En dépit des efforts déployés par les autorités pour dynamiser l'économie, la population attend toujours une amélioration de son niveau de vie. Priorité a donc été donnée aux chantiers sociaux.
Le mémorandum économique pour le Maroc, rendu public le 14 avril par la Banque mondiale, a fait l’effet d’une douche froide. Selon ce document, la politique de libéralisation et de réformes, poursuivie depuis une quinzaine d’années, n’a pas porté ses fruits. Croissance trop molle, de l’ordre de 4 % en moyenne, sans impact sur le niveau du chômage ni sur celui de la pauvreté, processus de transformation structurel trop lent, exportations à trop faible valeur ajoutée, dirham surévalué, rigidité du marché du travail, manque de coordination entre secteurs public et privé, faiblesse des investissements, manque de transparence…
Pourtant, on peut difficilement taxer les autorités d’immobilisme. Depuis la formation du gouvernement de Driss Jettou, à la fin de 2002, elles ont mis les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu. Autoroutes, voies ferrées, ports en eaux profondes, aéroports, stades, logements sociaux, projets urbains, privatisations, nouvelle impulsion donnée à la politique touristique, priorité accordée aux nouvelles technologies de l’information : la liste des chantiers en cours est impressionnante.
Alors, comment expliquer la déception de la Banque mondiale ? Deux lectures, complémentaires, sont possibles. La première voudrait que ce paradoxe ne soit qu’apparent. Il existe en effet toujours un décalage temporel entre le lancement d’une réforme ou la réalisation d’un investissement et ses premiers effets. En clair, ce sont aujourd’hui les conditions d’un futur décollage de l’économie marocaine qui sont en train d’être posées. L’explication n’est pas fausse, mais elle est un peu courte. Car, en second lieu, les inégalités, sociales et géographiques, l’existence d’une économie à plusieurs vitesses, et ce que les technocrates qualifient pudiquement de « failles du développement humain » - la misère, l’analphabétisme, l’absence d’accès aux soins et aux services de base - constituent toujours de puissants freins structurels.
Les maux du Maroc sont connus. Ils ont été énumérés sans complaisance dans le Rapport du cinquantenaire rendu public en janvier 2006. Les travaux, pilotés par Abdelaziz Meziane Belfqih, conseiller royal influent, et coordonnés, au plan scientifique, par Rachid Belmokhtar, le recteur de l’université Al Akhawayn d’Ifrane, sont arrivés à une conclusion sans appel : « Aujourd’hui, le Maroc n’est pas préparé à affronter les menaces de la mondialisation ni à en saisir les opportunités. […] La poursuite des tendances passées pourrait mener, à l’horizon 2025, au creusement des inégalités et à l’apparition de nouvelles formes d’exclusion. […] Face au volume croissant de demandeurs d’emploi, le chômage pourrait s’aggraver de six points au niveau national et toucher un actif sur quatre à l’horizon 2025 en milieu urbain. »
Ce scénario catastrophe n’a pourtant rien d’inéluctable. Il pourra être évité à condition d’agir sur « les nœuds du futur » : l’éducation et le savoir, le développement local, l’emploi et la gouvernance. « Ce concept de nœuds du futur renvoie à une pluralité de facteurs tellement imbriqués qu’il est difficile de les séparer, explique Rachid Belmokhtar. Aujourd’hui, ils nous tirent en arrière. Mais, si on arrive à les dénouer, ces freins peuvent se transformer en leviers d’une transformation accélérée. » Une série d’actions ont déjà été mises en œuvre en direction des campagnes. La bataille de l’eau est en passe d’être gagnée. Tous les citadins ont accès à l’eau potable, tandis qu’en zone rurale 92 % de la population devrait bénéficier d’un accès groupé en eau potable d’ici à la fin de 2007. Le rythme de réalisation du Programme national des routes rurales (PNRR) sera porté de 1 000 à 1 500 kilomètres par an, afin d’aider au désenclavement des campagnes.
L’agriculture demeure le talon d’Achille de l’économie marocaine. La croissance reste étroitement tributaire des précipitations. Et les fluctuations du PIB sont extrêmement marquées d’une année à l’autre. Or il suffirait que le Maroc franchisse le cap magique des 6 % de hausse du PIB pour que s’enclenche le cercle vertueux du développement. L’agriculture ne contribue qu’à hauteur d’un cinquième environ à la richesse nationale, mais procure 80 % de l’emploi rural et 40 % de l’emploi national. On l’a vu, les aléas climatiques hypothèquent les perspectives de développement. Comment le réduire ? « Il faut repenser entièrement notre agriculture, poursuit Rachid Belmokhtar. Doit-on continuer à produire des céréales alors que le prix de revient du blé marocain est largement supérieur à celui du blé importé ? Il faut davantage se spécialiser et augmenter la superficie des parcelles. On doit en finir avec le mythe de la vocation agricole du Maroc. C’est un pays semi-aride, avec un potentiel dans certaines cultures. Il faut s’adapter. »
Deuxième défi auquel le Maroc doit répondre, la réforme de l’éducation. Certes, le royaume dispose de gros bataillons d’enseignants. Mais c’est au niveau de l’enseignement de base que les faiblesses sont les plus criantes. Le taux d’abandon entre le primaire et le secondaire se perpétue aux alentours de 30 %. Les distorsions sont préoccupantes. Les jeunes, ayant rarement le niveau, délaissent les séries scientifiques et techniques, plus élitistes. En bout de course, le système produit des diplômés chômeurs en série. « Après douze ans d’école, on trouve des élèves dont le vocabulaire ne dépasse pas les 500 mots en arabe ou en français. Cela doit nous interpeller », explique Rachid Belmokhtar, qui a été ministre de l’Éducation entre 1995 et 1997. Repenser les méthodes pédagogiques, adapter les cursus tout en s’appuyant sur les enseignants : c’est, en résumé, le défi qui attend les architectes d’une réforme de l’éducation qui n’en est qu’à ses balbutiements.
Le Maroc occupe une peu reluisante 124e place (sur 177 pays classés) sur l’échelle du développement humain, établie par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Pour y remédier, le roi Mohammed VI a dévoilé le 18 mai 2005 ce que l’on a d’emblée qualifié de « chantier du règne », pour mieux en souligner l’importance symbolique : l’Initiative nationale de développement humain (INDH). De quoi s’agit-il ? D’un programme doté d’un budget de 10 milliards de dirhams (DH) (dont le versement sera étalé jusqu’en 2010) et dont bénéficieront 5 millions de Marocains issus de 250 quartiers urbains pauvres et 360 communes rurales dûment répertoriés. L’objectif : diviser par deux en cinq ans les chiffres de la précarité et de la pauvreté. Au lendemain de son intronisation, en juillet 1999, « M6 », alors surnommé « le Roi des pauvres », avait montré une compassion sincère pour les déshérités. La « question sociale » avait ensuite progressivement été reléguée au second plan, occultée par les enjeux sécuritaires après les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca. Avant de revenir en force l’an passé. L’INDH est-elle d’abord destinée à couper l’herbe sous le pied des islamistes, qui prospèrent sur le terreau de la misère, comme le prétendent les mauvaises langues ? Du côté du Palais, on s’en défend vigoureusement. « Le monarque n’a jamais perdu de vue la question sociale, explique un de ses conseillers. Mais il a pris le temps de la réflexion. Il voulait se montrer à la hauteur des enjeux. Élaborer une stratégie d’ensemble cohérente et la fonder sur une philosophie nouvelle : la participation. L’INDH suppose la mobilisation de tous : l’État, les communes, mais aussi les associations, la société civile et les populations bénéficiaires. C’est une expérience qui vise à accoutumer les Marocains à une culture de participation à la vie publique. » En d’autres termes, à tourner la page du centralisme autoritaire et à replacer « l’humain » au centre de la décision politique. Bref, à décliner concrètement le « nouveau concept de l’autorité » cher à Mohammed VI.
Le dispositif, lancé sur les chapeaux de roues et sans consultation, a connu des ratés à l’allumage. Nombre de responsables locaux se sont empressés d’estampiller INDH des programmes déjà existants, ou de sortir des cartons des projets déjà ficelés. Fathallah Oualalou, le ministre des Finances, est monté au créneau pour remettre de l’ordre. Chakib Benmoussa, ministre de l’Intérieur au profil atypique (polytechnicien et diplômé du Massachusetts Institute of Technology), nommé le 15 février 2006, a été installé au cœur du dispositif. Il devra mobiliser sa tentaculaire administration territoriale. Driss Jettou, le Premier ministre, qui s’est rendu en mars à Washington, a obtenu de ses interlocuteurs américains l’éligibilité du Maroc au programme du Millenium Challenge Account (MCA) : en principe, 750 millions de dollars, soit 6 milliards de DH, pourraient être consacrés à la lutte contre la pauvreté.
La situation est plus contrastée du côté de la société civile. Les ONG sont l’autre pivot de l’INDH. Mais le tissu associatif marocain est très hétérogène. Dynamique dans certaines grandes agglomérations, comme Casablanca, il peut être totalement inexistant dans d’autres zones. Et le risque de voir se créer des « associations bidons » à l’initiative des autorités locales dans le seul but de les associer formellement au processus existe. Comment trouver la parade ? « C’est un véritable écueil, commente un haut fonctionnaire marocain. Le piège serait de consommer les crédits n’importe comment, de dépenser sans être très regardant sur les critères et, au final, de gaspiller l’argent. »
Le mémorandum économique pour le Maroc, rendu public le 14 avril par la Banque mondiale, a fait l’effet d’une douche froide. Selon ce document, la politique de libéralisation et de réformes, poursuivie depuis une quinzaine d’années, n’a pas porté ses fruits. Croissance trop molle, de l’ordre de 4 % en moyenne, sans impact sur le niveau du chômage ni sur celui de la pauvreté, processus de transformation structurel trop lent, exportations à trop faible valeur ajoutée, dirham surévalué, rigidité du marché du travail, manque de coordination entre secteurs public et privé, faiblesse des investissements, manque de transparence…
Pourtant, on peut difficilement taxer les autorités d’immobilisme. Depuis la formation du gouvernement de Driss Jettou, à la fin de 2002, elles ont mis les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu. Autoroutes, voies ferrées, ports en eaux profondes, aéroports, stades, logements sociaux, projets urbains, privatisations, nouvelle impulsion donnée à la politique touristique, priorité accordée aux nouvelles technologies de l’information : la liste des chantiers en cours est impressionnante.
Alors, comment expliquer la déception de la Banque mondiale ? Deux lectures, complémentaires, sont possibles. La première voudrait que ce paradoxe ne soit qu’apparent. Il existe en effet toujours un décalage temporel entre le lancement d’une réforme ou la réalisation d’un investissement et ses premiers effets. En clair, ce sont aujourd’hui les conditions d’un futur décollage de l’économie marocaine qui sont en train d’être posées. L’explication n’est pas fausse, mais elle est un peu courte. Car, en second lieu, les inégalités, sociales et géographiques, l’existence d’une économie à plusieurs vitesses, et ce que les technocrates qualifient pudiquement de « failles du développement humain » - la misère, l’analphabétisme, l’absence d’accès aux soins et aux services de base - constituent toujours de puissants freins structurels.
Les maux du Maroc sont connus. Ils ont été énumérés sans complaisance dans le Rapport du cinquantenaire rendu public en janvier 2006. Les travaux, pilotés par Abdelaziz Meziane Belfqih, conseiller royal influent, et coordonnés, au plan scientifique, par Rachid Belmokhtar, le recteur de l’université Al Akhawayn d’Ifrane, sont arrivés à une conclusion sans appel : « Aujourd’hui, le Maroc n’est pas préparé à affronter les menaces de la mondialisation ni à en saisir les opportunités. […] La poursuite des tendances passées pourrait mener, à l’horizon 2025, au creusement des inégalités et à l’apparition de nouvelles formes d’exclusion. […] Face au volume croissant de demandeurs d’emploi, le chômage pourrait s’aggraver de six points au niveau national et toucher un actif sur quatre à l’horizon 2025 en milieu urbain. »
Ce scénario catastrophe n’a pourtant rien d’inéluctable. Il pourra être évité à condition d’agir sur « les nœuds du futur » : l’éducation et le savoir, le développement local, l’emploi et la gouvernance. « Ce concept de nœuds du futur renvoie à une pluralité de facteurs tellement imbriqués qu’il est difficile de les séparer, explique Rachid Belmokhtar. Aujourd’hui, ils nous tirent en arrière. Mais, si on arrive à les dénouer, ces freins peuvent se transformer en leviers d’une transformation accélérée. » Une série d’actions ont déjà été mises en œuvre en direction des campagnes. La bataille de l’eau est en passe d’être gagnée. Tous les citadins ont accès à l’eau potable, tandis qu’en zone rurale 92 % de la population devrait bénéficier d’un accès groupé en eau potable d’ici à la fin de 2007. Le rythme de réalisation du Programme national des routes rurales (PNRR) sera porté de 1 000 à 1 500 kilomètres par an, afin d’aider au désenclavement des campagnes.
L’agriculture demeure le talon d’Achille de l’économie marocaine. La croissance reste étroitement tributaire des précipitations. Et les fluctuations du PIB sont extrêmement marquées d’une année à l’autre. Or il suffirait que le Maroc franchisse le cap magique des 6 % de hausse du PIB pour que s’enclenche le cercle vertueux du développement. L’agriculture ne contribue qu’à hauteur d’un cinquième environ à la richesse nationale, mais procure 80 % de l’emploi rural et 40 % de l’emploi national. On l’a vu, les aléas climatiques hypothèquent les perspectives de développement. Comment le réduire ? « Il faut repenser entièrement notre agriculture, poursuit Rachid Belmokhtar. Doit-on continuer à produire des céréales alors que le prix de revient du blé marocain est largement supérieur à celui du blé importé ? Il faut davantage se spécialiser et augmenter la superficie des parcelles. On doit en finir avec le mythe de la vocation agricole du Maroc. C’est un pays semi-aride, avec un potentiel dans certaines cultures. Il faut s’adapter. »
Deuxième défi auquel le Maroc doit répondre, la réforme de l’éducation. Certes, le royaume dispose de gros bataillons d’enseignants. Mais c’est au niveau de l’enseignement de base que les faiblesses sont les plus criantes. Le taux d’abandon entre le primaire et le secondaire se perpétue aux alentours de 30 %. Les distorsions sont préoccupantes. Les jeunes, ayant rarement le niveau, délaissent les séries scientifiques et techniques, plus élitistes. En bout de course, le système produit des diplômés chômeurs en série. « Après douze ans d’école, on trouve des élèves dont le vocabulaire ne dépasse pas les 500 mots en arabe ou en français. Cela doit nous interpeller », explique Rachid Belmokhtar, qui a été ministre de l’Éducation entre 1995 et 1997. Repenser les méthodes pédagogiques, adapter les cursus tout en s’appuyant sur les enseignants : c’est, en résumé, le défi qui attend les architectes d’une réforme de l’éducation qui n’en est qu’à ses balbutiements.
Le Maroc occupe une peu reluisante 124e place (sur 177 pays classés) sur l’échelle du développement humain, établie par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Pour y remédier, le roi Mohammed VI a dévoilé le 18 mai 2005 ce que l’on a d’emblée qualifié de « chantier du règne », pour mieux en souligner l’importance symbolique : l’Initiative nationale de développement humain (INDH). De quoi s’agit-il ? D’un programme doté d’un budget de 10 milliards de dirhams (DH) (dont le versement sera étalé jusqu’en 2010) et dont bénéficieront 5 millions de Marocains issus de 250 quartiers urbains pauvres et 360 communes rurales dûment répertoriés. L’objectif : diviser par deux en cinq ans les chiffres de la précarité et de la pauvreté. Au lendemain de son intronisation, en juillet 1999, « M6 », alors surnommé « le Roi des pauvres », avait montré une compassion sincère pour les déshérités. La « question sociale » avait ensuite progressivement été reléguée au second plan, occultée par les enjeux sécuritaires après les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca. Avant de revenir en force l’an passé. L’INDH est-elle d’abord destinée à couper l’herbe sous le pied des islamistes, qui prospèrent sur le terreau de la misère, comme le prétendent les mauvaises langues ? Du côté du Palais, on s’en défend vigoureusement. « Le monarque n’a jamais perdu de vue la question sociale, explique un de ses conseillers. Mais il a pris le temps de la réflexion. Il voulait se montrer à la hauteur des enjeux. Élaborer une stratégie d’ensemble cohérente et la fonder sur une philosophie nouvelle : la participation. L’INDH suppose la mobilisation de tous : l’État, les communes, mais aussi les associations, la société civile et les populations bénéficiaires. C’est une expérience qui vise à accoutumer les Marocains à une culture de participation à la vie publique. » En d’autres termes, à tourner la page du centralisme autoritaire et à replacer « l’humain » au centre de la décision politique. Bref, à décliner concrètement le « nouveau concept de l’autorité » cher à Mohammed VI.
Le dispositif, lancé sur les chapeaux de roues et sans consultation, a connu des ratés à l’allumage. Nombre de responsables locaux se sont empressés d’estampiller INDH des programmes déjà existants, ou de sortir des cartons des projets déjà ficelés. Fathallah Oualalou, le ministre des Finances, est monté au créneau pour remettre de l’ordre. Chakib Benmoussa, ministre de l’Intérieur au profil atypique (polytechnicien et diplômé du Massachusetts Institute of Technology), nommé le 15 février 2006, a été installé au cœur du dispositif. Il devra mobiliser sa tentaculaire administration territoriale. Driss Jettou, le Premier ministre, qui s’est rendu en mars à Washington, a obtenu de ses interlocuteurs américains l’éligibilité du Maroc au programme du Millenium Challenge Account (MCA) : en principe, 750 millions de dollars, soit 6 milliards de DH, pourraient être consacrés à la lutte contre la pauvreté.
La situation est plus contrastée du côté de la société civile. Les ONG sont l’autre pivot de l’INDH. Mais le tissu associatif marocain est très hétérogène. Dynamique dans certaines grandes agglomérations, comme Casablanca, il peut être totalement inexistant dans d’autres zones. Et le risque de voir se créer des « associations bidons » à l’initiative des autorités locales dans le seul but de les associer formellement au processus existe. Comment trouver la parade ? « C’est un véritable écueil, commente un haut fonctionnaire marocain. Le piège serait de consommer les crédits n’importe comment, de dépenser sans être très regardant sur les critères et, au final, de gaspiller l’argent. »
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