Rachid Tlemçani. enseignant-chercheur à l’Institut des sciences politiques et des relations internationales d’Alger
«Les réformes politiques obéissent à la logique de la normalisation sécuritaire»
- Le président de la République a initié des consultations avec les acteurs de la classe politique et de la société qui devraient déboucher sur une réforme du système politique algérien. La démarche vous paraît-elle pertinente dans le contexte actuel ?
Après plus de deux ans de silence, le chef de l’Etat a annoncé, lors de son discours à la nation, le 15 avril 2011 qu’il s’engagera à mener de profondes réformes politiques : révision constitutionnelle, lois sur les partis politiques, les ONG, l’information et les élections. L’objectif ultime est tenir jusqu’ aux échéances présidentielles de 2014, comme si l’Algérie vivait sur une autre planète. «Les chiens aboient, la caravane passe», tel est le message transmis. Il est question de produire un arsenal juridique s’apparentant à une véritable révolution législative pour gérer la crise de l’Etat sécuritaire, à l’instar de celle régissant le secteur économique. La croissance économique est restée pourtant très faible. L’assainissement du secteur public pour préserver 200 000 emplois a coûté 80 milliards de dollars au Trésor public. Cette masse d’argent aurait créé 3 millions d’emplois chez nos voisins. L’Etat injecte 33% du PIB pour créer 3% de croissance économique ! Entre temps, des lobbies se sont constitués dans l’économie de bazar et dictent leurs lois. Avant la commission Bensalah, le président Bouteflika avait mis en place plusieurs commissions au lendemain de son élection. Comme commissions importantes, notons la commission de réforme de l’administration, l’Education, la Justice et sur les émeutes en Grande Kabylie de 2001. Une grande fraction de l’intelligentsia, toutes tendances confondues, s’est rapidement précipitée au portillon de la présidence de la République pour participer à ces commissions. Les élites, arabophone et francophone, chacune avec son style et sa logomachie, ont amplifié le discours populiste et démagogique. Il était attendu toutefois des élites de produire du sens et un discours à la hauteur des attentes populaires et particulièrement d’une jeunesse angoissée de son avenir. Très sceptique quant aux tenants et aux aboutissants de la commission Bensalah, le professeur Abdelrezak Dourari se demande à juste titre que sont devenus les travaux de ces commissions. On continue toujours de mettre en place des commissions sans lendemain. La mise en garde de Georges Clémenceau, «lorsqu’on veut noyer un problème, on crée une commission», reste d’une grande actualité.
- A quelle logique obéit, selon vous, le choix des membres de la commission Bensalah ?
Le chef d’Etat a chargé Abdelkader Bensalah, un apparatchik du système, actuellement président du Sénat, de surcroît, originaire de l’ouest du pays, de conduire les auditions dont la pierre angulaire est la révision constitutionnelle. Par ailleurs, Bensalah a conduit en 1994 le dialogue national devant introniser le ministre des Affaires étrangères sous l’ancien régime. Mais en vain. Ce ministre a finalement décliné la proposition émanant d’un quartet de généraux. En disgrâce, il voulait revenir aux affaires par la grande porte. Ce fut fait en avril 1999. Bensalah est secondé dans sa mission par Mohammed Ali Boughazi, un islamiste, actuellement conseiller à la présidence de la République. Il est originaire de l’Est du pays. Le 3e membre de cette commission n’est autre que Mohammed Touati, général-major à la retraite ; il a été membre de la commission du dialogue national en 1994, un éradicateur dans la lutte contre le terrorisme. Il est originaire du centre du pays. Cette commission est un savant dosage de l’équilibre régional et de la politique politicienne. A un autre niveau d’analyse, cette commission repose sur une relation triangulaire, légitimité historique – islam de bazar – armée, un cocktail au dosage hasardeux. La sortie de l’autoritarisme qui est inéluctable risque d’être très périlleuse pour la cohésion nationale et l’intégrité territoriale. Le droit d’ingérence humanitaire guette l’Algérie.
- Qu’aurait-il alors fallu faire pour avoir une commission plus crédible ?
De par le contexte régional, la légitimité de cette commission Bensalah n’est pas très forte. Les critères de sélection de ses membres manquent de lisibilité, ils sont obscurs. La commission aurait gagné en crédibilité si ses membres n’appartenaient pas au sérail politique. Une commission crédible aurait été faite de personnalités nationales indépendantes et connues pour leur probité morale et intellectuelle. Des figures emblématiques qui ont contribué non pas à la promotion de la société militaire mais la promotion de la société civile, le fer de lance de la démocratie participative et la justice sociale. Une commission de sages dans laquelle le clan dominant aurait été un simple acteur au même titre que les autres. Au dessus de la mêlée, cette commission ne fera pas office de boîte aux lettres mais aurait été investie d’un pouvoir décisionnel transcendant l’opacité du pouvoir occulte. Elle n’aurait de compte à rendre à aucun pouvoir, formel ou informel. A l’ère du courrier électronique, il aurait été plus judicieux d’envoyer les propositions directement aux institutions concernées comme cela il se fait tout simplement ailleurs. Le discrédit des institutions publiques est tel que les citoyens tentent de transmettre leurs revendications et doléances directement à la présidence de la République. Ce n’est pas un fait fortuit si des personnalités nationales n’aient accordé que peu de crédit à cette commission. Après tant d’immobilisme, le pays peut-il se permettre un autre gâchis?
- Et que pensez-vous des textes de loi adoptés récemment par le Parlement et ceux qui sont actuellement en préparation ? Obéissent-ils à une cohérence globale ? Ont-ils une logique intrinsèque ?
L’impasse stratégique dans laquelle se trouve le pays est perçue exclusivement en termes de dysfonctionnement des institutions publiques.
Pour y remédier, paradoxalement, l’administration continue à produire des textes déconnectés de la réalité des citoyens. Lorsque le décideur lui-même est le premier à outrepasser ses propres lois, à quoi peut bien servir de promulguer d’autres textes ? Ces derniers temps plusieurs textes de lois sont passés et d’autres sont en préparation dans l’opacité la plus totale. Notons le code communal qui est passé comme une lettre à la poste en dépit de la grogne des groupes parlementaires. Le pouvoir communal, la cellule de base de tout système politique, est désormais détenu par le représentant de l’Etat. Un autre exemple important : le projet de texte de loi relatif à la profession d’avocat porte atteinte au droit de la défense. Même le très conservateur barreau d’Alger a trouvé ce projet «liberticide». Autre cas de figure, le ministre de la Communication compte inscrire dans la loi organique sur l’information l’interdiction de journaux qui appellent à la violence. La mission d’un ministre est de promouvoir son secteur. Aucune autorité ne peut se substituer à la justice. Tous les textes régissant la vie des citoyens du code la route au passeport biométrique en passant par les lois en gestation dans le cadre des réformes politiques obéissent à une logique implacable, la normalisation sécuritaire. «Alger la blanche » est devenue ces derniers temps «Alger la bleue» en dépit de la levée de l’Etat d’urgence. Elle fait peur aux touristes étrangers et ses habitants étouffent.
- L’administration de l’après-Bouteflika va-elle effacer tout et mettre les pendules à zéro ou les mettre en application pour un temps ?
Comment interprétez-vous le ballet de diplomates et d’hommes d’affaires à Alger ces derniers mois ?
Le ballet des délégations étrangères illustre, selon toute vraisemblance, l’ampleur des concessions économiques, diplomatiques et sécuritaires faites aux Occidentaux, notamment aux Français et aux Américains. En échange, ils ont salué les réformes politiques en cours. La fin justifie les moyens. Ceux qui comptent sur les Occidentaux pour faire leur révolution, il faut se rendre à l’évidence que la pression internationale est limitée sur le cours des événements locaux.
- Quels sont les véritables enjeux de ces visites qui coïncident avec les consultations pour les réformes politiques ?
Les visites de l’envoyé spécial du président Sarkozy ont rapidement abouti à débloquer de nombreux dossiers en suspens depuis plusieurs années. D’importants accords commerciaux et financiers furent signés dans une totale opacité comme si l’on était en fin de règne. La France avec ses 420 entreprises est ainsi devenue de loin le premier partenaire commercial. La quincaillerie pour les Français et les Européens, les hydrocarbures et le marché florissant de la sécurité pour les Américains. La coopération militaire et sécuritaire s’est considérablement renforcée avec les USA ces dernières années. La profondeur géopolitique et stratégique en Afrique noire est perçue comme vitale pour les intérêts Américains en butte à de redoutables concurrents. Les Chinois ont rapidement conquis l’esprit et le cœur des Africains. D’ici l’horizon 2020, la consommation énergétique américaine dépendra de 25% du marché africain. La lutte contre AQMI dans le Sahel n’est en réalité qu’une stratégie pour sécuriser l’accès aux hydrocarbures et aux autres matières premières en Afrique. La menace terroriste est en réalité exagérée, les nouvelles menaces, par contre, sont réelles. Cette menace permet de légitimer l’installation d’équipements militaires au Maghreb. La militarisation de l’Afrique en collusion avec le Nepad peut devenir un théâtre où s’affrontent par guerre interposée les Américains et les Chinois.
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«Les réformes politiques obéissent à la logique de la normalisation sécuritaire»
- Le président de la République a initié des consultations avec les acteurs de la classe politique et de la société qui devraient déboucher sur une réforme du système politique algérien. La démarche vous paraît-elle pertinente dans le contexte actuel ?
Après plus de deux ans de silence, le chef de l’Etat a annoncé, lors de son discours à la nation, le 15 avril 2011 qu’il s’engagera à mener de profondes réformes politiques : révision constitutionnelle, lois sur les partis politiques, les ONG, l’information et les élections. L’objectif ultime est tenir jusqu’ aux échéances présidentielles de 2014, comme si l’Algérie vivait sur une autre planète. «Les chiens aboient, la caravane passe», tel est le message transmis. Il est question de produire un arsenal juridique s’apparentant à une véritable révolution législative pour gérer la crise de l’Etat sécuritaire, à l’instar de celle régissant le secteur économique. La croissance économique est restée pourtant très faible. L’assainissement du secteur public pour préserver 200 000 emplois a coûté 80 milliards de dollars au Trésor public. Cette masse d’argent aurait créé 3 millions d’emplois chez nos voisins. L’Etat injecte 33% du PIB pour créer 3% de croissance économique ! Entre temps, des lobbies se sont constitués dans l’économie de bazar et dictent leurs lois. Avant la commission Bensalah, le président Bouteflika avait mis en place plusieurs commissions au lendemain de son élection. Comme commissions importantes, notons la commission de réforme de l’administration, l’Education, la Justice et sur les émeutes en Grande Kabylie de 2001. Une grande fraction de l’intelligentsia, toutes tendances confondues, s’est rapidement précipitée au portillon de la présidence de la République pour participer à ces commissions. Les élites, arabophone et francophone, chacune avec son style et sa logomachie, ont amplifié le discours populiste et démagogique. Il était attendu toutefois des élites de produire du sens et un discours à la hauteur des attentes populaires et particulièrement d’une jeunesse angoissée de son avenir. Très sceptique quant aux tenants et aux aboutissants de la commission Bensalah, le professeur Abdelrezak Dourari se demande à juste titre que sont devenus les travaux de ces commissions. On continue toujours de mettre en place des commissions sans lendemain. La mise en garde de Georges Clémenceau, «lorsqu’on veut noyer un problème, on crée une commission», reste d’une grande actualité.
- A quelle logique obéit, selon vous, le choix des membres de la commission Bensalah ?
Le chef d’Etat a chargé Abdelkader Bensalah, un apparatchik du système, actuellement président du Sénat, de surcroît, originaire de l’ouest du pays, de conduire les auditions dont la pierre angulaire est la révision constitutionnelle. Par ailleurs, Bensalah a conduit en 1994 le dialogue national devant introniser le ministre des Affaires étrangères sous l’ancien régime. Mais en vain. Ce ministre a finalement décliné la proposition émanant d’un quartet de généraux. En disgrâce, il voulait revenir aux affaires par la grande porte. Ce fut fait en avril 1999. Bensalah est secondé dans sa mission par Mohammed Ali Boughazi, un islamiste, actuellement conseiller à la présidence de la République. Il est originaire de l’Est du pays. Le 3e membre de cette commission n’est autre que Mohammed Touati, général-major à la retraite ; il a été membre de la commission du dialogue national en 1994, un éradicateur dans la lutte contre le terrorisme. Il est originaire du centre du pays. Cette commission est un savant dosage de l’équilibre régional et de la politique politicienne. A un autre niveau d’analyse, cette commission repose sur une relation triangulaire, légitimité historique – islam de bazar – armée, un cocktail au dosage hasardeux. La sortie de l’autoritarisme qui est inéluctable risque d’être très périlleuse pour la cohésion nationale et l’intégrité territoriale. Le droit d’ingérence humanitaire guette l’Algérie.
- Qu’aurait-il alors fallu faire pour avoir une commission plus crédible ?
De par le contexte régional, la légitimité de cette commission Bensalah n’est pas très forte. Les critères de sélection de ses membres manquent de lisibilité, ils sont obscurs. La commission aurait gagné en crédibilité si ses membres n’appartenaient pas au sérail politique. Une commission crédible aurait été faite de personnalités nationales indépendantes et connues pour leur probité morale et intellectuelle. Des figures emblématiques qui ont contribué non pas à la promotion de la société militaire mais la promotion de la société civile, le fer de lance de la démocratie participative et la justice sociale. Une commission de sages dans laquelle le clan dominant aurait été un simple acteur au même titre que les autres. Au dessus de la mêlée, cette commission ne fera pas office de boîte aux lettres mais aurait été investie d’un pouvoir décisionnel transcendant l’opacité du pouvoir occulte. Elle n’aurait de compte à rendre à aucun pouvoir, formel ou informel. A l’ère du courrier électronique, il aurait été plus judicieux d’envoyer les propositions directement aux institutions concernées comme cela il se fait tout simplement ailleurs. Le discrédit des institutions publiques est tel que les citoyens tentent de transmettre leurs revendications et doléances directement à la présidence de la République. Ce n’est pas un fait fortuit si des personnalités nationales n’aient accordé que peu de crédit à cette commission. Après tant d’immobilisme, le pays peut-il se permettre un autre gâchis?
- Et que pensez-vous des textes de loi adoptés récemment par le Parlement et ceux qui sont actuellement en préparation ? Obéissent-ils à une cohérence globale ? Ont-ils une logique intrinsèque ?
L’impasse stratégique dans laquelle se trouve le pays est perçue exclusivement en termes de dysfonctionnement des institutions publiques.
Pour y remédier, paradoxalement, l’administration continue à produire des textes déconnectés de la réalité des citoyens. Lorsque le décideur lui-même est le premier à outrepasser ses propres lois, à quoi peut bien servir de promulguer d’autres textes ? Ces derniers temps plusieurs textes de lois sont passés et d’autres sont en préparation dans l’opacité la plus totale. Notons le code communal qui est passé comme une lettre à la poste en dépit de la grogne des groupes parlementaires. Le pouvoir communal, la cellule de base de tout système politique, est désormais détenu par le représentant de l’Etat. Un autre exemple important : le projet de texte de loi relatif à la profession d’avocat porte atteinte au droit de la défense. Même le très conservateur barreau d’Alger a trouvé ce projet «liberticide». Autre cas de figure, le ministre de la Communication compte inscrire dans la loi organique sur l’information l’interdiction de journaux qui appellent à la violence. La mission d’un ministre est de promouvoir son secteur. Aucune autorité ne peut se substituer à la justice. Tous les textes régissant la vie des citoyens du code la route au passeport biométrique en passant par les lois en gestation dans le cadre des réformes politiques obéissent à une logique implacable, la normalisation sécuritaire. «Alger la blanche » est devenue ces derniers temps «Alger la bleue» en dépit de la levée de l’Etat d’urgence. Elle fait peur aux touristes étrangers et ses habitants étouffent.
- L’administration de l’après-Bouteflika va-elle effacer tout et mettre les pendules à zéro ou les mettre en application pour un temps ?
Comment interprétez-vous le ballet de diplomates et d’hommes d’affaires à Alger ces derniers mois ?
Le ballet des délégations étrangères illustre, selon toute vraisemblance, l’ampleur des concessions économiques, diplomatiques et sécuritaires faites aux Occidentaux, notamment aux Français et aux Américains. En échange, ils ont salué les réformes politiques en cours. La fin justifie les moyens. Ceux qui comptent sur les Occidentaux pour faire leur révolution, il faut se rendre à l’évidence que la pression internationale est limitée sur le cours des événements locaux.
- Quels sont les véritables enjeux de ces visites qui coïncident avec les consultations pour les réformes politiques ?
Les visites de l’envoyé spécial du président Sarkozy ont rapidement abouti à débloquer de nombreux dossiers en suspens depuis plusieurs années. D’importants accords commerciaux et financiers furent signés dans une totale opacité comme si l’on était en fin de règne. La France avec ses 420 entreprises est ainsi devenue de loin le premier partenaire commercial. La quincaillerie pour les Français et les Européens, les hydrocarbures et le marché florissant de la sécurité pour les Américains. La coopération militaire et sécuritaire s’est considérablement renforcée avec les USA ces dernières années. La profondeur géopolitique et stratégique en Afrique noire est perçue comme vitale pour les intérêts Américains en butte à de redoutables concurrents. Les Chinois ont rapidement conquis l’esprit et le cœur des Africains. D’ici l’horizon 2020, la consommation énergétique américaine dépendra de 25% du marché africain. La lutte contre AQMI dans le Sahel n’est en réalité qu’une stratégie pour sécuriser l’accès aux hydrocarbures et aux autres matières premières en Afrique. La menace terroriste est en réalité exagérée, les nouvelles menaces, par contre, sont réelles. Cette menace permet de légitimer l’installation d’équipements militaires au Maghreb. La militarisation de l’Afrique en collusion avec le Nepad peut devenir un théâtre où s’affrontent par guerre interposée les Américains et les Chinois.
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