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Prix, dépendance alimentaire et stabilité sociale

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  • Prix, dépendance alimentaire et stabilité sociale

    Depuis l’été 2010, les cours mondiaux de la plupart des produits alimentaires se sont remis à fortement augmenter, à un rythme tel que les records de 2007-2008 sont battus et que, du coup, dans nombre de pays en développement, réapparaît le spectre des « Révoltes du pain », devenues récurrentes en pareilles situations. Le fait nouveau est que cela arrive dans un contexte politique particulier, marqué par des soulèvements populaires qui, du Maroc au Yemen, en passant par l’Algérie, la Tunisie ou l’Egypte, peuvent être enclenchés par des réactions contre la vie chère et la misère qui en découle, et ensuite rapidement évoluer vers des revendications pour la démocratie et la justice sociale…

    Comment en est-on arrivé là ? Pour comprendre la situation actuelle, prenons le cas du Maroc qui est à cet égard tout à fait exemplaire. Il faut savoir que l’impasse actuelle est le produit de certains choix faits au niveau des politiques agricoles, des finances publiques et de la gouvernance, choix qui, en se conjuguant, se sont révélés tout à fait désastreux.

    Un système pour concilier des intérêts contradictoires

    A l’origine on retrouve des politiques agricoles et alimentaires qui ont joué la carte de l’extraversion, préférant se spécialiser dans l’exportation de « fruits et légumes » et négligeant l’agriculture vivrière et la production d’aliments de base destinés à la satisfaction des besoins de la population (céréales, légumineuses, viandes, produits laitiers, sucre, huile…). Un divorce s’est ainsi installé entre la production intérieure et le modèle de consommation de la population, de sorte que la dépendance alimentaire s’est durablement installée et le recours au marché international est allé croissant. La conséquence en a été une vulnérabilité et une dépendance accrues à l’égard de l’évolution des cours mondiaux des produits concernés.

    Comment allait être gérée cette dépendance ? Il faut d’abord rappeler que, au cours des années 70 du siècle précédent, alors que les cours mondiaux des produits agricoles avaient fortement augmenté, dans le sillage du premier « choc pétrolier » de 1973, les prix intérieurs à la production aussi étaient régulièrement relevés, l’idée prévalant à l’époque étant que des prix « rémunérateurs » étaient le meilleur moyen d’inciter les agriculteurs à se moderniser et améliorer leur productivité. Le problème est que, répercutées à l’aval, ces hausses à l’amont se heurtaient aux limites du pouvoir d’achat des consommateurs, surtout urbains. Le risque n’était pas seulement social, mais aussi économique puisque, depuis Ricardo au moins (théorie des biens salariaux), on savait la relation entre la hausse des prix des produits alimentaires et le niveau des salaires (la première entrainant nécessairement la hausse des seconds), et partant l’alourdissement du coût de la main d’œuvre. Or pour un pays qui portait déjà tous ses espoirs sur les stratégies de « promotion des exportations », une telle perspective ne pouvait manquer d’handicaper sérieusement une compétitivité au demeurant largement fondée sur le faible coût de la force du travail précisément.

    Comment dans ces conditions concilier des intérêts et des objectifs aussi contradictoires ? Comment soutenir des prix élevés à l’amont de la chaîne de valeur, et éviter d’en répercuter le coût sur les consommateurs ? C’est là que l’Etat devait intervenir avec ses subventions dites « à la consommation », pour prendre en charge la « différence »… Se mettait ainsi en place un mode de régulation par les finances publiques à travers lequel l’État tentait de prendre à sa charge le coût d’un certain équilibre social compatible avec les contraintes de l’ouverture et de la compétition internationale.

    Avec les politiques d’ajustement structurel des années 80 et le désengagement de l’Etat qui allait s’en suivre, ce modèle sera partiellement remis en cause : dans les discours, on ne jurera plus que par la supériorité du marché et la nécessaire « vérité des prix », mais dans les faits, on constatera l’incapacité persistante de l’agriculture à satisfaire les besoins alimentaires de la population. Par ailleurs, on s’apercevra que le système des subventions aux produits de base a généré des effets pervers et alimenté des situations de rente au profit d’une minorité d’« intermédiaires » désormais constitués en lobbies assez puissants pour imposer la préservation de leurs intérêts. De surcroît, des études révéleront que le système profite en réalité beaucoup plus aux consommateurs riches qu’à ceux qui en ont réellement besoin… Une situation déjà assez complexe mais qui le sera encore plus lorsque les quelques tentatives de relèvement des prix des produits concernés conduiront fatalement à de graves troubles sociaux et à de mémorables « émeutes de la faim »… Devenu ultra-sensible, ce « dossier » n’a cessé depuis de susciter auprès des gouvernements successifs la plus grande des méfiances et une extrême prudence.

    Finalement, les « compromis » laborieusement trouvés ont consisté à contenir le système dans des limites financièrement supportables pour les finances publiques, mais sans jamais ni le supprimer totalement ni le réformer pleinement (suppression des subventions sur le beurre, le lait, l’huile, plafonnement de la subvention du sucre à 2 dh/kg, et de la farine nationale de blé tendre à un quota de 10 millions de quintaux). Il faut dire que la baisse des cours mondiaux qui s’installera durablement jusqu’au milieu des années 2000 « facilitera » les choses, en permettant aux responsables de faire preuve d’un aveuglement et d’une irresponsabilité dont nous mesurons aujourd’hui les conséquences et payons le prix.

    De la « Rente alimentaire » au coût exorbitant de la dépendance…

    Le premier aspect a trait à l’illusion financière créée par la faiblesse des cours mondiaux. Si la mise en œuvre des engagements de l’Accord de Marrakech de 1994 (GATT/OMC) eut pour effet la libéralisation des importations par la suppression de toute protection non tarifaire, elle permit néanmoins le maintien d’une protection tarifaire suffisante grâce à l’institution d’équivalents tarifaires conséquents. Or, dans un contexte de cours mondiaux nettement inférieurs aux prix intérieurs, et d’accroissement des importations alimentaires, ces équivalents tarifaires devenaient une source de revenus non négligeable pour l’Etat, contribuant ainsi à réduire considérablement la charge pour les finances publiques des subventions aux denrées en question (ramenant souvent leur coût net en dessous de 1% du PIB). En dédramatisant la dimension financière du système des subventions, cette « rente de dépendance alimentaire » allait neutraliser toute velléité de réforme : pourquoi se risquer sur une question aussi sensible alors qu’elle ne coûte plus grand chose au budget de l’Etat ?!

    L’autre aveuglement se situe un peu à mi-chemin entre ce cynisme financier et le dogmatisme libre-échangiste le moins avisé. En effet, c’est dans ce même contexte qu’on vit fleurir les vues les plus courtes sur la « sécurité alimentaire ». De doctes experts internationaux nous expliquèrent que la souveraineté alimentaire était une idée désuète et que, en revanche, la sécurité alimentaire pouvait désormais être obtenue à tout moment sur le marché mondial : il suffisait pour cela de disposer d’un « matelas de devises » suffisant ! Tout le monde y gagnait, les gros exportateurs mondiaux bien dotés en « avantages comparatifs », les consommateurs des pays importateurs ainsi nourris à bas prix, et leurs Etats gratifiés de recettes douanières d’autant plus précieuses qu’elles permettaient de continuer à soutenir un système de subvention devenu peu coûteux… bref le « bien-être mondial » et le gagnant-gagnant intégral !

    Aujourd’hui que la situation s’est totalement retournée, on mesure mieux les conséquences de tels choix. Alors que la dépendance à l’égard des importations alimentaires est plus forte que jamais, voilà que les cours mondiaux s’enflamment et avec eux s’enclenche une véritable descente aux enfers. L’Etat n’a pas seulement renoncé à des recettes douanières, mais a dû supporter des charges de « compensation » qui ont atteint des sommets, annonciateurs de jours difficiles pour les finances publiques.

    Pour les consommateurs, les quelques produits encore subventionnés n’empêchent en rien des hausses des prix de la plupart des produits alimentaires, ce qui alourdit brutalement leur coût de la vie et dégrade dangereusement leur pouvoir d’achat. A nouveau le climat social se tend et les mouvements revendicatifs se multiplient…

    Entre des contraintes externes contre lesquelles il ne peut rien, et des risques de déstabilisation interne certains, le dilemme de l’Etat est absolu. Comment continuer à « acheter » la paix sociale quand le coût de celle-ci devient exorbitant ? Comment vouloir à la fois lutter contre la pauvreté et en finir avec le seul système qui ait pu jusqu’à présent permettre aux pauvres d’accéder à une alimentation de base à des coûts plus ou moins en rapport avec leur pouvoir d’achat ? Comment continuer à parier sur la mondialisation, et en même temps courir le risque d’une hausse des prix périlleuse pour la compétitivité de l’économie ? Pourra-t-on se passer d’un mode de régulation pris en charge par l’Etat sans être en mesure de lui substituer un autre, assumé par le marché ?


    ... à suivre


  • #2
    suite

    Que faire ?

    Si tout le monde s’accorde aujourd’hui pour reconnaître que le système des subventions des produits alimentaires de base a généralement été détourné de ses objectifs initiaux, bénéficiant moins à ceux qui en ont vraiment besoin qu’à ceux qui peuvent s’en passer, les responsables ont manifestement encore du mal à lui opposer une alternative plus efficace et plus équitable. Pourtant, on sait aujourd’hui que les éléments constitutifs de l’impasse actuelle sont désormais là pour durer, à commencer par la dépendance alimentaire du pays d’une part, et le niveau relativement élevé des cours mondiaux des produits alimentaires d’autre part. En soi, cette situation est assez inédite, et les solutions à inventer pour y faire face devraient l’être aussi. Ces issues devraient, croyons-nous, s’inscrire au moins dans trois directions. La première devrait réhabiliter la notion de souveraineté alimentaire. La seconde devrait permettre de repenser l’ensemble des systèmes redistributifs afin d’assurer, par une solidarité active, un niveau de vie décent à ceux qui en ont besoin. Enfin, qui peut continuer d’ignorer que les peuples sont « affamés » aussi de dignité, et donc de démocratie, sachant que celle-ci est -comme l’a si bien montré Amarty Sen- un rempart efficace pour empêcher une crise alimentaire de dégénérer en famine, et cette dernière d’accoucher d’une révolution.


    Par Najib Akesbi,

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