Comment un titre religieux s’est transformé en véritable arme de pouvoir absolu.
Quel sort la nouvelle Constitution va-t-elle réserver au statut d’Amir Al Mouminine ? En attendant de le savoir, retour sur la manière dont la monarchie a fait de la Commanderie des croyants la clé de voûte du système.
Vendredi 13 septembre 2003. Le roi s’adresse aux parlementaires, pour annoncer une réforme importante et symbolique de son règne : la mise en place du nouveau Code de la famille. Mohammed VI endosse alors ses habits d’Amir Al Mouminine pour proposer une interprétation, libérale et moderne, des textes religieux accordant plus de droits aux femmes. C’est en s’appuyant sur l’article 19 de la Constitution que le monarque a pu trancher dans une question délicate et épineuse, dont le climax a été l’orageuse polémique déclenchée par le plan proposé par Saïd Saadi en 1999. Dans le camp laïque, on applaudit à tout rompre cette réforme, pourtant adoptée au nom du statut religieux du roi. L’unanimité autour de la Commanderie des croyants n’a jamais été aussi forte et partagée.
Printemps 2011, les choses ont changé. Un vent de révolte souffle sur le monde arabe et l’effet Bouazizi atteint le royaume chérifien. Des milliers de Marocains défilent dans les rues pour exiger des réformes politiques profondes et la mise en place d’une véritable monarchie parlementaire. Parmi leurs revendications, l’abrogation de l’article 19 de la Constitution qui symbolise, à leurs yeux, le fondement d’un pouvoir absolu exercé au nom de la Commanderie des croyants. Pour les manifestants, toute réforme n’est que chimère en présence de cet article, considéré comme “une constitution au cœur de la Constitution”. Et il est difficile de ne pas leur donner raison. Ce qui était, à l’origine, un titre honorifique et “anodin”, s’est transformé au gré des interprétations, et notamment sous Hassan II, en véritable machine juridique et politique. L’article 19 dépasse le champ du symbolique et du religieux, pour fonder et légitimer un pouvoir politique et législatif sans limite, qui n’est soumis à aucun contrôle.
Il était une fois l’article 19
Tout a commencé juste après l’indépendance. La monarchie est alors à couteaux tirés avec le mouvement nationaliste, et une longue et rude bataille de domination oppose les deux camps. Parmi les enjeux de cette bataille, figure le contrôle de l’élaboration de la Constitution du pays, qui va déterminer la nature du régime politique et répartir les pouvoirs. Pour le mouvement nationaliste, et notamment l’UNFP de Mehdi Ben Barka, la rédaction de la nouvelle constitution doit être confiée à une assemblée élue par le peuple. Une procédure écartée et combattue par la monarchie, qui redoute un scénario à la tunisienne : en 1958, et après seulement trois heures de discussion, l’assemblée constituante tunisienne décide d’abolir la monarchie et d’installer une république, présidée par Habib Bourguiba.
Immédiatement après son intronisation, Hassan II décide de réagir en préparant lui-même, avec l’aide de juristes français et de proches collaborateurs, un projet de constitution, soumis ensuite à référendum. Le texte élaboré par le roi est fortement influencé par la Constitution française de 1958, taillé sur mesure pour le général De Gaulle. Libéral et d’inspiration “occidentale”, le projet de la Constitution de 1962 ne s’appuie à aucun moment sur la religion ou la tradition pour légitimer le pouvoir du roi. C’est là où Allal El Fassi et Abdelkrim Khatib interviennent pour proposer l’introduction d’un titre purement honorifique et symbolique : le roi, Amir Al Mouminine. L’article 19 est né de cette suggestion. Pour les deux nationalistes et chantres de la tradition, ce titre est un marqueur, une affirmation de l’identité islamique du pays. Il doit donner une touche religieuse à un texte quasiment laïque. C’est aussi une parade pour répondre aux attaques et critiques de Cheikh Moulay Belarbi Alaoui, grand théologien et membre de l’UNFP, qui reproche à la Constitution son caractère “non conforme aux préceptes de l’islam”. Pour le cheikh, une constitution qui consacre la monarchie héréditaire et ignore les ouléma dans son élaboration et sa mise en œuvre ne peut être qu’une hérésie à dénoncer.
Contrairement aux clichés exotiques sur une monarchie de droit divin, Hassan II se soucie peu, au début de son règne, du référentiel religieux et de la tradition. C’est ainsi qu’on peut comprendre comment le jeune roi a oublié de tenir une cérémonie d’allégeance, la Bay’a, pour marquer son intronisation. Ce n’est qu’une semaine après son installation au pouvoir, et suite à la remarque d’un membre de sa famille, que Hassan II organise cette cérémonie traditionnelle. Mais, quelques années plus tard, Hassan II va découvrir la puissance de la religion dans la lutte contre ses adversaires politiques, et l’étendue des pouvoirs qu’il peut tirer de son titre d’Amir Al Mouminine.
La religion à la rescousse
Au début des années 1970, le fond de l’air est rouge au Maroc. Une jeunesse frondeuse et rebelle scande ses idéaux révolutionnaires dans les campus universitaires. Les partis et les mouvements de gauche forment la principale force d’opposition politique et idéologique à la monarchie. Mais cette opposition a une faiblesse, un talon d’Achille que le régime va rapidement identifier et attaquer : la religion. “Opium du peuple” selon une formule mal assimilée de Karl Marx, la religion est vue alors par la gauche comme une aliénation, un voile qui embrume les consciences et empêche les classes opprimées de désigner leur véritable ennemi. Dans un pays composé essentiellement de populations rurales et conservatrices, ce discours est une aberration, un suicide politique programmé. Hassan II le comprend vite et s’attèle alors à donner un vernis religieux à son règne. Le monarque met en place une stratégie qui s’appuie sur le retour massif à la tradition : réhabilitation du rôle des ouléma, encouragement de l’islamisme naissant et “traditionalisation” et arabisation de l’enseignement. Hassan II revêt alors la formidable armure de Commandeur des croyants pour guerroyer contre ses adversaires de gauche et entamer un irrésistible processus de domination politique.
La justice marocaine fournit au chef religieux ses premiers atouts d’invulnérabilité et d’immunité. C’est ainsi que la Cour suprême a estimé, dans un fameux arrêt de 1970, que les décisions du roi, Commandeur des croyants, ne peuvent faire l’objet d’aucun recours. Selon la Cour suprême, la fonction judiciaire fait partie des attributs d’Amir Al Mouminine, et considère qu’un magistrat n’est qu’un délégué prononçant les jugements “au nom de Sa Majesté”. En tant que chef de la communauté des croyants, le roi échappe alors à tout contrôle judiciaire et ses décisions sont inattaquables devant la justice.
Quel sort la nouvelle Constitution va-t-elle réserver au statut d’Amir Al Mouminine ? En attendant de le savoir, retour sur la manière dont la monarchie a fait de la Commanderie des croyants la clé de voûte du système.
Vendredi 13 septembre 2003. Le roi s’adresse aux parlementaires, pour annoncer une réforme importante et symbolique de son règne : la mise en place du nouveau Code de la famille. Mohammed VI endosse alors ses habits d’Amir Al Mouminine pour proposer une interprétation, libérale et moderne, des textes religieux accordant plus de droits aux femmes. C’est en s’appuyant sur l’article 19 de la Constitution que le monarque a pu trancher dans une question délicate et épineuse, dont le climax a été l’orageuse polémique déclenchée par le plan proposé par Saïd Saadi en 1999. Dans le camp laïque, on applaudit à tout rompre cette réforme, pourtant adoptée au nom du statut religieux du roi. L’unanimité autour de la Commanderie des croyants n’a jamais été aussi forte et partagée.
Printemps 2011, les choses ont changé. Un vent de révolte souffle sur le monde arabe et l’effet Bouazizi atteint le royaume chérifien. Des milliers de Marocains défilent dans les rues pour exiger des réformes politiques profondes et la mise en place d’une véritable monarchie parlementaire. Parmi leurs revendications, l’abrogation de l’article 19 de la Constitution qui symbolise, à leurs yeux, le fondement d’un pouvoir absolu exercé au nom de la Commanderie des croyants. Pour les manifestants, toute réforme n’est que chimère en présence de cet article, considéré comme “une constitution au cœur de la Constitution”. Et il est difficile de ne pas leur donner raison. Ce qui était, à l’origine, un titre honorifique et “anodin”, s’est transformé au gré des interprétations, et notamment sous Hassan II, en véritable machine juridique et politique. L’article 19 dépasse le champ du symbolique et du religieux, pour fonder et légitimer un pouvoir politique et législatif sans limite, qui n’est soumis à aucun contrôle.
Il était une fois l’article 19
Tout a commencé juste après l’indépendance. La monarchie est alors à couteaux tirés avec le mouvement nationaliste, et une longue et rude bataille de domination oppose les deux camps. Parmi les enjeux de cette bataille, figure le contrôle de l’élaboration de la Constitution du pays, qui va déterminer la nature du régime politique et répartir les pouvoirs. Pour le mouvement nationaliste, et notamment l’UNFP de Mehdi Ben Barka, la rédaction de la nouvelle constitution doit être confiée à une assemblée élue par le peuple. Une procédure écartée et combattue par la monarchie, qui redoute un scénario à la tunisienne : en 1958, et après seulement trois heures de discussion, l’assemblée constituante tunisienne décide d’abolir la monarchie et d’installer une république, présidée par Habib Bourguiba.
Immédiatement après son intronisation, Hassan II décide de réagir en préparant lui-même, avec l’aide de juristes français et de proches collaborateurs, un projet de constitution, soumis ensuite à référendum. Le texte élaboré par le roi est fortement influencé par la Constitution française de 1958, taillé sur mesure pour le général De Gaulle. Libéral et d’inspiration “occidentale”, le projet de la Constitution de 1962 ne s’appuie à aucun moment sur la religion ou la tradition pour légitimer le pouvoir du roi. C’est là où Allal El Fassi et Abdelkrim Khatib interviennent pour proposer l’introduction d’un titre purement honorifique et symbolique : le roi, Amir Al Mouminine. L’article 19 est né de cette suggestion. Pour les deux nationalistes et chantres de la tradition, ce titre est un marqueur, une affirmation de l’identité islamique du pays. Il doit donner une touche religieuse à un texte quasiment laïque. C’est aussi une parade pour répondre aux attaques et critiques de Cheikh Moulay Belarbi Alaoui, grand théologien et membre de l’UNFP, qui reproche à la Constitution son caractère “non conforme aux préceptes de l’islam”. Pour le cheikh, une constitution qui consacre la monarchie héréditaire et ignore les ouléma dans son élaboration et sa mise en œuvre ne peut être qu’une hérésie à dénoncer.
Contrairement aux clichés exotiques sur une monarchie de droit divin, Hassan II se soucie peu, au début de son règne, du référentiel religieux et de la tradition. C’est ainsi qu’on peut comprendre comment le jeune roi a oublié de tenir une cérémonie d’allégeance, la Bay’a, pour marquer son intronisation. Ce n’est qu’une semaine après son installation au pouvoir, et suite à la remarque d’un membre de sa famille, que Hassan II organise cette cérémonie traditionnelle. Mais, quelques années plus tard, Hassan II va découvrir la puissance de la religion dans la lutte contre ses adversaires politiques, et l’étendue des pouvoirs qu’il peut tirer de son titre d’Amir Al Mouminine.
La religion à la rescousse
Au début des années 1970, le fond de l’air est rouge au Maroc. Une jeunesse frondeuse et rebelle scande ses idéaux révolutionnaires dans les campus universitaires. Les partis et les mouvements de gauche forment la principale force d’opposition politique et idéologique à la monarchie. Mais cette opposition a une faiblesse, un talon d’Achille que le régime va rapidement identifier et attaquer : la religion. “Opium du peuple” selon une formule mal assimilée de Karl Marx, la religion est vue alors par la gauche comme une aliénation, un voile qui embrume les consciences et empêche les classes opprimées de désigner leur véritable ennemi. Dans un pays composé essentiellement de populations rurales et conservatrices, ce discours est une aberration, un suicide politique programmé. Hassan II le comprend vite et s’attèle alors à donner un vernis religieux à son règne. Le monarque met en place une stratégie qui s’appuie sur le retour massif à la tradition : réhabilitation du rôle des ouléma, encouragement de l’islamisme naissant et “traditionalisation” et arabisation de l’enseignement. Hassan II revêt alors la formidable armure de Commandeur des croyants pour guerroyer contre ses adversaires de gauche et entamer un irrésistible processus de domination politique.
La justice marocaine fournit au chef religieux ses premiers atouts d’invulnérabilité et d’immunité. C’est ainsi que la Cour suprême a estimé, dans un fameux arrêt de 1970, que les décisions du roi, Commandeur des croyants, ne peuvent faire l’objet d’aucun recours. Selon la Cour suprême, la fonction judiciaire fait partie des attributs d’Amir Al Mouminine, et considère qu’un magistrat n’est qu’un délégué prononçant les jugements “au nom de Sa Majesté”. En tant que chef de la communauté des croyants, le roi échappe alors à tout contrôle judiciaire et ses décisions sont inattaquables devant la justice.
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