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Sid-Ahmed Agoumi : Le théâtre, le plaisir de dire et les médiocres

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  • Sid-Ahmed Agoumi : Le théâtre, le plaisir de dire et les médiocres

    Sid-Ahmed Agoumi, un géant de la scène, une icône, nous entretient de son expérience, du théâtre en Algérie et n'oublie nullement d'esquisser quelques propositions de sortie du tunnel tout en ne ménageant ni les uns ni les autres.

    C'est l'un des rares hommes de théâtre algériens actuels qui a une extraordinaire maîtrise de la scène et des jeux théoriques fondant la pratique théâtrale.

    Acteur de cinéma et de théâtre, maîtrisant toutes les langues en présence (kabyle, arabe dialectal, arabe littéraire et français), Agoumi séduit, utilisant tous les registres linguistiques et artistiques, son spectateur qui l'adopte facilement. Il a touché à tous les genres de théâtre et côtoyé de grandes personnalités du spectacle et de la littérature. Il lit beaucoup, passe de Camus à Tchékhov, puis Beckett, mais reste marqué par Kateb Yacine.

    Le Soir d’Algérie : Ne serait-il pas plus intéressant et plus opératoire de monter des pièces en Algérie, ce qui te permettrait peut-être de mieux cerner l'état du théâtre en Algérie aujourd'hui ?


    Sid-Ahmed Agoumi : Cela fait déjà longtemps que je me pose la question relative à l'organisation de mon retour en Algérie. En exerçant mon métier en France, je n'enrichis que ma propre personne. Il est égoïste de penser à soi et à sa carrière alors qu'il est possible d'apporter aux autres qui attendent peut-être un surcroît de soutien. Je m'interpelle en cherchant à rendre ce que j'ai reçu, ce que j'ai acquis de ce métier. Le théâtre est l'espace privilégié du partage. Sans la générosité, l'acteur perd une grande partie de lui-même, sa force, son humanité. Je me dis qu'il est temps de permettre aux autres de bénéficier de mon expérience, de mes acquis d'homme de théâtre. Je ne pourrais être utile qu'en mettant en scène des pièces pouvant éveiller chez les jeunes comédiens cette folle envie, d'apprendre, de se former et de mieux se confronter avec les expériences théâtrales actuelles. Ce que j'ai remarqué tout de même à Alger, c'est cette floraison de monologues et de pièces à petite distribution qui donne une certaine idée, peu joyeuse, de l'activité théâtrale. Je comprends tout à fait ce choix, mais cela demeure une forme tronquée du théâtre. Le monologue est assez dangereux parce qu'il ne permet pas aux acteurs d'interpréter et de cristalliser les espaces complexes du jeu théâtral. N'est pas Gogol qui veut. Il faut tout de même que vous sachiez que j'ai été le premier comédien algérien à interpréter un monologue. Il s'agit du Journal d'un foude Gogol. Aujourd'hui, du moins pour les pièces que j'ai eu à voir, les acteurs n'interprètent plus, ils ne re-présentent qu'eux-mêmes. Il est temps de renouer avec le répertoire classique. Durant les premières années de l'indépendance, le théâtre algérien a monté Shakespeare, Calderon, Molière, Goldoni, O'Casey, Brecht et j'en passe. C'était le temps de l'embellie théâtrale marquée par une extraordinaire curiosité et une inextinguible soif d'apprendre. Puis, surtout, à partir de la fin des années 80, les choses ont sérieusement connu un dramatique déclin à tous les niveaux de l'activité théâtrale.

    Un projet qui devait être produit avant ton départ en France a été interrompu et tu as été obligé, juste après l'assassinat de Alloula, de quitter l'Algérie pour t'installer en France...

    A quoi bon vivre de regrets et plonger dans l'univers incongru du regret. Il se trouve qu'aujourd'hui, je reprends ce projet, c'est l'essentiel. Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie. Il n'y a pas de vie de rechange. Je ne peux avoir de regrets. J'ai vécu une autre expérience qui m'a permis de me confronter à d'autres écritures et à d'autres espaces. Tu sais, la mort n'est pas effrayante, elle l'est si la projection de soi n'est pas aboutie. Tout individu qui se projette dans une sorte d'espace futur devrait aboutir à une sorte d'ouverture, d'extase. En Algérie, ce que je craignais, ce n'est pas la mort, mais le fait de vivre la mort au quotidien, une sorte d'ersatz de la culture de l'ordinaire.

    Justement, que t'a apporté cette expérience française ?

    Il faut que je vous dise qu'elle ne m'a absolument rien apporté en tant que formation dans la mesure où j'ai fait mes écoles en Algérie. Par contre, j'ai découvert d'autres textes et d'autres auteurs comme Koltès et Pirandello (revisité) montés par de grands metteurs en scène. Si j'ai trouvé ma place en France, c'est grâce à mes acquis antérieurs. On ne m'a pas fait de cadeau. C'est vrai, j'ai été confronté à d'autres expériences, d'autres intelligences et à de nouvelles approches théâtrales. Avoir toujours les mêmes partenaires, c'est sclérosant. Cette sortie du pays m'a permis de visiter des lieux ludiques extraordinaires, d'autres pays où j'ai joué comme le Canada, la Suisse, la Belgique, la France. J'ai appris comment fonctionne le théâtre dans ces contrées parce que le théâtre est une merveilleuse entreprise qui exige une remise en question perpétuelle et un travail infini. Le théâtre est avant tout une leçon d'humilité, une projection dans le futur, une courageuse découverte de soi et des autres et une mobilisation de toutes les énergies vitales. Je n'ai pas fait ce métier pour cachetonner. Si je l'ai fait, c'est parce que j'appréhende assez son pouvoir et aussi ses limites.

    Le théâtre est donc, pour toi, une sorte d'aventure permanente, un renouvellement constant...

    Oui, cela va de soi. L'expérience théâtrale est paradoxale, individuelle et collective à la fois, littéraire et scénique, éternelle et instantanée. C'est très complexe. Chacun porte sa vision, ses desseins. A l'époque de la décentralisation, on mettait toujours en avant l'esthétique théâtrale dans laquelle s'incruste le politique comme si le théâtre pouvait être réduit à l'action politique. Tout le monde sait que depuis Aristote et sa «poétique », le théâtre est pleinement travaillé par le politique, son essence est politique. Il faudrait lire les grands tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide. Pourquoi donc le surpolitiser ? Drôle de manière d’embastiller l'univers théâtral. Réduire le théâtre à sa dimension politique, c'est l'appauvrir, l'affadir, le rendre prisonnier de discours extérieurs et étrangers à sa vocation. Il faudrait savoir que le propre du théâtre, c'est le donner à voir. Le public, trop nourri de cinéma et de télévision, va au théâtre avec une image singulière, celle de redécouvrir ses constructions imaginaires. Nous sommes ainsi obligés de concevoir notre esthétique par rapport à la technique cinématographique. Mais cela ne veut pas dire que nous devrions être prisonniers des goûts et des attitudes du public. Cette paresseuse posture défigure le théâtre. Quand on dit, il faudrait répondre à l'attente du public et réaliser des pièces «comiques» ou des pièces purement «politiques», c'est soutenir une vision erronée et factice de l'attente du public. Ce choix est strictement politique. Ainsi, ces gens-là nous demandent d'appauvrir notre discours pour être au niveau du public, infantilisé et méprisé par ceux-là mêmes qui cherchent à le rabaisser. C'est la même chose pour le cinéma et la télévision.

    Tu viens d'évoquer le cinéma et la télévision. Quels rapports entretiens-tu avec ces trois structures mitoyennes que sont le théâtre, le cinéma et la télévision ?


    Je ne regrette pas d'avoir fait du cinéma et de la télévision. Je regrette certains films que je n'ai d'ailleurs pas vus. C'est grâce au cinéma et à la télévision que je me suis fait une petite place dans le cœur des Algériens. Le métier incite l'acteur à cultiver un certain narcissisme et à saisir la pauvreté de l'univers artistique. Nous avons un sérieux problème d'écriture. Les bons réalisateurs ne sont pas légion.

    L'Algérie a connu, à un certain moment de son histoire, des romanciers, des peintres et des poètes de valeur, mais semble trop pauvre, surtout ces dernières années, dans les métiers du théâtre et du cinéma, c'est ce que j'ai compris de ce que tu dis...

    Effectivement, les années 50, 60, 70 par exemple, ont connu une floraison de bons écrivains, mais le cinéma n'a pas vécu la même situation. L'Algérie peut être fière d'avoir produit les meilleurs romanciers du Maghreb et du monde arabe. Très peu d'auteurs se sont intéressés au théâtre. Il y eut, certes, Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Dib mais sa pièce, Mille hourras pour une gueuse, ne marque pas les esprits, sa thématique est assez obscure. Le cadavre encerclé de Kateb Yacine est plutôt un long poème dramatique. Nous l'avions joué en arabe littéraire, ce qui a obscurci davantage le texte, malgré une belle traduction. L'absence d'auteurs de théâtre a poussé des comédiens à écrire pour le théâtre, avec des fortunes diverses, certains avec beaucoup de bonheur.

    Si l'écriture dramatique te semble peu sérieuse, qu'en est-il, selon toi, de l'univers de la mise en scène ?


    Je dois reconnaître que j'ai eu deux metteurs en scène qui m'ont beaucoup appris. Il s'agit de Mustapha Kateb qui m'a inculqué l'intelligence du texte et de Allel El Mouhib qui m'a enseigné le mouvement et le rythme. En alliant les deux expériences, je me suis fait une sorte de construction qui me permet de mieux appréhender la réalité scénique. Je ne peux oublier la rigueur de Ziani. Quant à mes rencontres en France, elles m'ont permis d'approcher de grands metteurs en scène européens. Mais il faut que je te dise que ce qu'on me propose ici, en France, ne m'enthousiasme guère. Il y a cette pensée cartésienne qui est parfois synonyme d'embastillement qui vous rappelle sans cesse vos origines. Acteur, je ne fais que me redire. Se redire, c'est ennuyeux. Mais cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas eu ici en France des choses intéressantes. Cette expérience à l'étranger m'a ouvert la voie de la découverte d'autres univers dramatiques et de nouvelles conceptions de la scène. J'ai joué Novarina, Mateivisniec, Koltès et bien d'autres qui m'ont donné à voir une autre conception du monde et du théâtre.

  • #2
    C'est vrai que tu as toujours été fasciné par les nouvelles écritures, même si tu es aussi marqué par le répertoire classique, tu as été, à ma connaissance, le premier à monter en Algérie En attendant Godot de Beckett.

    C'est vrai. L'artiste doit être toujours en quête de nouveaux styles, de nouvelles écritures et d'univers scéniques originaux. J'ai été le premier à avoir mis en scène Beckett que j'ai intitulé de façon prémonitoire «Fi intidhar el mehdi», partant de ces deux devises-phare : «malheur à un peuple qui a besoin de héros» (maxime brechtienne) et «malheur à un peuple qui veut attendre son salut d'un autre». C'est pour cette raison qu'on m'avait dégommé de la direction du théâtre d'Annaba, parce que le théâtre est un instrument de combat. Je disais dans la pièce qu'un peuple ne doit son salut qu'à lui-même. Cette pièce a abordé des problèmes non abordés, tus, mais je l'ai fait, non pas dans une perspective didactique, mais en suggérant, en privilégiant la dimension spectaculaire, foncièrement théâtrale. La place de l'acteur était primordiale. J'ai toujours accordé une importance particulière au jeu de l'acteur.

    Justement, comment l'acteur devrait-il s'exprimer, révéler ses performances ?


    Le talent n'est pas un mystère. Tout le monde peut être talentueux. Un musicien a un outil, son instrument. Quel est l'instrument de l'acteur ? C'est son corps qui est le lieu d'articulation de toute son interprétation et d'un ensemble de gammes. Ce qu'a écrit l'auteur ne suffit pas à l'acteur qui doit nourrir et alimenter continuellement son imaginaire. Le comédien ne devrait pas être paresseux, il devrait toujours être en quête de nouveaux savoirs. Rouiched me tançait souvent pour lui expliquer la distanciation et les jeux de l'écriture dramatique pouvant l'aider dans sa démarche dramatique.

    Tu viens de parler de corps. En Algérie, abandonné, marqué du sceau de l'oubli, sclérosé, il semble peu agile, absent. Qu'en dis-tu ?


    Nos acteurs ont un pressant besoin de formation. La médiocrité investit tous les espaces de la création. Ce qui est terrifiant, ce n'est pas la médiocrité en soi, mais c'est quand l'autorité se place en autorité, se drape des oripeaux de l'autorité. Les médiocres ne me dérangent que quand ils osent penser. Aujourd'hui, les structures théâtrales permettent un tas de niaiseries...

    Qu'en est-il justement de l'entreprise théâtrale, notamment après la décentralisation ? Tu as vécu le parcours du théâtre en Algérie comme acteur, metteur en scène, directeur du théâtre régional de Annaba et du TNA, ce qui te donne le droit d'apprécier l'expérience théâtrale...

    Les structures régionales étaient obsolètes dès leur naissance. Nous n'avons fait que reproduire, sans aucune réflexion, quelques textes législatifs français qui n'ont pas été revisités. Il fallait les revoir, et accorder plus de souplesse et de liberté à l'entreprise et à la création. Les textes d'aujourd'hui favorisent le fonctionnariat et négligent la dimension artistique. Actuellement, il faudrait recourir au mécénat, créer des lieux de théâtre en dehors des structures officielles devant être au service de l'œuvre, non pas au service des gens qui y travaillent. Le système politique qui nous régit sent-il la nécessité d'avoir une culture libre et indépendante ou se contente-t-il d'une culture de représentation ? C'est une question ouverte.

    Que faut-il faire pour changer les choses ?


    Les choses peuvent changer à partir de situations individuelles. La solution est individuelle. C'est en laissant se confronter les expériences des uns et des autres et en permettant à ces expériences d'aller au bout d'elles-mêmes que le meilleur s'imposera. Il faudrait multiplier les lieux, diversifier les points de vue. Nous avons un public à retrouver. Ces expériences ne peuvent se faire qu'en présence du public, mais on ne doit pas lui faire totalement confiance parce que, parfois, il va vers la facilité. Tous les théâtres sont excentrés. Le centre de la ville s'est déplacé. Il faudrait donner aux structures théâtrales une certaine convivialité.

    Entretien réalisé par AHMED CHENIKI, Le Soir

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