petits, les outils de l’inspecteur Gadget se présenter dans les boutiques. De façon tout à fait logique, ces jeunes ont été des espèces de mutants : consommateurs et désireux de valeurs occidentales, et en même temps gardant leur culture et leur attachement à leur pays. Ces 10-30 ans, ont dans leur gènes ce que leur parents n’ont pas : l’emprunte capitaliste, un équilibre instable dont les paramètres sont liberté et consommation.
La décennie 2000 a été décisive. Elle a vu cette emprunte capitaliste s’encrer un peu plus dans les nouveaux 10-30 ans. Cette décennie peut-être résumée par une image qui me reste en tête, suite à l’un de mes voyages à Alger : dans un quartier populaire, une large majorité de jeunes, 15-25 ans, presque autant de garçons que de filles ; la moitié des filles étaient voilées, mais quasiment toutes maquillées, portant des jeans et des t-shirts moulants et sexy. Consommation et liberté ont avancé de pair, l’équilibre a vu ses deux paramètres se renforcer mutuellement tout en gardant son caractère instable. Instabilité qui s’est manifesté lors de manifestations diverses mais qui n’ont pas abouti à leur objectif : est-ce dû à la peur de ces jeunes (ou simplement leur refus) de revenir à un déséquilibre instable comparable au chaos des années 1990, ou simplement la crainte de perdre, pendant un temps indéterminé, leur à peu près liberté et leur a peu près société de consommation naissante dont il se délectent malgré leurs problèmes plus sérieux ?
Pour la décennie actuelle, autant dire l’avenir :
Les pessimistes diront que ces jeunes sont schizophrènes et feront à un moment à un autre un retour vers leurs racines et échafauderont une théorie classique du chaos, actuellement appelé islamisme.
Les optimistes verront en ces jeunes l’espoir d’une Algérie nouvelle, guidée par sa jeunesse vers plus d’ouverture, de liberté et de démocratie.
Et les pragmatiques diront qu’il est difficile de prévoir et que tout dépendra, essentiellement, de la capacité des autorités à dynamiser le pays économiquement parlant, autant dire diminuer les frustrations de ces jeunes : capacité à trouver un travail, capacité à valoriser ses études, des études de qualités, capacité de mobilité nationale et internationale, plus de structures de soins, plus de structures sportives, plus de reconnaissance culturelle, moins de morale religieuse dans les lois, plus de capacité d’expression libre (journaux, livres, magazines, radios, télés…) et un frein à la posture de victime éternelle du colonialisme. Presque des banalités.
Presque le même constat que partout ailleurs dans les pays du tiers monde, mais la clé de l’équation réside moins dans le fait d’apporter des réponses à ces manques et frustrations que dans la vitesse même de cette réponse.
Pays du "printemps arabe", voici donc un cycle que vous risquez de suivre les vingt prochaines années. Il est préférable pour tous, et vous souhaitez tous éviter la phase des années 1990 algériennes, normal, mais ce n’est sans doute pas une raison de ne pas vous regarder dans ce miroir, l’Algérie. Question cruciale : à quelle vitesse allez-vous répondre aux aspirations de vos actuels et futurs 10-30 ans ?
Auteur parrainé par Simon Porcher
Nouvel Obs
Sélectionné et édité par Hélène Decommer
Au regard de ce qui se passe dans le monde arabe, l’Algérie semble, aux yeux de ceux qui s’y intéressent avec neutralité (autant dire peu de monde), présenter une situation anormale. Un peuple fondamentalement révolté, mais qui n’a pas réussi à transformer l’étincelle de ce fameux printemps arabe en un brasier qui fasse chuter Bouteflika et son gouvernement actuel.
Sans vouloir faire une analyse politicienne des choses, j’aimerai tenter une explication, certes largement partielle, mais quelque peu hétérodoxe du phénomène, basée sur une modification sociétale non négligeable qu’a connu l’Algérie au cours des trente dernières années. Une envie certaine de mettre fin aux spéculations sur le danger islamiste hypothétique en Algérie.
Pendant les années 1980, plusieurs manifestations ont eu lieu en Algérie. L’une des premières a été celle du printemps berbère du 20 avril 1980, qui a été rapidement et définitivement classée par les autorités algériennes comme étant une manifestation purement identitaire, alors qu’elle était d’abord un appel démocratique dont des revendications culturelles faisaient partie.
Les années qui ont suivi ont eu leur lot de manifestations violentes, toujours pour la démocratie et la liberté. L’Algérie, qui était alors sous Chadli Bendjedid et dans une économie socialiste a commencé à s’ouvrir : un peu plus de pluralité politique, un peu plus de liberté médiatique, un peu plus d’économie de marché.
Par des mécanismes assez complexes, bien que ce fut dans le jeux démocratique, le FIS, parti islamiste a remporté les élections locales en 1991, l’armée est alors intervenue pour arrêter les élections législatives et empêcher le FIS de continuer sa fulgurante ascension.
Tout le monde connaît la suite visible : la décennie noire des années 1990, dont le peuple algérien a été meurtri et marqué à jamais. Les conséquences ont notamment été le soulagement des pays européens que les islamistes ne soient pas au pouvoir à leur porte et, malheureusement, l’isolement volontaire de l’Algérie par ces mêmes pays européens.
Ce que l’on connaît moins, c’est que deux phénomènes sociétaux se sont produits parallèlement pendant cette même décennie en Algérie.
Le premier est un recentrage des valeurs culturelles autour des valeurs religieuses des 30-50 ans de cette décennie avec un frein concernant les avancées des années 1980. Dans les rues, on voyait plus de femmes voilées, plus d’hommes barbus et habillés en djellabas, plus de mosquées construites, un acharnement sur la politique d’arabisation de l’école publique, et une atmosphère de rejet des valeurs occidentales a imbibé ces parents âgés de 30 à 50 ans.
Une explication rapide peut être trouvée dans la terreur des groupes terroristes qui démontraient leurs barbarie chaque jour dans les reportages télés et dans les journaux écrits et appelaient à l’instauration d’une république islamique, un retour aux valeurs originelles du peuple algérien. Sauf que, aux yeux de l’Histoire, le peuple algérien avait choisi, dans un cheminement pacifique la décennie précédente, plus de liberté, moins de morale religieuse.
Le deuxième phénomène a caractérisé la société dans son ensemble mais a touché les 10-30 ans des années 1990. Pendant cette décennie, des myriades de paraboles ont poussé sur les toits et les balcons de la plus vétuste cité de la banlieue d’Alger au plus éloigné des villages de la Kabylie. Ils étaient d’abord orientés vers l’Occident puis vers l’Orient avec l’avènement des chaînes telles qu’Al Djazira et puis la direction s’est équilibrée. Il y a même eu des familles qui disposaient de deux paraboles !
Les 10-30 ans ont donc grandi avec les chaînes télé françaises et européennes : leurs pubs, leurs films, leurs dessins animés, leurs valeurs et leurs rêves. Ils ont également vu les bananes se démocratiser, le trabendo leur offrir tout ce qui peut s’acheter en Occident, en allant du soutien-gorge aux Air Max et, pour les plus petits, les outils de l’inspecteur Gadget se présenter dans les boutiques. De façon tout à fait logique, ces jeunes ont été des espèces de mutants : consommateurs et désireux de valeurs occidentales, et en même temps gardant leur culture et leur attachement à leur pays. Ces 10-30 ans, ont dans leur gènes ce que leur parents n’ont pas : l’emprunte capitaliste, un équilibre instable dont les paramètres sont liberté et consommation.
La décennie 2000 a été décisive. Elle a vu cette emprunte capitaliste s’encrer un peu plus dans les nouveaux 10-30 ans. Cette décennie peut-être résumée par une image qui me reste en tête, suite à l’un de mes voyages à Alger : dans un quartier populaire, une large majorité de jeunes, 15-25 ans, presque autant de garçons que de filles ; la moitié des filles étaient voilées, mais quasiment toutes maquillées, portant des jeans et des t-shirts moulants et sexy. Consommation et liberté ont avancé de pair, l’équilibre a vu ses deux paramètres se renforcer mutuellement tout en gardant son caractère instable. Instabilité qui s’est manifesté lors de manifestations diverses mais qui n’ont pas abouti à leur objectif : est-ce dû à la peur de ces jeunes (ou simplement leur refus) de revenir à un déséquilibre instable comparable au chaos des années 1990, ou simplement la crainte de perdre, pendant un temps indéterminé, leur à peu près liberté et leur a peu près société de consommation naissante dont il se délectent malgré leurs problèmes plus sérieux ?
Pour la décennie actuelle, autant dire l’avenir :
Les pessimistes diront que ces jeunes sont schizophrènes et feront à un moment à un autre un retour vers leurs racines et échafauderont une théorie classique du chaos, actuellement appelé islamisme.
Les optimistes verront en ces jeunes l’espoir d’une Algérie nouvelle, guidée par sa jeunesse vers plus d’ouverture, de liberté et de démocratie.
Et les pragmatiques diront qu’il est difficile de prévoir et que tout dépendra, essentiellement, de la capacité des autorités à dynamiser le pays économiquement parlant, autant dire diminuer les frustrations de ces jeunes : capacité à trouver un travail, capacité à valoriser ses études, des études de qualités, capacité de mobilité nationale et internationale, plus de structures de soins, plus de structures sportives, plus de reconnaissance culturelle, moins de morale religieuse dans les lois, plus de capacité d’expression libre (journaux, livres, magazines, radios, télés…) et un frein à la posture de victime éternelle du colonialisme. Presque des banalités.
Presque le même constat que partout ailleurs dans les pays du tiers monde, mais la clé de l’équation réside moins dans le fait d’apporter des réponses à ces manques et frustrations que dans la vitesse même de cette réponse.
Pays du "printemps arabe", voici donc un cycle que vous risquez de suivre les vingt prochaines années. Il est préférable pour tous, et vous souhaitez tous éviter la phase des années 1990 algériennes, normal, mais ce n’est sans doute pas une raison de ne pas vous regarder dans ce miroir, l’Algérie. Question cruciale : à quelle vitesse allez-vous répondre aux aspirations de vos actuels et futurs 10-30 ans ?
Auteur parrainé par Simon Porcher
Nouvel Obs
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