Bertrand Badie, politologue.
Julien : Afin de comprendre le débat est-il possible de définir qu'est-ce que l'on entend par "allié" ? De nos jours les économies sont tant interconnectées que le mot n'a peut-être plus de sens ?
Bertrand Badie. Vous avez raison de noter que l'idée d'alliance renvoie en même temps à celle d'ennemi et à celle de durée. L'alliance était conçue dans une perspective d'équilibre de puissance en même temps pour protéger et dissuader celui qui faisait planer une menace de quelque nature qu'elle fût. Dans un premier temps, dans les deux siècles qui ont suivi la paix de Westphalie, l'alliance était précaire, sujette à des coalitions variables qui pouvaient très vite changer d'orientation et de configuration. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, ces coalitions purent s'inscrire dans la durée et l'alliance se construisait au-delà des conjonctures, comme l'expression d'une association durable entre Etats qui partageaient les mêmes objectifs et percevaient à leur encontre les mêmes menaces.
Cet accomplissement de l'alliance dans le temps a connu une traduction institutionnelle sous forme de pactes qui, à l'instar du Pacte atlantique ou du Pacte de Varsovie, venaient structurer en profondeur les relations internationales. Aujourd'hui, comme vous l'indiquez, ces idées fondatrices sont remises en question. D'une part, la notion d'ennemi tend à se distendre, voire se dissoudre, par le jeu des interdépendances et aussi du fait des transformations qui affectent la menace, laquelle devient beaucoup plus diffuse et beaucoup plus mobile.
D'autre part, et en partie pour cette dernière raison, la durée n'a pas la même pertinence : le choc entre Etats peut relever de conjonctures instables, rendant souvent inadapté le modèle de l'alliance institutionnalisée. C'est la raison pour laquelle la mondialisation telle que nous la connaissons aujourd'hui promeut davantage l'autonomie que l'alliance, et vient quelque peu affadir l'idée d'un engagement structurel liant durablement les Etats entre eux.
Buchner : Est-ce que les alliés d'un grand pays comme les Etats-Unis peuvent être objectivement ennemis ?
Bertrand Badie : L'effet de conjoncture tel que nous l'avons décrit et la transformation profonde qui affecte la menace rendent les alliances beaucoup plus vulnérables et les solidarités beaucoup plus incertaines.
D'autant que la mondialisation complexifie à souhait le jeu des intérêts, plaçant les alliés d'hier en position de rivaux plus ou moins éphémères. C'est probablement là la principale raison qui vient affaiblir ce réseau d'alliances que les Etats-Unis ont tissé autour d'eux qui, paradoxalement, est beaucoup plus inclusif que du temps de la bipolarité, mais, du coup, infiniment plus relâché.
Cette réalité pèse sur l'avenir même de l'Alliance atlantique, mais elle attaque aussi des solidarités que l'on croyait installées durablement, comme celle unissant entre eux les Etats d'Amérique, ou encore celle qui était censée rattacher plusieurs Etats du Moyen-Orient à l'orbite américaine.
Au temps de la bipolarité, les Etats-Unis pouvaient réunir ces diverses constellations en faisant valoir la menace que le système soviétique faisait peser sur toutes les parties du monde. Aujourd'hui, il n'y a plus de facteur commun, mais au contraire, un renforcement très substantiel des facteurs de fragmentation.
Emmanuel : La plupart de ces Etats sont des alliés des Etats-Unis au niveau de leurs gouvernements mais pas nécessairement au niveau de leurs populations, comment expliquer ce paradoxe ?
Bertrand Badie : Vous avez tout à fait raison d'insister sur ce point. Avec la montée en force des sociétés au sein même de l'arène internationale, l'alliance devient plus difficile car les gouvernements ont de moins en moins le monopole de la construction de relations de ce type, qui dépendent de plus en plus des choix sociaux, des orientations de l'opinion publique et du jeu des acteurs transnationaux les plus performants.
Le phénomène est renforcé par le jeu d'un double facteur. D'une part, la dénonciation des Etats-Unis ou de l'hégémonie américaine est souvent une forme d'expression de la fonction d'opposition au sein de systèmes encore peu démocratiques et dont la participation est faiblement institutionnalisée.
Le langage de l'antiaméricanisme devient un élément banal du débat politique. En outre, la mondialisation conduit à une internationalisation des enjeux de contestation : les revers économiques, les déboires sociaux, les chocs culturels sont aisément mis au compte des jeux de domination qui s'accomplissent à l'échelle internationale, faisant de la dénonciation des Etats-Unis un instrument presque mécanique du jeu politique intérieur. Le phénomène est évident en Amérique latine et a joué un rôle considérable dans le retrait de celle-ci de l'orbite américaine. Il se retrouve de manière aggravée au Moyen-Orient, où l'antiaméricanisme atteint des taux records dans les pays alliés de Washington et plombe peu à peu la diplomatie de ces derniers.
Yannick : Les Etats-Unis ont-ils le même poids diplomatique qu'aux époques antérieures ?
Bertrand Badie : C'est bien tout le problème. A titre personnel, je ne souscris pas du tout à la thèse du déclin américain. Mais j'adhérerais davantage à celle du déclin de la puissance, au moins dans sa forme classique.
Quel que soit le niveau atteint par la puissance américaine, celle-ci perd, avec l'effondrement de la bipolarité, sa faculté d'attraction. Ce qui a conduit le monde à un processus remarquable de dépolarisation. Autrement dit, on peut être puissant, et même plus puissant qu'hier, avoir des ressources, des atouts, sans pour autant garder la même capacité d'attraction pour une raison au demeurant très simple : l'autonomie est aujourd'hui une conduite beaucoup plus rationnelle qu'hier, et on est davantage gagnant à gouverner de façon libre de toute tutelle a priori, en choisissant, voire en modifiant, ses alignements au gré des circonstances.
Rester dépendant d'une puissance qui perd une part substantielle de son efficacité constitue aujourd'hui un handicap qui a notamment pour effet de tenir l'Etat qui s'y prête hors du jeu de la mondialisation, de sa fluidité et de ses interdépendances. L'Arabie saoudite au Moyen-Orient, le Brésil en Amérique du Sud, la Turquie en Méditerranée orientale en sont l'illustration la plus convaincante : leur politique étrangère est davantage dépendante des fluctuations conjoncturelles et des enjeux rencontrés, voire des opportunités offertes, que de l'impeccable alignement qu'impliquait jadis le risque d'un conflit généralisé entre l'Est et l'Ouest
Albert : Est-ce que les Etats-Unis ne doivent pas repenser leurs alliances dans leurs fondements ?
Bertrand Badie : Dès l'effondrement de la bipolarité, le président George H. Bush a tout fait pour s'en dispenser, se hâtant de confirmer l'Alliance atlantique et de l'élargir, comme pour construire un monde unipolaire qui serait ordonné par un vaste système d'alliances partant de Washington.
L'idée n'a pas été remise en cause par ses successeurs : le démocrate Clinton choisissant la continuité, tandis que les néoconservateurs autour de George W. Bush ne firent que renforcer le postulat de départ. L'échec des néoconservateurs a incontestablement ouvert un débat : l'idée d'unipolarité, celle de leadership, mais surtout celle d'un monde unique sont de plus en plus remises en cause aux Etats-Unis.
Le discours du Caire de Barack Obama optait pour un monde plural dont l'Alliance n'était évidemment plus l'élément constitutif. Son discours devant l'assemblée générale des Nations unies en septembre 2009 ouvrait de façon intéressante l'hypothèse d'une reconversion de ces alliances unipolaires en un système multilatéral qui ne demandait qu'à revivre. La pratique évoluait, mais probablement de façon plus discrète : les choix de la diplomatie américaine lors de la crise tunisienne et de la crise égyptienne indiquaient que l'idée d'alliance n'était peut-être plus la colonne vertébrale de la politique étrangère élaborée à Washington.
Depuis, il semblerait qu'on soit redescendu d'un cran : dans son discours prononcé en mai devant le département d'Etat, Obama réintroduisait l'idée "d'intérêt à court terme" des Etats-Unis, qui semblait exiger le gel des logiques d'alliances. Dans son allocution prononcée devant la Chambre des communes quelques jours plus tard, il replaçait l'axe Washington-Londres au centre de sa diplomatie. On est donc sur une ligne de crête, mais il est clair que l'idée taboue d'alliance, déjà sérieusement escamotée par les alliés, commence à être rediscutée chez le patron américain lui-même.
Julien : Afin de comprendre le débat est-il possible de définir qu'est-ce que l'on entend par "allié" ? De nos jours les économies sont tant interconnectées que le mot n'a peut-être plus de sens ?
Bertrand Badie. Vous avez raison de noter que l'idée d'alliance renvoie en même temps à celle d'ennemi et à celle de durée. L'alliance était conçue dans une perspective d'équilibre de puissance en même temps pour protéger et dissuader celui qui faisait planer une menace de quelque nature qu'elle fût. Dans un premier temps, dans les deux siècles qui ont suivi la paix de Westphalie, l'alliance était précaire, sujette à des coalitions variables qui pouvaient très vite changer d'orientation et de configuration. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, ces coalitions purent s'inscrire dans la durée et l'alliance se construisait au-delà des conjonctures, comme l'expression d'une association durable entre Etats qui partageaient les mêmes objectifs et percevaient à leur encontre les mêmes menaces.
Cet accomplissement de l'alliance dans le temps a connu une traduction institutionnelle sous forme de pactes qui, à l'instar du Pacte atlantique ou du Pacte de Varsovie, venaient structurer en profondeur les relations internationales. Aujourd'hui, comme vous l'indiquez, ces idées fondatrices sont remises en question. D'une part, la notion d'ennemi tend à se distendre, voire se dissoudre, par le jeu des interdépendances et aussi du fait des transformations qui affectent la menace, laquelle devient beaucoup plus diffuse et beaucoup plus mobile.
D'autre part, et en partie pour cette dernière raison, la durée n'a pas la même pertinence : le choc entre Etats peut relever de conjonctures instables, rendant souvent inadapté le modèle de l'alliance institutionnalisée. C'est la raison pour laquelle la mondialisation telle que nous la connaissons aujourd'hui promeut davantage l'autonomie que l'alliance, et vient quelque peu affadir l'idée d'un engagement structurel liant durablement les Etats entre eux.
Buchner : Est-ce que les alliés d'un grand pays comme les Etats-Unis peuvent être objectivement ennemis ?
Bertrand Badie : L'effet de conjoncture tel que nous l'avons décrit et la transformation profonde qui affecte la menace rendent les alliances beaucoup plus vulnérables et les solidarités beaucoup plus incertaines.
D'autant que la mondialisation complexifie à souhait le jeu des intérêts, plaçant les alliés d'hier en position de rivaux plus ou moins éphémères. C'est probablement là la principale raison qui vient affaiblir ce réseau d'alliances que les Etats-Unis ont tissé autour d'eux qui, paradoxalement, est beaucoup plus inclusif que du temps de la bipolarité, mais, du coup, infiniment plus relâché.
Cette réalité pèse sur l'avenir même de l'Alliance atlantique, mais elle attaque aussi des solidarités que l'on croyait installées durablement, comme celle unissant entre eux les Etats d'Amérique, ou encore celle qui était censée rattacher plusieurs Etats du Moyen-Orient à l'orbite américaine.
Au temps de la bipolarité, les Etats-Unis pouvaient réunir ces diverses constellations en faisant valoir la menace que le système soviétique faisait peser sur toutes les parties du monde. Aujourd'hui, il n'y a plus de facteur commun, mais au contraire, un renforcement très substantiel des facteurs de fragmentation.
Emmanuel : La plupart de ces Etats sont des alliés des Etats-Unis au niveau de leurs gouvernements mais pas nécessairement au niveau de leurs populations, comment expliquer ce paradoxe ?
Bertrand Badie : Vous avez tout à fait raison d'insister sur ce point. Avec la montée en force des sociétés au sein même de l'arène internationale, l'alliance devient plus difficile car les gouvernements ont de moins en moins le monopole de la construction de relations de ce type, qui dépendent de plus en plus des choix sociaux, des orientations de l'opinion publique et du jeu des acteurs transnationaux les plus performants.
Le phénomène est renforcé par le jeu d'un double facteur. D'une part, la dénonciation des Etats-Unis ou de l'hégémonie américaine est souvent une forme d'expression de la fonction d'opposition au sein de systèmes encore peu démocratiques et dont la participation est faiblement institutionnalisée.
Le langage de l'antiaméricanisme devient un élément banal du débat politique. En outre, la mondialisation conduit à une internationalisation des enjeux de contestation : les revers économiques, les déboires sociaux, les chocs culturels sont aisément mis au compte des jeux de domination qui s'accomplissent à l'échelle internationale, faisant de la dénonciation des Etats-Unis un instrument presque mécanique du jeu politique intérieur. Le phénomène est évident en Amérique latine et a joué un rôle considérable dans le retrait de celle-ci de l'orbite américaine. Il se retrouve de manière aggravée au Moyen-Orient, où l'antiaméricanisme atteint des taux records dans les pays alliés de Washington et plombe peu à peu la diplomatie de ces derniers.
Yannick : Les Etats-Unis ont-ils le même poids diplomatique qu'aux époques antérieures ?
Bertrand Badie : C'est bien tout le problème. A titre personnel, je ne souscris pas du tout à la thèse du déclin américain. Mais j'adhérerais davantage à celle du déclin de la puissance, au moins dans sa forme classique.
Quel que soit le niveau atteint par la puissance américaine, celle-ci perd, avec l'effondrement de la bipolarité, sa faculté d'attraction. Ce qui a conduit le monde à un processus remarquable de dépolarisation. Autrement dit, on peut être puissant, et même plus puissant qu'hier, avoir des ressources, des atouts, sans pour autant garder la même capacité d'attraction pour une raison au demeurant très simple : l'autonomie est aujourd'hui une conduite beaucoup plus rationnelle qu'hier, et on est davantage gagnant à gouverner de façon libre de toute tutelle a priori, en choisissant, voire en modifiant, ses alignements au gré des circonstances.
Rester dépendant d'une puissance qui perd une part substantielle de son efficacité constitue aujourd'hui un handicap qui a notamment pour effet de tenir l'Etat qui s'y prête hors du jeu de la mondialisation, de sa fluidité et de ses interdépendances. L'Arabie saoudite au Moyen-Orient, le Brésil en Amérique du Sud, la Turquie en Méditerranée orientale en sont l'illustration la plus convaincante : leur politique étrangère est davantage dépendante des fluctuations conjoncturelles et des enjeux rencontrés, voire des opportunités offertes, que de l'impeccable alignement qu'impliquait jadis le risque d'un conflit généralisé entre l'Est et l'Ouest
Albert : Est-ce que les Etats-Unis ne doivent pas repenser leurs alliances dans leurs fondements ?
Bertrand Badie : Dès l'effondrement de la bipolarité, le président George H. Bush a tout fait pour s'en dispenser, se hâtant de confirmer l'Alliance atlantique et de l'élargir, comme pour construire un monde unipolaire qui serait ordonné par un vaste système d'alliances partant de Washington.
L'idée n'a pas été remise en cause par ses successeurs : le démocrate Clinton choisissant la continuité, tandis que les néoconservateurs autour de George W. Bush ne firent que renforcer le postulat de départ. L'échec des néoconservateurs a incontestablement ouvert un débat : l'idée d'unipolarité, celle de leadership, mais surtout celle d'un monde unique sont de plus en plus remises en cause aux Etats-Unis.
Le discours du Caire de Barack Obama optait pour un monde plural dont l'Alliance n'était évidemment plus l'élément constitutif. Son discours devant l'assemblée générale des Nations unies en septembre 2009 ouvrait de façon intéressante l'hypothèse d'une reconversion de ces alliances unipolaires en un système multilatéral qui ne demandait qu'à revivre. La pratique évoluait, mais probablement de façon plus discrète : les choix de la diplomatie américaine lors de la crise tunisienne et de la crise égyptienne indiquaient que l'idée d'alliance n'était peut-être plus la colonne vertébrale de la politique étrangère élaborée à Washington.
Depuis, il semblerait qu'on soit redescendu d'un cran : dans son discours prononcé en mai devant le département d'Etat, Obama réintroduisait l'idée "d'intérêt à court terme" des Etats-Unis, qui semblait exiger le gel des logiques d'alliances. Dans son allocution prononcée devant la Chambre des communes quelques jours plus tard, il replaçait l'axe Washington-Londres au centre de sa diplomatie. On est donc sur une ligne de crête, mais il est clair que l'idée taboue d'alliance, déjà sérieusement escamotée par les alliés, commence à être rediscutée chez le patron américain lui-même.
Commentaire