La circulation des sciences arabes autour de la Méditerranée, du 8è au 15è siècle.
NAISSANCE ET DEVELOPPEMENT A TRAVERS L'EXEMPLE DES MATHEMATIQUES
A. DJEBBAR 2002-02-12
INTRODUCTION
Pour un nombre de plus en plus grand de scientifiques, enseignants ou chercheurs, la nécessité de connaître le contenu de l'histoire des sciences et de l'intégrer dans l'enseignement n'est plus à démontrer. Pour des raisons pédagogiques, culturelles, idéologiques ou pour la simple curiosité intellectuelle, ces scientifiques s'initient à elle et encouragent parfois sa diffusion.
Mais, la tendance des chercheurs et des enseignants a été pendant longtemps de privilégier la production scientifique des trois derniers siècles pour les bouleversements qu'elle a provoqués dans le domaine de la connaissance, pour les problèmes ouverts qu'elle a légués aux chercheurs à venir (et dont certains n'ont toujours pas été résolus) et enfin parce que, tout simplement, la science moderne s'étant développée en Europe, ou d'une manière générale dans l'aire culturelle occidentale, son histoire en a gardé certaines conceptions et même certains a priori que l'on pourrait qualifier d'eurocentristes ou de globalement occidentaux.
Il n'est pas superflu d'ailleurs de constater, aujourd'hui encore, la persistance de ces conceptions et de ces a priori non seulement dans l'enseignement scientifique européen, mais également dans celui de certains pays anciennement colonisés et ce malgré les ruptures idéologiques du XIXe siècle, en Europe même, et malgré les mouvements nationaux du XXe visant à l'indépendance politique.
Quant aux deux mille ans d'activités scientifiques qui ont précédé et surtout permis le grand bond en avant des "temps modernes", ils ont été longtemps réduits à la période grecque qui ne va pas d'ailleurs au delà du VIe siècle et qui, malgré son importance, ne pouvait, à elle seule, redynamiser les nombreux secteurs d'une activité scientifique qui s'était assoupie en Europe entre le VIIIe et le XIVe siècle.
Il y a eu, certes, depuis la fin du XIXe siècle d'importants travaux concernant les sciences indiennes, arabes ou chinoises mais, le plus souvent, ces travaux n'ont pas dépassé le cercle des spécialistes. Pour prendre l'exemple de la science arabo-musulmane, on constate que les efforts faits par des particuliers ou par des institutions pour les mettre à la portée des enseignants ont été, pendant des décennies, rares, discontinus ou tout simplement inexistants.
La situation n'est d'ailleurs pas brillante aujourd'hui, malgré la multiplication des publications de vulgarisation, car certains de leurs auteurs continuent, volontairement ou par ignorance, à minimiser le rôle joué par les savants non européens dans le développement des activités scientifiques, tandis que d'autres -et c'est le cas de plusieurs livres arabes parus ces vingt dernières années- sont soit trop généraux et trop imprécis, soit trop apologétiques pour être tout simplement crédibles.
Cet exposé qui ne concerne que les activités mathématiques vise à compléter l'information du lecteur, en l'actualisant parfois sur la base travaux publiés au cours de ces deux dernières décennies. D'une manière plus précise, nous évoquerons les aspects essentiels de l'innovation mathématique en pays d'Islam, durant la période créatrice, c'est à dire entre le VIIIe et le XIVe siècle, en tentant de dégager les causes internes et externes qui ont permis, favorisé ou entravé les recherches nouvelles et ce, compte tenu des interactions connues ou supposées entre les différentes sciences de la civilisation arabo-musulmane d'une part et entre ces sciences et leur environnement économique et culturel d'autre part.
LE CONTEXTE DE LA REDYNAMISATION DES SCIENCES
A PARTIR DU VIIIe SIECLE :
La redynamisation d'une activité scientifique dans le cadre d'une civilisation donnée est évidemment inconcevable sans l'acquisition d'au moins une partie du patrimoine des civilisation qui l'ont précédée, et la science arabe ne fait pas exception à cela. Un rappel des traditions mathématiques antérieures au VIIIe siècle est donc nécessaire pour mieux apprécier la nature des apports nouveaux, leur importance et leur impact. En nous basant sur les témoignages des savants arabes eux-mêmes, comme al-Bîrûnî par exemple, ainsi que sur les traductions des ouvrages mathématiques dont les titres nous ont été transmis par les biobibliographes arabes comme Ibn an-Nadîm, Ibn al-Qiftî ou Ibn Abî Usaybica, on peut avancer plusieurs remarques: on constate, en premier lieu, que malgré son importance qualitative et quantitative, l'héritage scientifique grec n'a pas été seul à l'origine de la science arabe.
Il faut y ajouter les traditions astronomiques persanes et surtout indiennes transmises par l'intermédiaire des Sindhind, ainsi que les techniques du calcul indien basées sur les systèmes décimal et sexagésimal. A ces deux influences non grecques, il faudrait également associer une troisième, celle des Babyloniens que les biographes et les mathématiciens ont généralement omis de signaler mais que confirme l'analyse des textes arabes en particulier dans le domaine des algorithmes de calcul exact ou approché et dans celui des résolutions d'équations simples. Il y a enfin toutes les traditions locales liées aux activités économiques, comme les techniques d'arpentage ou bien le calcul digital et le calcul mental dont certains aspects, perpétués par la pratique quotidienne, ont longtemps résisté à l'extension du système décimal, amenant les mathématiciens à les étudier et à leur donner des justifications théoriques.
Cela étant, il est indéniable que l'héritage préislamique le plus important a été celui des mathématiques grecques qui seront accessibles soit directement par des traductions du grec à l'arabe, soit indirectement à partir de traductions syriaques qui étaient utilisées dans quelques foyers intellectuels avant l'avènement de l'Islam.
Il est d'ailleurs utile de faire, à propos de ces traductions, plusieurs remarques qui concernent les rapports entre ce phénomène et celui de la réactivation scientifique en Méditerranée orientale à partir du VIIIe siècle.
Certains ouvrages fondamentaux ont bénéficié de plusieurs traductions et leurs chapitres ou leurs propositions ont subi différents réarrangements. Ce fut le cas, par exemple, des Eléments d'Euclide (traduits par al-Hajjâj deux fois, puis par Ishâq Ibn Hunayn, et enfin corrigés par Thâbit Ibn Qurra). Ce fut également le cas de l'Almageste de Ptolémée et de Coniques d'Apollonius. Ces améliorations successives répondaient à un besoin de rigueur qui ne faisait que refléter un double progrès, celui des mathématiques et celui de la langue arabe elle-même. Le premier phénomène devant être évoqué plus amplement par la suite, disons quelques mots du second, c'est à dire l'enrichissement de l'arabe de différentes terminologies scientifiques.
Cet enrichissement est le résultat de deux phénomènes importants intérieurs à l'activité scientifique : le premier est l'apparition puis le développement d'une recherche, avec son esprit, ses règles, ses structures et ses hommes qui vont explorer des domaines nouveaux, créer des objets et des outils puis, dans le même temps, forger les mots pour les dire et pour les utiliser. Le second phénomène, indissociable du premier et d'une portée sociale encore plus grande, est la mise sur pied progressive d'un enseignement qui sera longtemps de qualité, grâce à sa capacité d'intégrer très rapidement des méthodes et des résultats nouveaux et d'assurer, par sa pratique quotidienne, la transmission de cette nouvelle langue scientifique et sa pérennité.
Ainsi, la réactivation scientifique des VIIIe-IXe siècles a bénéficié à la fois de traditions prestigieuses avancées, relativement accessibles, et d'une langue en contact continuel avec les autres langues par le biais des échanges commerciaux et bénéficiant désormais d'un atout considérable celui d'être l'expression d'une religion triomphante. Mais, à cette époque, ces deux facteurs ne pouvaient suffire à entraîner des individus, de cultures, de langues et de religions très diverses, dans la grande aventure scientifique qui va concerner, pendant plus de quatre siècles, toutes les métropoles d'Orient, d'Asie, du Maghreb et de l'Espagne.
En effet, entre le Ve et le VIIIe siècle, il existait bien, d'un côté, des petits îlots scientifiques, comme ceux d'Alexandrie, d'Antioche ou de Harran et, de l'autre, des hommes et des femmes assoiffés de connaissances, potentiellement créateurs et dont les intelligences sont pourtant restées en friche.
La suite...
NAISSANCE ET DEVELOPPEMENT A TRAVERS L'EXEMPLE DES MATHEMATIQUES
A. DJEBBAR 2002-02-12
INTRODUCTION
Pour un nombre de plus en plus grand de scientifiques, enseignants ou chercheurs, la nécessité de connaître le contenu de l'histoire des sciences et de l'intégrer dans l'enseignement n'est plus à démontrer. Pour des raisons pédagogiques, culturelles, idéologiques ou pour la simple curiosité intellectuelle, ces scientifiques s'initient à elle et encouragent parfois sa diffusion.
Mais, la tendance des chercheurs et des enseignants a été pendant longtemps de privilégier la production scientifique des trois derniers siècles pour les bouleversements qu'elle a provoqués dans le domaine de la connaissance, pour les problèmes ouverts qu'elle a légués aux chercheurs à venir (et dont certains n'ont toujours pas été résolus) et enfin parce que, tout simplement, la science moderne s'étant développée en Europe, ou d'une manière générale dans l'aire culturelle occidentale, son histoire en a gardé certaines conceptions et même certains a priori que l'on pourrait qualifier d'eurocentristes ou de globalement occidentaux.
Il n'est pas superflu d'ailleurs de constater, aujourd'hui encore, la persistance de ces conceptions et de ces a priori non seulement dans l'enseignement scientifique européen, mais également dans celui de certains pays anciennement colonisés et ce malgré les ruptures idéologiques du XIXe siècle, en Europe même, et malgré les mouvements nationaux du XXe visant à l'indépendance politique.
Quant aux deux mille ans d'activités scientifiques qui ont précédé et surtout permis le grand bond en avant des "temps modernes", ils ont été longtemps réduits à la période grecque qui ne va pas d'ailleurs au delà du VIe siècle et qui, malgré son importance, ne pouvait, à elle seule, redynamiser les nombreux secteurs d'une activité scientifique qui s'était assoupie en Europe entre le VIIIe et le XIVe siècle.
Il y a eu, certes, depuis la fin du XIXe siècle d'importants travaux concernant les sciences indiennes, arabes ou chinoises mais, le plus souvent, ces travaux n'ont pas dépassé le cercle des spécialistes. Pour prendre l'exemple de la science arabo-musulmane, on constate que les efforts faits par des particuliers ou par des institutions pour les mettre à la portée des enseignants ont été, pendant des décennies, rares, discontinus ou tout simplement inexistants.
La situation n'est d'ailleurs pas brillante aujourd'hui, malgré la multiplication des publications de vulgarisation, car certains de leurs auteurs continuent, volontairement ou par ignorance, à minimiser le rôle joué par les savants non européens dans le développement des activités scientifiques, tandis que d'autres -et c'est le cas de plusieurs livres arabes parus ces vingt dernières années- sont soit trop généraux et trop imprécis, soit trop apologétiques pour être tout simplement crédibles.
Cet exposé qui ne concerne que les activités mathématiques vise à compléter l'information du lecteur, en l'actualisant parfois sur la base travaux publiés au cours de ces deux dernières décennies. D'une manière plus précise, nous évoquerons les aspects essentiels de l'innovation mathématique en pays d'Islam, durant la période créatrice, c'est à dire entre le VIIIe et le XIVe siècle, en tentant de dégager les causes internes et externes qui ont permis, favorisé ou entravé les recherches nouvelles et ce, compte tenu des interactions connues ou supposées entre les différentes sciences de la civilisation arabo-musulmane d'une part et entre ces sciences et leur environnement économique et culturel d'autre part.
LE CONTEXTE DE LA REDYNAMISATION DES SCIENCES
A PARTIR DU VIIIe SIECLE :
La redynamisation d'une activité scientifique dans le cadre d'une civilisation donnée est évidemment inconcevable sans l'acquisition d'au moins une partie du patrimoine des civilisation qui l'ont précédée, et la science arabe ne fait pas exception à cela. Un rappel des traditions mathématiques antérieures au VIIIe siècle est donc nécessaire pour mieux apprécier la nature des apports nouveaux, leur importance et leur impact. En nous basant sur les témoignages des savants arabes eux-mêmes, comme al-Bîrûnî par exemple, ainsi que sur les traductions des ouvrages mathématiques dont les titres nous ont été transmis par les biobibliographes arabes comme Ibn an-Nadîm, Ibn al-Qiftî ou Ibn Abî Usaybica, on peut avancer plusieurs remarques: on constate, en premier lieu, que malgré son importance qualitative et quantitative, l'héritage scientifique grec n'a pas été seul à l'origine de la science arabe.
Il faut y ajouter les traditions astronomiques persanes et surtout indiennes transmises par l'intermédiaire des Sindhind, ainsi que les techniques du calcul indien basées sur les systèmes décimal et sexagésimal. A ces deux influences non grecques, il faudrait également associer une troisième, celle des Babyloniens que les biographes et les mathématiciens ont généralement omis de signaler mais que confirme l'analyse des textes arabes en particulier dans le domaine des algorithmes de calcul exact ou approché et dans celui des résolutions d'équations simples. Il y a enfin toutes les traditions locales liées aux activités économiques, comme les techniques d'arpentage ou bien le calcul digital et le calcul mental dont certains aspects, perpétués par la pratique quotidienne, ont longtemps résisté à l'extension du système décimal, amenant les mathématiciens à les étudier et à leur donner des justifications théoriques.
Cela étant, il est indéniable que l'héritage préislamique le plus important a été celui des mathématiques grecques qui seront accessibles soit directement par des traductions du grec à l'arabe, soit indirectement à partir de traductions syriaques qui étaient utilisées dans quelques foyers intellectuels avant l'avènement de l'Islam.
Il est d'ailleurs utile de faire, à propos de ces traductions, plusieurs remarques qui concernent les rapports entre ce phénomène et celui de la réactivation scientifique en Méditerranée orientale à partir du VIIIe siècle.
Certains ouvrages fondamentaux ont bénéficié de plusieurs traductions et leurs chapitres ou leurs propositions ont subi différents réarrangements. Ce fut le cas, par exemple, des Eléments d'Euclide (traduits par al-Hajjâj deux fois, puis par Ishâq Ibn Hunayn, et enfin corrigés par Thâbit Ibn Qurra). Ce fut également le cas de l'Almageste de Ptolémée et de Coniques d'Apollonius. Ces améliorations successives répondaient à un besoin de rigueur qui ne faisait que refléter un double progrès, celui des mathématiques et celui de la langue arabe elle-même. Le premier phénomène devant être évoqué plus amplement par la suite, disons quelques mots du second, c'est à dire l'enrichissement de l'arabe de différentes terminologies scientifiques.
Cet enrichissement est le résultat de deux phénomènes importants intérieurs à l'activité scientifique : le premier est l'apparition puis le développement d'une recherche, avec son esprit, ses règles, ses structures et ses hommes qui vont explorer des domaines nouveaux, créer des objets et des outils puis, dans le même temps, forger les mots pour les dire et pour les utiliser. Le second phénomène, indissociable du premier et d'une portée sociale encore plus grande, est la mise sur pied progressive d'un enseignement qui sera longtemps de qualité, grâce à sa capacité d'intégrer très rapidement des méthodes et des résultats nouveaux et d'assurer, par sa pratique quotidienne, la transmission de cette nouvelle langue scientifique et sa pérennité.
Ainsi, la réactivation scientifique des VIIIe-IXe siècles a bénéficié à la fois de traditions prestigieuses avancées, relativement accessibles, et d'une langue en contact continuel avec les autres langues par le biais des échanges commerciaux et bénéficiant désormais d'un atout considérable celui d'être l'expression d'une religion triomphante. Mais, à cette époque, ces deux facteurs ne pouvaient suffire à entraîner des individus, de cultures, de langues et de religions très diverses, dans la grande aventure scientifique qui va concerner, pendant plus de quatre siècles, toutes les métropoles d'Orient, d'Asie, du Maghreb et de l'Espagne.
En effet, entre le Ve et le VIIIe siècle, il existait bien, d'un côté, des petits îlots scientifiques, comme ceux d'Alexandrie, d'Antioche ou de Harran et, de l'autre, des hommes et des femmes assoiffés de connaissances, potentiellement créateurs et dont les intelligences sont pourtant restées en friche.
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