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La complainte du Vieux Marin

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  • La complainte du Vieux Marin

    Première Partie

    Un vieux Marin rencontre trois Gentilshommes invités à un festin de noces, et en retient un.

    C'est un marin d'âge très avancé,
    Il en arrête un parmi trois.
    « Ô barbe grise à l’œil étincelant,
    Tu veux m’arrêter, et pourquoi ?

    Chez le marié la porte est grand ouverte,
    Et je suis de ses parents proches ;
    Les hôtes sont rendus, la fête est prête,
    Et tu peux entendre la noce. »

    Il le tient avec sa main décharnée,
    Il dit : « Il était un bateau. »
    « Au large ! Lâche-moi, vieille barbe grise ! »
    Sa main retomba aussitôt.


    Le Convive est ensorcelé par l'œil du vieux coureur des mers, et contraint d'entendre son récit.

    Il le tient de son œil étincelant -
    Le Convive cesse son jeu,
    L’écoute comme un enfant de trois ans :
    Le vieux Marin a ce qu’il veut.

    Le Convive est assis sur une pierre :
    Il est bien forcé d’écouter ;
    C’est ainsi que poursuivit ce vieil homme,
    Le Marin à l’œil enflammé.

    Sous les vivats, le bateau sort du port.
    Nous nous enfoncions tout gaillards
    Dessous l’église, dessous la colline,
    Au-dessous du sommet du phare.


    Le Marin raconte comment le bateau fit voile vers le sud, par bon vent et beau temps, jusqu'à atteindre la Ligne.

    Le Soleil se levait côté bâbord,
    De l’océan il émergeait !
    Et radieux il brillait, puis sur tribord
    Dans l’océan redescendait.

    Plus haut, plus haut il montait chaque jour,
    Jusqu’à midi coiffer le mât. »
    Le Convive se frappa la poitrine,
    Car lors le basson résonna.


    Le Convive entend la musique nuptiale ; mais le Marin poursuit son récit.

    La mariée est entrée dans la grand-salle,
    Comme une rose elle est rougie ;
    Hochant la tête vont la précédant
    Les ménétriers réjouis.

    Le Convive se frappa la poitrine,
    Mais est bien forcé d’écouter.
    C’est ainsi que poursuivit ce vieil homme,
    Le Marin à l’œil enflammé.


    Le bateau est drossé par une tempête vers le pôle sud.

    - Puis alors surgit le Vent de tempête,
    Fort et tyrannique il se fit :
    Frappant de ses ailes irrésistibles,
    Vers le sud il nous poursuivit.

    Les mâts penchés, la proue dans l’eau enfouie,
    Tel ceux qui, pressés de coups et de cris,
    Trouvent encor l’ombre de l’ennemi
    Et vers l’avant tendent le front,
    Le bateau cinglait, le vent rugissait,
    Et vers le sud, oui, nous fuyions.

    Vinrent lors et le brouillard et la neige,
    Et prodigieux devint le froid.
    Hautes comme le mât, vert d’émeraude,
    Des glaces flottaient çà et là.


    Le pays des glaces et des bruits effrayants, où il n'y avait rien à voir de vivant.

    Dans la bourrasque, les falaises neigeuses
    Répandaient un éclat blafard ;
    Pas une forme d’homme ni de bête :
    De la glace pour tout regard.

    De la glace d’un côté comme l’autre,
    Partout de la glace à foison,
    Qui craquait, grognait, grondait, rugissait,
    Comme dans une pâmoison !


    Jusqu'à ce qu'un grand oiseau de mer, appelé l'Albatros, vînt à traverser le brouillard neigeux, et fût reçu avec grande joie et hospitalité.

    À la fin nous croisa un Albatros,
    Il surgit dans le ciel brumeux ;
    Et le saluant comme une âme chrétienne,
    Nous criâmes le nom de Dieu.

    Il mangea des mets inconnus de lui,
    Et resta autour à voler.
    La glace se fendit - bruit de tonnerre -
    Et le barreur nous fit passer !






    Et voici que l'Albatros se révèle oiseau de bon augure, et suit le navire dans son retour vers le nord à travers le brouillard et les glaces flottantes.

    Puis un bon vent du sud se mit d’arrière ;
    L’Albatros suivit notre train,
    Et chaque jour, pour manger ou jouer,
    Il vint à l’appel des marins !

    Brume ou nuage, sur la toile ou le mât,
    Il percha durant neuf vêprées,
    Comme la Lune luisait toute blanche
    Dans le brouillard et ses fumées.


    Le vieux Marin, contre les lois de l'hospitalité, tue le saint oiseau de bon augure.

    - Que Dieu te sauve, ô toi le vieux Marin !
    De ces démons qui te harassent !
    Pourquoi regard ? - De mon arbalète,
    J’ai abattu notre Albatros .
    The Sea is Woman, the Sea is Wonder, her other name is Fate!

  • #2
    Deuxième Partie

    Le Soleil lors se levait sur tribord,
    De l’océan il émergeait
    Dans les brumes encore, et sur bâbord
    Dans l’océan redescendait.

    Et le bon vent du sud soufflait encore,
    Mais d’oiseau, il n’en était point
    Qui chaque jour, pour manger ou jouer,
    S’en vînt à l’appel des marins !


    Ses camarades se récrient contre le vieux Marin, lui reprochant d'avoir tué l'oiseau de bonne fortune.

    Et j’avais fait une chose infernale,
    Le malheur ce leur porterait :
    Car tous disaient que j’avais tué l’oiseau
    Grâce auquel la brise soufflait.
    Ah misérable ! dirent-ils, tuer l’oiseau
    Grâce auquel la brise soufflait !


    Mais une fois le brouillard dissipé, ils justifient cela même, et se rendent ainsi complices du crime.

    Ni trouble ni rouge, vraie tête de Dieu,
    Le glorieux Soleil se leva :
    Tous dirent lors que j’avais tué l’oiseau
    Qui apportait brume et brouillas.
    C’était justice de tuer ces oiseaux
    Qui apportent brume et brouillas.


    La belle brise se maintient ; le bateau pénètre dans l'Océan Pacifique, et fait voile vers le nord, jusqu'à atteindre la Ligne.

    La brise soufflait, l’écume volait,
    Le sillage allait librement ;
    Nous étions les premiers à pénétrer
    Dans ce silencieux océan.


    Le bateau soudain s'est vu encalminé.

    Tomba la brise, les voiles tombèrent,
    Il faisait un triste accablant ;
    Et nous ne parlions plus que pour briser
    Le silence de l’océan !

    Dans un ciel brûlant qui semblait de cuivre,
    Tout juste au-dessus de la hune,
    Le Soleil sanglant perchait à midi,
    Pas plus grand que ne l’est la Lune.

    Et jour après jour, et jour après jour,
    Nous restâmes encalminés ;
    Aussi figés qu’un dessin de navire
    Sur un océan dessiné.


    Et l'Albatros commence à être vengé.

    De l’eau, de l’eau, de l’eau, partout de l’eau,
    Et les planches racornissaient ;
    De l’eau, de l’eau, de l’eau, partout de l’eau,
    Nulle goutte ne nous restait.

    Les profondeurs mêmes se pourrissaient :
    Ô Christ ! Faut-il donc de tels lieux ?
    Oui-da, de visqueuses choses à pattes
    Rampaient sur l’océan visqueux.

    Autour, en une cohue tournoyante,
    La nuit, les feux de mort dansaient ;
    L’eau, comme les huiles d’une sorcière,
    Verte, et bleue, et blanche brûlait.


    Un Esprit les avait suivis ; un des habitants invisibles de cette planète, qui ne sont ni anges ni âmes défuntes ; au sujet desquels on peut consulter Josèphe, le savant juif, et Michel Psellus, la platonicien de Constantinople. Ils sont très nombreux, et il n'est pas de climat ou d'élément qui n'en ait un ou davantage.

    Et certains dans leurs songes reconnurent
    L’Esprit qui nous affligeait là ;
    Par neuf brasses de fond il nous suivait
    Depuis la neige et le brouillas.

    Et chaque langue, en cette aridité,
    Se flétrissait jusqu’à la souche ;
    Nous ne pouvions parler, comme étouffés
    Avec de la suie plein la bouche.


    Les camarades d'équipage, en leur âpre détresse, voudraient bien rejeter toute la faute sur le vieux Marin : en signe de quoi ils suspendent l'oiseau mort autour de son cou.

    Ah ! quelles journées ! quels regards mauvais
    Des jeunes et vieux je reçus !
    À la place de la croix, l’Albatros
    Autour du cou me fut pendu.
    The Sea is Woman, the Sea is Wonder, her other name is Fate!

    Commentaire


    • #3
      Troisième Partie

      Un temps épuisant passa. Chaque gorge
      Était toute parcheminée.
      Un temps épuisant ! un temps épuisant !
      Les yeux se voilaient, exténués,
      Quand en regardant vers l’ouest, dans le ciel,
      Je vis quelque chose approcher.


      Le vieux Marin aperçoit un signe sur les éléments.

      D’abord, ce parut une menue tache,
      Puis ce parut une nuée ;
      Cela bougeait, bougeait, et prit enfin
      Quelque forme, eus-je la pensée.

      Tache, nuée, forme, eus-je la pensée !
      Et toujours cela s’approchait :
      Comme en esquivant un esprit des eaux,
      Ce plongeait, louvoyait, virait.


      À mesure qu'il se rapproche, il lui semble que c'est un bateau, et au prix d'une lourde rançon, il libère sa parole des entraves de la soif.

      La gorge asséchée, les lèvres grillées,
      Nous ne pouvions rire ou pleurer ;
      L’aridité nous rendait tous muets !
      Je mordis mon bras, le sang j’en suçai,
      Et dis : « Une voile ! une voile ! »


      Un éclair de joie ;

      La gorge asséchée, les lèvres grillées,
      Hagards ils m’ouïrent crier.
      « Grand merci ! » grignèrent-ils en leur liesse,
      Et aussitôt le souffle en eux se presse,
      Comme s’ils étaient tous à boire.


      Suivi d'horreur. Car peut-elle être un bateau, cette chose qui avance sans brise ni remous ?

      « Regardez ! (dis-je) elle ne louvoie plus !
      Mais au secours s’en vient vers nous.
      Elle s’avance tout droit sur sa quille,
      Marchant sans brise ni remous ! »

      La vague à l’ouest était tout enflammée,
      Le jour était presque fini !
      Presque sur la vague à l’ouest reposait
      Le brillant Soleil élargi ;
      Quand l’étrange forme vira soudain,
      Et devant le Soleil se mit.


      Il lui semble que ce n'est que le squelette d'un bateau.

      Sitôt le Soleil fut rayé de barres,
      (Mère des cieux, porte-nous grâce !)
      Comme s’il guignait derrière une grille
      De sa large et brûlante face.


      Et ses côtes ont l'air de barres sur la face du Soleil couchant.

      Hélas ! (pensai-je, et mon cœur battait fort)
      À quelle vitesse elle arrive !
      C’est sa voilure qui brille au Soleil,
      Tremblant en filandres chétives ?




      La Femme-Spectre et sa compagne la Mort, et personne d'autre à bord du bateau-squelette.

      C’est donc là sa membrure où le Soleil
      Guignait comme par une grille ?
      Et cette femme, est-ce tout l’équipage ?
      Est-ce une Mort ? et seraient-elles deux ?
      Avec, c’est la Mort qui voyage ?


      Tel vaisseau, tel équipage !

      Ses lèvres étaient rouges, ses regards fiers,
      Ses boucles étaient jaune d’or,
      Et sa peau de la lèpre avait le blanc :
      Ce cauchemar était Vie-dans-la-Mort,
      Qui de l’homme gèle le sang.


      La Mort et la Vie-dans-la-Mort ont joué aux dés l'équipage du bateau, et celle-ci gagne le vieux Marin.

      La carcasse nue passa tout du long,
      Et les deux formes jouaient aux dés ;
      En sifflant trois fois, celle-ci s’écrie :
      « Le jeu est fini ! J’ai gagné ! »


      Point de crépuscule à la cour du Soleil.

      Le Soleil plonge ; les étoiles s’élancent :
      D’un seul bond viennent les ténèbres ;
      Dans un long murmure sur l’océan,
      Disparut le vaisseau funèbre.


      Au lever de la Lune,

      Nous écoutions en guettant alentour !
      La peur en mon cœur, comme à une coupe,
      Le sang de ma vie buvotait !
      La nuit épaisse étouffait les étoiles,
      Sous sa lampe le barreur luisait pâle ;
      Des voiles la rosée gouttait -
      Jusqu’à ce qu’à l’est grimpe à l’horizon
      La Lune cornue ; dans sa pointe basse,
      Une étoile seule brillait.


      L'un après l'autre,

      L’un puis l’autre sous la Lune à l’étoile,
      Sans même le temps d’un soupir,
      Tous tournèrent dans une angoisse affreuse
      Leur œil vers moi pour me maudire.


      Ses camarades tombent morts.

      Quatre fois cinquante hommes bien vivants
      (Et nul soupir je n’entendis)
      Lourdement tombèrent dans un bruit sourd,
      L’un puis l’autre, en masse sans vie.


      Mais la Vie-dans-la-Mort commence son ouvrage sur le vieux Marin.

      Les âmes s’envolèrent de leurs corps,
      Vers le ciel ou vers l’oubliette !
      Et chaque âme, en passant auprès de moi,
      Sifflait comme mon arbalète !»
      The Sea is Woman, the Sea is Wonder, her other name is Fate!

      Commentaire


      • #4
        Quatrième Partie

        Le Convive redoute que ce ne soit un Esprit qui lui parle.

        «Tu me fais peur, ô toi le vieux Marin !
        J’ai peur de ta main décharnée !
        Et tu es long, et très maigre, et très brun,
        Comme est la grève côtelée.

        J’ai peur de toi et de ton œil brillant,
        De ta main brune décharnée.
        - Ne crains rien, ne crains rien, toi le Convive !
        Car ce corps-ci n’est point tombé.


        Mais le vieux Marin l'assure de sa vie corporelle, et poursuit en relatant son horrible pénitence.

        Tout seul, tout seul, absolument tout seul,
        Sur un vaste, vaste océan !
        Et jamais un saint ne prit en pitié
        Ma pauvre âme dans les tourments.


        Il honnit les créatures du calme,

        Ô ces hommes si nombreux et si beaux !
        Et tous morts ils étaient gisants ;
        Et mille milliers de choses visqueuses
        Vivaient ; et moi pareillement.


        Et envie que celles-ci doivent vivre, alors que tant gisent morts.

        Je regardais l’océan pourrissant,
        Les yeux vite j’en détournais ;
        Je regardais sur le pont pourrissant,
        Et là les hommes morts gisaient.

        Je regardais le ciel, voulant prier :
        Avant même que ma prière
        Eut jailli, un chuchotement damné
        Desséchait mon cœur en poussière.

        Je fermai les paupières, les tins closes :
        Dans les globes mon pouls battait ;
        Le ciel et la mer, la mer et le ciel
        Pesaient comme un fardeau sur mon œil las,
        Et les morts à mes pieds gisaient.


        Mais la malédiction vit pour lui dans l'œil des morts.

        La sueur froide s’écoulait de leurs membres,
        Sans qu’ils pourrissent ni ne sentent :
        Le regard duquel ils me regardaient
        Perdurait en son épouvante.

        Une malédiction d’un orphelin
        Damnerait un esprit de saint,
        Mais oh ! combien plus horrible est encore
        Celle dans l’œil d’un homme mort !
        Sept jours, sept nuits, je les vis me maudire,
        Et pourtant je ne pus mourir.


        Dans sa solitude immobile, il s'émeut devant la Lune voyageuse, et les étoiles qui toujours demeurent et toujours pourtant se meuvent ; et partout leur ciel bleu leur appartient : c'est le repos qui leur est assigné, et leur pays natal et leur séjour naturel, où elles entrent sans être annoncées, en maîtres que l'on attend assurément mais dont pourtant la venue amène une joie silencieuse.

        Sans tarder nulle part, toujours mouvante,
        La Lune gravissait le ciel.
        Avec douceur elle montait, montait,
        Une étoile ou deux auprès d’elle.

        Ses rayons narguaient la baille étouffante,
        Tels la gelée blanche d’avril ;
        Mais dessous l’ombre énorme du navire,
        Les eaux ensorcelées brûlaient toujours
        D’un terrible rouge immobile.


        Au clair de la Lune il observe les créatures du grand calme que Dieu a faites.

        Par delà même l’ombre du navire,
        Je regardais les serpents d’eau :
        Ils se mouvaient en traînées blanchoyantes,
        Et quand ils se dressaient, cette lueur fée
        Retombait en flocons pâlots.

        Au sein même de l’ombre du navire,
        J’admirais leur riche parure :
        Bleus, verts lustrées, et d’un noir de velours,
        Ils roulaient et nageaient ; chaque traînée
        Éclatait comme un feu d’or pur.


        Leur beauté et leur bonheur.
        Il les bénit en son cœur.


        Heureux êtres vivants ! aucune langue
        N’en saurait dire la féerie ;
        Un flot d’amour jaillit depuis mon cœur,
        Et sans savoir je les bénis ;
        Pour sûr, mon bon saint me prit en pitié,
        Et sans savoir je les bénis.


        Le sortilège commence à se rompre.

        Au même instant je pus enfin prier ;
        Et de mon cou se libérant,
        L’Albatros vint à tomber, et coula
        Comme du plomb dans l’océan.
        The Sea is Woman, the Sea is Wonder, her other name is Fate!

        Commentaire


        • #5
          Cinquième Partie

          Oh, le sommeil ! C’est une douce chose
          Que d’un pôle à l’autre on réclame !
          Que soit louangée la Reine Marie !
          Des cieux elle envoya le doux sommeil
          Qui se glissa dedans mon âme.


          Par la grâce de la très sainte Mère, le vieux Marin est rafraîchi par la pluie.

          Les baquets futiles qui sur le pont
          Étaient demeurés tant de nuits,
          Je les rêvai tous remplis de rosée,
          Et je m’éveillai sous la pluie.

          Mon gosier était froid, mouillées mes lèvres,
          Mes habits pleins d’eau étaient lourds ;
          Assurément j’avais bu dans mes rêves,
          Et mon corps s’abreuvait toujours.

          Je bougeai, sans pouvoir sentir mes membres.
          J’étais si léger - pour un peu,
          Je me serais cru mort en mon sommeil,
          Devenu esprit bienheureux.


          Il entend des bruits et voit des spectacles et des perturbations étranges dans le ciel et les éléments.

          Et bientôt j’entendis un vent rugir ;
          Je ne le vis point approcher,
          Mais sa rumeur vint ébranler les voiles
          Toutes fines et desséchées.

          Les hauteurs de l’air soudain prirent vie !
          Et cent brillants drapeaux de feu
          Tout autour s’élançaient de çà, de là !
          Et blêmes, scintillant de çà, de là,
          Les étoiles dansaient entre eux.

          Ainsi que joncs, les voiles soupirèrent
          Comme le vent rugit plus fort ;
          Et la pluie tombait d’un nuage noir,
          Et la Lune était à son bord.

          L’épais nuage noir lors se fendit,
          La Lune encore à son côté :
          Tels des eaux lancées de quelque haut roc,
          Les éclairs sans cesse tombaient en bloc
          En un large fleuve encaissé.


          Les corps de l'équipage du bateau sont animés par des esprits, et le bateau s'ébranle.

          Le vent jamais n’atteignit le bateau,
          Le bateau s’ébranla pourtant !
          Sous la lueur des éclairs et de la Lune,
          Des morts vint un gémissement.

          Ils gémirent, frémirent, se levèrent,
          Sans bouger les yeux ou parler ;
          C’eût été chose étrange, même en rêve,
          De voir tous ces morts se lever.

          Le barreur à son poste, le bateau
          Sans nul vent reprit son voyage ;
          Les marins, à leur place accoutumée,
          Vinrent manœuvrer les cordages,
          Levant leurs bras tels des outils sans vie -
          Eux, moi, quel horrible équipage !

          J’étais près du corps du fils de mon frère,
          Son genou tout contre le mien ;
          Nous tirâmes ensemble à une corde,
          Pourtant le corps ne me dit rien.


          Mais point par les âmes des hommes, ni par des démons de la terre ou du milieu des airs, mais par une troupe bénie d'esprits angéliques, envoyés d'en haut de par l'invocation du saint patron.

          - Tu me fais peur, ô toi le vieux Marin !
          - Ô Convive, reste serein !
          Ce ne sont ces âmes enfuies en peine
          Qui dedans leurs corps défunts s’en reviennent,
          Mais une troupe d’esprits saints.

          Car à l’aube, laissant tomber leurs bras,
          Autour du mât ils s’assemblèrent ;
          Des mélodies lentement de leurs bouches
          Montèrent, puis leurs corps quittèrent.

          Avant de s’élancer vers le Soleil,
          Chacune flotta alentour ;
          Et lentement les mélodies revinrent,
          Mêlées ou chacune à son tour.

          Parfois j’entendais chanter l’alouette,
          Comme en gouttes tombant des cieux,
          Parfois tous les petits oiseaux du monde ;
          Comme ils semblaient remplir la mer et l’air
          De leur babillage harmonieux !

          Tantôt c’est comme un concert d’instruments,
          Tantôt comme un seul flageolet ;
          Et maintenant, c’est un chant angélique
          Qui les cieux mêmes rend muets.

          Il prit fin ; mais les voiles continuèrent
          Jusqu’à midi leur bruit plaisant,
          Comme d’un ru caché sous le feuillage
          En un mois de juin verdoyant,
          Qui toute la nuit aux bois endormis
          Chante son air paisiblement.

          Jusqu’à midi nous cinglâmes en paix,
          Sans la moindre brise pourtant :
          Le navire voguait lent et tranquille,
          Poussé d’en dessous vers l’avant.


          L'Esprit solitaire du pôle sud transporte la bateau jusqu'à la Ligne, obéissant à la troupe angélique, mais réclame toujours vengeance.

          Sous la quille par neuf brasses de fond,
          Depuis la neige et le brouillas,
          L’esprit glissait ; c’était lui qui faisait
          Aller le bateau de ce pas.
          Les voiles à midi firent silence,
          Le bateau avec s’arrêta.

          Le Soleil tout juste au-dessus du mât
          L’avait rivé à l’océan ;
          Mais un instant plus tard il s’ébranla
          D’un pénible et court mouvement -
          En arrière, en avant, à mi-longueur,
          D’un pénible et court mouvement.

          Alors, comme on lâche un cheval qui piaffe,
          Le bateau soudain fit un bond :
          Ce me fit monter le sang à la tête,
          Et je tombai en pâmoison.


          Les démons qui accompagnent l'Esprit du Pôle, habitants invisibles des éléments, partagent son grief ; et deux d'entre eux se racontent l'un à l'autre qu'une longue et lourde pénitence pour le vieux Marin a été accordée à l'Esprit du Pôle, qui s'en retourne vers le sud.

          Combien de temps je demeurai ainsi,
          Je ne saurais point l’assurer ;
          Mais avant mon retour à la vie vraie,
          J’entendis et discernai dans mon âme
          Deux voix dans l’air à se parler.

          « Est-ce lui ? » dit l’une. « Est-ce bien cet homme ?
          Par celui qui mourut en croix,
          Cet homme avec sa cruelle arbalète
          Abattit l’Albatros benoît.

          Cet esprit qui habite en solitaire
          Parmi la neige et le brouillas
          Aimait cet oiseau qui aimait cet homme
          Qui d’une flèche le perça. »

          L’autre voix était de note plus douce,
          Aussi douce que la miellée.
          Elle parla : « L’homme a fait pénitence,
          Et n’a point fini d’expier. »
          The Sea is Woman, the Sea is Wonder, her other name is Fate!

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          • #6
            Sixième Partie

            Première voix
            « Mais dis-moi, dis-moi, poursuis ton discours,
            Toi qui réponds si doucement -
            Qu’est-ce qui fait donc filer ce bateau ?
            Et qu’est-ce que fait l’océan ? »


            Seconde voix
            « Figé tel l’esclave devant le maître,
            L’océan de souffle est privé ;
            Vers la Lune dans un parfait silence
            Son grand œil brillant est tourné -

            Pour savoir son chemin - car c’est bien elle
            Qui le guide, calme ou furieux.
            Vois, frère ! comme elle abaisse sur lui
            Ses regards doux et gracieux. »


            Le Marin a été plongé dans une transe ; car la puissance angélique fait filer le vaisseau vers le nord plus vite qu'une vie humaine ne le saurait supporter.

            Première voix
            « Mais qu’est-ce qui fait filer ce bateau
            Sans vague, sans un souffle d’air ? »


            Seconde voix
            « L’air se fend devant lui à son approche,
            Et puis se referme derrière.

            Volons, frère, volons ! plus haut, plus haut !
            Ou bien nous n’arriverons point :
            Ce bateau musera, quand finira
            L’ensorcellement du Marin. »


            Le mouvement surnaturel se ralentit ; le Marin s'éveille, et sa pénitence reprend.

            Je m’éveillai, et vis que nous voguions
            Comme par temps paisible et doux :
            La nuit était tranquille sous la lune ;
            Les morts ensemble étaient debout.

            Ils étaient tous ensemble sur le pont -
            Un charnier mieux leur convenait :
            Tous me fixaient de leurs regards de pierre,
            Qui sous la Lune scintillaient.

            L’angoisse, la malédiction, la mort
            Jamais ne s’en étaient allées :
            Je ne pus détacher mes yeux des leurs
            Ni les élever pour prier.


            La malédiction est enfin expiée.

            Puis ce charme fut rompu ; à nouveau
            Je contemplai l’océan vert,
            Regardant au loin, mais ce qu’autrement
            J’aurais vu, je ne le vis guère.

            Tel celui qui, plein de peur et d’effroi,
            Sur une route solitaire,
            Se tourne une fois puis repart,
            Sans plus regarder en arrière ;
            Car il sait qu’un démon épouvantable
            Marche tout près de lui derrière.

            Mais bientôt, un vent me souffla dessus,
            Sans faire bruit ni mouvement :
            Il ne laissait en passant sur la mer
            Nul signe d’ombre ou d’ondoiement.

            Il jouait dans mes cheveux, touchait ma joue,
            Ainsi qu’au pré la brise flue -
            Bien qu’il se mêlât étrange à mes peurs,
            C’était comme une bienvenue.

            Vite, vite se pressait le bateau
            Qui voguait paisible pourtant ;
            Légère, légère soufflait la brise,
            Mais sur moi-même seulement.





            Et le vieux Marin aperçoit son pays natal.


            Oh ! Rêve de joie ! est-ce le sommet
            Du phare que je vois ici ?
            Est-ce bien la colline ? Est-ce l’église ?
            Est-ce donc mon propre pays ?

            En dérivant, nous franchîmes le môle,
            Et dans mes sanglots je priais -
            Ô permets-moi de m’éveiller, mon Dieu !
            Ou fais que je dorme à jamais.

            La rade était d’une clarté de verre
            Tant la mer était lisse et une !
            Et sur la baie, la silhouette lunaire
            Reposait dans le clair de lune.

            Le rocher resplendissait, et l’église
            Dressée dessus pareillement :
            Le clair de lune baignait de silence
            La girouette sans mouvement.


            Les esprits angéliques quittent les corps défunts,

            La baie, dans cette lumière muette,
            Luisait blanche, lorsque soudain
            En surgirent de nombreuses figures,
            Des ombres teintées de carmin.


            Et apparaissent sous leurs propres formes de lumière.

            Guère éloignées de la proue se tenaient
            Ces ombres de carmin vêtues :
            Alors je tournai mes yeux vers le pont -
            Ô Christ ! ce que j’y aperçus !

            Chaque corps gisait, étendu sans vie,
            Et, j’en jure la Sainte Croix !
            Un homme de lumière, un séraphin,
            Sur chaque corps se tenait droit.

            Tous les séraphins agitaient la main :
            C’était une vision des cieux !
            Dressés comme des signaux vers la terre,
            Ils resplendissaient merveilleux.

            Tous les séraphins agitaient la main ;
            Il ne venait d’eux nulle voix -
            Nulle voix ; mais sur mon cœur ce silence
            Comme une musique coula.

            Mais bientôt j’entendis le choc de rames,
            Et du Pilote le salut ;
            Malgré moi, ma tête se détourna,
            Et une barque m’apparut.

            J’entendis le Pilote avec son Mousse
            Qui se dépêchaient d’arriver.
            Grand Dieu du Ciel ! c’était là une joie
            Que les morts ne pouvaient briser.

            J’en vis un troisième, je l’entendis :
            Le bon Ermite, c’est sa voix !
            Il chante à pleins poumons ses hymnes pieux
            Qu’il va composant dans le bois.
            Il lavera du sang de l’Albatros
            Mon âme et la confessera.
            The Sea is Woman, the Sea is Wonder, her other name is Fate!

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            • #7
              Septième Partie

              L'Ermite du Bois,

              Ce bon Ermite demeure en ce bois
              Qui descend jusque vers la mer.
              Comme il élève fort sa belle voix !
              Il aime à causer avec les marins
              Venant d’une lointaine terre.

              Matin, midi et soir il s’agenouille
              Sur son prie-Dieu bien rebondi :
              C’est la mousse qui couvre tout entière
              La souche du chêne pourrie.

              L’esquif s’approcha, je les entendis :
              « En vérité, c’est étonnant !
              Où donc sont toutes ces belles lumières
              Qui nous faisaient signe à l’instant ? »


              S'approche du bateau plein de saisissement.

              « Étonnant, ma foi ! » répondit l’Ermite.
              « Notre appel n’est pas retourné !
              Les planches ont l’air gauchi ! Et ces voiles,
              Toutes fines et desséchées !
              Je n’ai jamais rien vu qui leur ressemble,
              Sinon peut-être la jonchée

              De vieux squelettes brunâtres de feuilles,
              Dans mon bois, le long du ruisseau,
              Lorsque le lierre est tout chargé de neige,
              Et la chouette ulule vers le loup
              Qui dévore le louveteau. »

              « Seigneur Dieu ! l’aspect en est démoniaque -
              (Dit le Pilote en hésitant)
              Il me fait peur. - Souque donc, souque donc ! »
              Lui dit l’Ermite avec allant.

              La barque se rapprocha du bateau ;
              Je ne parlai ni ne frémis ;
              La barque vint tout près sous le bateau,
              Aussitôt un bruit retentit.


              Le bateau sombre tout soudain.

              Toujours plus fort et plus épouvantable,
              Sous les eaux longtemps il gronda :
              Il parvint au bateau, fendit la baie ;
              Comme plomb le bateau coula.


              Le Marin est sain et sauf dans la barque du Pilote.

              Étourdi par ce bruit fort et terrible,
              Choquant le ciel et l’océan,
              Comme celui d’un noyé de sept jours
              Mon corps flottait en dérivant ;
              Mais vite comme en rêve vint la barque,
              Et je me retrouvai dedans.

              Au-dessus du tourbillon du naufrage,
              La barque tourna sans répit.
              Puis tout fut calme, hormis que la colline
              Répétait encore le bruit.

              Je murmurai - le Pilote cria
              Et dans un spasme s’évanouit ;
              Le saint Ermite éleva son regard,
              Priant d’où il était assis.

              Je pris les avirons ; alors le Mousse,
              Qui est aujourd’hui dérangé,
              Partit d’un long et fort éclat de rire
              En roulant des yeux égarés.
              « Ha ! ha ! » fit-il « je le vois clairement,
              Le Diable sait comment ramer ! »

              Et maintenant, dans mon propre pays,
              Je retrouvai la terre ferme !
              L’Ermite sortit de l’embarcation,
              Ne tenant debout qu’avec peine.


              Le vieux Marin implore instamment l'Ermite de le confesser ; et la pénitence de vivre s'abat sur lui.

              « Confesse-moi, confesse-moi, saint homme !
              L’Ermite se signa au front.
              « Dis-moi vite », fit-il, « je te l’ordonne :
              Quelle sorte d’homme es-tu donc ? »

              Aussitôt ma carcasse fut tordue
              Et déchirée d’affres terribles,
              Qui me forcèrent à dire mon conte,
              Puis après me laissèrent libre.


              Et de temps à autres au cours de sa vie à venir, une grande angoisse le contraint à voyager de terre en terre.

              Depuis, ces affres, à une heure incertaine,
              Ressurgissent et me dominent :
              Jusqu’à la fin de mon horrible conte,
              Mon cœur brûle dans ma poitrine.

              Je vais, comme la nuit, de terre en terre ;
              Mes mots ont un curieux pouvoir ;
              À l’instant même où je vois son visage,
              Je reconnais l’homme qui doit m’entendre :
              À lui je conte mon histoire.

              Quel tintamarre éclate à cette porte !
              Les convives sont arrivés ;
              Mais la mariée et les filles d’honneur
              Sont sous la tonnelle à chanter.
              Écoute aussi la clochette des vêpres
              Qui sonne et m’invite à prier !

              Ô Convive ! Cette âme s’est trouvée seule
              Sur un vaste, vaste océan :
              Dans une solitude telle que Dieu même
              Y semblait à peine présent.

              Ô plus doux que le festin du mariage,
              Bien plus doux m’est d’aller ainsi,
              De marcher tous ensemble vers l’église
              Dans une belle compagnie !

              De marcher tous ensemble vers l’église,
              Et tous ensemble d’y prier,
              Comme chacun s’incline vers son Père,
              Vieillards, bambins, amis aimants et chers,
              Jeunes gens et filles enjouées !


              Et à enseigner, par son propre exemple, l'amour et le respect pour toutes les choses que Dieu a faites et qu'il chérit.

              Adieu, adieu ! Mais je te dis ceci,
              À toi, Convive de ces fêtes !
              Il prie bien, celui-là qui aime bien
              Et l’homme, et l’oiseau, et la bête.

              Il prie au mieux, celui qui aime au mieux
              Tous les êtres grands et petits ;
              Car le Dieu de charité qui nous aime
              Tous les a faits et les chérit.

              Le Marin, dont l’œil est étincelant,
              Dont la barbe est blanchie par l’âge,
              Est parti ; et voici que le Convive
              Quitte la porte et le mariage.

              Il s’en fut étourdi, comme celui
              Qui de son sens est orphelin ;
              Et c’est en homme plus triste et plus sage
              Qu’il se leva le lendemain.








              Samuel Taylor Coleridge
              The Sea is Woman, the Sea is Wonder, her other name is Fate!

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              • #8
                ... Merci Mezzo pour cette belle aventure...

                Je la relirai à tête reposée...

                « La voix de la mer parle à l'âme. Le contact de la mer est sensuel et enlace le corps dans une douce et secrète étreinte. »

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                • #9
                  bonne lecture alors
                  The Sea is Woman, the Sea is Wonder, her other name is Fate!

                  Commentaire


                  • #10
                    ... Ça tombe bien... je l'imprime et je lirai au bord de l'eau... je ne vais pas tarder à aller à la plage...

                    « La voix de la mer parle à l'âme. Le contact de la mer est sensuel et enlace le corps dans une douce et secrète étreinte. »

                    Commentaire


                    • #11
                      j'espere que la mer sera belle et qu'un albatros passera par la en ayant sa vie sauve
                      The Sea is Woman, the Sea is Wonder, her other name is Fate!

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