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8 Mai 1945, l’émeute en écriture

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  • 8 Mai 1945, l’émeute en écriture

    La répression du 8 mai 1945 n’aura pas fait que marquer l’histoire du repère indélébile d’une répression inouïe. Elle a happé Yacine, à son adolescence rêveuse et déjà poétique, dans le tourbillon des rafles coloniales dont il reviendra miraculé avec la précoce expérience du tourment de camps improvisés dans une grange, autour d’une gendarmerie ou au hasard de toute bâtisse disponible ; du tourment de la torture et de compagnons d’un jour brisés par les sévices ou fusillés au jugé d’interrogatoires expéditifs, pour retrouver sa mère, la Rose noire, rendue folle par la douleur à l’annonce de la mort de son fils pris dans ces rafles dont on ne revenait pas et pour apprendre, jour après jour, l’étendue d’une répression si considérable, si violente, si définitive dans ses buts qu’elle scellera, à jamais, par l’expérience irrémédiable du vécu et de la parole, dans le cœur et dans la tête du lycéen, sa fusion avec ce peuple de paysans, d’ouvriers, de chômeurs, de villageois, d’hommes en turban ou en bleu de chauffe, peuple excédé par l’attente de la confrontation avec l’ordre colonial et à qui les morts de ce mois de mai enlèveront toute espérance d’émancipation pacifique. Ce cauchemar sanglant où la répression coloniale a plongé la multitude et dont il sortira vivant, par miracle rappelons-le, habitera directement et ouvertement toute son œuvre hormis quelques pièces de son théâtre.

    Onze ans plus tard en 1956, au mois de mai, comme si le hasard lui-même ne se relevait pas de cette tragédie, paraissait Nedjma. Le roman, fabuleux au sens propre du terme, allait connaître un succès mondial presque immédiat et intéresser les chercheurs du monde entier.

    Une écriture de l’empoignade


    L’écriture fascinante de Yacine dans ce roman a de quoi laisser perplexe. En trois pages de phrases courtes, précises comme un bistouri, il plante le décor du drame. Lakhdar rejoint ses trois autres camarades algériens après son évasion de la cellule où l’avaient enfermé les gendarmes. Il avait ouvert,
    d’un coup de tête, l’arcade sourcilière d’Ernest, son chef de chantier en présence de sa fille Suzy, destinée à M. Ricard le riche mais avare colon du coin mais amoureuse du chef de brigade de la gendarmerie et en constante conduite de séduction honteuse mais provocatrice des ouvriers arabes de son père. Pour payer une bouteille de vin à Lakhdar, Mourad vendra son couteau dans un café maure sous le regard devenu chaleureux des clients. Ce premier livret ou ce premier chapitre de Nedjma se terminera par la mort de M. Ricard, tué par Mourad, la nuit de ses noces avec une Suzy enfin libérée et rendu à son gendarme. De toute la littérature algérienne de cette époque, seul le roman de Nedjma s’ouvre directement sur la consubstantielle violence du rapport entre colons et colonisés. Et quelle violence ! Dans tous les autres romans algériens de ces années, la confrontation reste périphérique, en marge de cette société en lutte pour sa survie entre les rets des anciennes cultures claniques et les balbutiements d’une conscience nationale timide et balbutiante, hésitant sur les chemins à prendre.

    La Colline oubliée de Mouloud Mammeri et l’admirable Métier à tisser de Mohamed Dib sont l’expression achevée de ce tortueux et pénible accouchement. Bien sûr, les explications les plus courantes de la différence entre ces écritures renvoient aux itinéraires des auteurs et de leurs formations, leurs référents idéologiques et culturels. Et il faut prendre au mot ces explications qui visaient autre chose que de rendre Nedjma à sa radicalité révolutionnaire ; les prendre au mot et l’itinéraire de Yacine l’a plongé dans l’ouragan de l’insurrection avortée mais impatiemment attendue par ceux qui dans le roman rejetaient les arguments des notables appelant à la lucidité, face aux armes et aux chars de la France. Dans tous les autres romans parus à cette époque les personnages Fouroulou, Omar, Akli, vivent encore des les rets des rapports familiaux ou claniques, des liens traditionnels qui leur pèsent par certains côtés ou qui les protègent et les aident à survivre à la faim, au froid, à la misère ou à la vendetta.

    Rachid, Lakhdar, Mourad et Mustapha sont des prolétaires, sans aucune attache visible, du moins au début du roman, des hommes libérés des liens sociaux, sans feu ni lieu, livrés à l’essence même de ce qui a donné naissance au colonialisme qui en a aggravé le caractère exploiteur : le salariat. Ils occupent les avant-postes du front, ils engagent les premières escarmouches, ils vivent en éclaireurs. Bref, ils partagent pleinement l’espace colonial, celui des chantiers et des bars, des tenancières de maisons closes, s’inscrivant pour la première fois dans la ville française, au contraire des héros d’autres romans restés confinés aux frontières de ce monde.

    Une force du symbole


    Mais ils ne se sont pas retrouvés par hasard dans ce village perdu entre Constantine et Bône (Annaba aujourd’hui) entre la forteresse historique et le port ouvert à tous les apports. Dès lors, Yacine va leur céder la parole. L’écriture change du tout au tout. A la brièveté des phrases quand ces quatre héros sont dans les espaces des colons succèdent des phrases longues, complexes, oniriques, où tout à tour, ils retrouvent leur histoire immédiate : la fracture du 8 mai 1945 qui les déracinait, oui ! ils avaient des racines, qui du collège, qui de son village, qui de son travail, et l’histoire plus lointaine, celles des origines, où Nedjma apparaît évanescente, omniprésente, insaisissable, autour de laquelle se nouent les histoires de chacun, dérivées de cet autre choc, la destruction réfléchie de la tribu des Keblout par les conquérants et dispersés sous des fonctions différentes et disparates. Cette écriture qui peut rendre la lecture difficile et pour certains inaccessible trace les frontières inviolables par lesquelles la conquête atteint ses limites. Les deux mondes, le colonial et le national, vivent juxtaposés, imperméables, camps irréductibles et irréconciliables. Cette quête de l’origine racontée par chacun des personnages nous restitue la complexité de cette société battue mais pas vaincue, encore capable de désirs, de mémoire tronquée mais de mémoire quand même, entrée en déliquescence et pourtant tenace dans sa résistance, attendant le bon moment pour se révolter après son ratage du 8 mai. La remontée aux origines autour des fantômes des morts et de cette Nedjma dont nul ne sait avec certitude qui en est le père ni comment elle agrégeait autour d’elle les désirs des mâles de sa tribu sous le regard vigilant et lointain de Si Mokhtar, son père putatif. Aucune de ces histoires particulières ne se libère de cette vitale nécessité de l’origine.

    Le récit va revenir sans cesse à cette première blessure du 8 mai puis à cette deuxième blessure des fils de Keblout, décapités à la hache, dans un incessant mouvement de reprise de la même épopée, vue par l’auteur et par les quatre hommes.

    Nedjma comprend plusieurs romans en un seul, le roman de la confrontation, le roman des origines, le roman des quatre destinées. Dès que le lecteur a saisi cette diversité, sa lecture en devient facile. Elle gagne même en plaisir, tant le destin de chacun se noue dans les détails les plus inattendus qui nous amènent dans les recoins les plus obscurs, les moins visibles de la société arc-boutée sur des valeurs qui fuient de toutes parts et productrice de nouvelles conduites.

    C’est peut-être bien cet inattendu du récit, cette plasticité de l’écriture, cette capacité à rendre la juxtaposition et l’affrontement qui font de Nedjma un modèle du roman moderne. Et la reconduction éternelle du 8 mai 1945 dans un œuvre passée à l’universel.

    Par La Tribune
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