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Al Jazira dans la tourmente..

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    Au cœur des révoltes arabes, la chaîne qatarie a déçu certains auditeurs par le deux poids deux mesures dont elle a fait preuve selon les pays. La chercheuse Claire-Gabrielle Talon explique comment elle devient un enjeu géopolitique et une arme redoutable qui pourraient exacerber les tensions au sommet de l’État. Interview.
    Al-Jazira tient à son « printemps arabe ». Février 2011, des jours durant la chaîne satellitaire qatarie a été l’ange gardien des manifestants égyptiens de la place Al-Tahrir. En choisissant de filmer 24 heures sur 24 le centre névralgique de la révolution, elle a protégé les citoyens d’une répression qui autrement aurait pu rester impunie. Fin juin, ses flashs info ouvrent toujours sur des films amateurs des manifestations en Syrie ou des combats libyens à Misrata. Alors même que le « printemps arabe » à bout de souffle semble s’enliser en ce début d’été…
    Après quinze ans d’existence, la chaîne est devenue incontournable, mais elle doit aussi affronter pour la première fois des auditeurs déçus par l’évident deux poids deux mesures dont elle fait preuve selon les pays en révolte. Que fera, par ailleurs, la chaîne quand l’équilibre entre les diverses influences de la famille royale, qui garantit la pluralité à l’écran, sera menacé ? Heureusement pour Al-Jazira, le vent protestataire n’a pas encore soufflé au Qatar…
    Claire-Gabrielle Talon, politologue française auteure d’un ouvrage intitulé Al Jazeera. Liberté d’expression et pétromonarchie, décrypte comment la chaîne réagit depuis six mois au « printemps arabe » et explique comment ces mouvements contestataires prennent place dans le système singulier d’une chaîne, ni tout à fait privée ni complètement publique, que craignent terriblement de nombreux régimes arabes dont elle est le poil à gratter…
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    Jeune Afrique : Comment Al-Jazira a-t-elle couvert le "printemps arabe" ?
    Claire-Gabrielle Talon : Al-Jazira a affiché un soutien manifeste aux révolutionnaires dès le début des événements en Tunisie. Elle a mis en place une campagne de spots promotionnels, qui ressemblent à des publicités, avec images et musique, et qui sont sa marque de fabrique. Jusque-là, ils étaient surtout réservés à la question palestinienne, là ils concernaient l'Égypte, la Libye, le Yémen. Ces spots sont devenus envahissants, mais ils ne sont diffusés que sur la chaîne arabophone, pas sur l’anglaise. La proportion de reportages sur le terrain est aussi importante que d’habitude, mais la chaîne a fait le choix d’une couverture continue, l’écran régulièrement divisé en trois pour couvrir ce qui se passe dans plusieurs capitales en même temps. Elle a parfois été trop réactive en faisant état de certaines informations inexactes sur l’Égypte ou la Tunisie. Il y a eu aussi de nombreux débats passionnants dans les bulletins d’information.

    Et la chaîne en anglais ?
    Elle a eu en commun avec sa sœur arabe un très grand professionnalisme, mais elle n’a pas montré le même arabocentrisme ni le même populisme. Elle se rapproche plus du modèle des chaînes d’information occidentales, tout en couvrant le « printemps arabe » de très près. Surtout, elle n’a pas la même façon de montrer les images de violence que le canal arabophone.
    La couverture des différents pays concernés a-t-elle été égale ?
    Non. Ce type de spots ne concerne pas la Syrie ni Bahreïn. Al-Jazira est une chaîne subtile. On parle de tout, il n’y a pas de black-out grossier. Mais quand un sujet pose problème, on en parle moins et différemment. La Syrie est une alliée privilégiée du Qatar depuis un certain nombre d’années, il y a donc une grande prudence diplomatique, mais ce n’est pas figé. Après certains voyages diplomatiques qataris aux États-Unis et en Syrie, la chaîne a un peu infléchi son traitement des événements. Pour Bahreïn, c’est plus difficile puisque des forces qataries ont participé à la répression des manifestations avec les Saoudiens dans le cadre du Conseil de coopération du Golfe. Comme toutes les pétromonarchies de la région, le Qatar a peur de voir la fronde bahreïnie s’étendre.
    Ces choix ont-ils été le fruit d’un consensus au sein de la rédaction de la chaîne ?
    La rédaction a été plutôt unanime pour l’Égypte, qui est un symbole, un centre de rayonnement très fort et le berceau du panarabisme. La chaîne a largement couvert la chute de Moubarak, qui a réjoui un grand nombre de journalistes. Pour autant, cela n’a pas empêché certains d’entre eux de montrer leur désapprobation face à la couverture des événements. C’est (officiellement) pour protester contre cet engagement que le chef du bureau de Beyrouth a démissionné en avril. À la tête du conseil d’administration de la chaîne, on trouve un représentant de la famille régnante, qui, comme dans d’autres émirats de la région, dirige un pays où tous les nationaux n’ont pas les mêmes droits politiques, et où il existe des niveaux de nationalité et des discriminations. Or, c’est notamment un groupe minoritaire qui manifeste à Bahreïn. Il est donc fort probable qu’Al-Jazira ait subi des pressions à ce sujet. Le prédicateur vedette d’Al-Jazira, le cheikh Qaradawi, fervent défenseur des réformes de l’émir, a qualifié le mouvement bahreïni de révolte sectaire, alors qu’il s’était engagé clairement contre Moubarak et Kaddafi.
    Pourtant, vous expliquez dans votre ouvrage que la famille royale est généralement désunie…
    Oui, il y a globalement trois réseaux d’influence aux tendances idéologiques différentes, qui s’affrontent notamment au sein du conseil d’administration de la chaîne. Ce qui n’empêche pas de très probables tensions politiques en ce moment dans le pays. Le rôle même d’Al-Jazira, qui devient un enjeu géopolitique de plus en plus important et une arme de plus en plus redoutable, pourrait exacerber les tensions politiques au sommet de l’État.






    « printemps arabe » peut-il avoir en retour une influence sur les dynamiques de la chaîne ? Oui. Plus le mouvement démocratique se rapproche du Qatar, plus le jeu va devenir complexe et plus la chaîne sera tenaillée. Car il existe une opposition au Qatar (même si elle est encore relativement muette et faiblement organisée), et celle-ci prend souvent Al-Jazira pour tête de turc. Comment la chaîne couvrirait-elle une fronde qui se développerait dans l’émirat, qui prendrait pour objet un ou plusieurs membres de la famille régnante et qui serait ouvertement hostile aux journalistes (étrangers pour la plupart) d’Al-Jazira ?
    Vous êtes donc optimiste pour l’avenir de la chaîne ?
    Al-Jazira est aujourd’hui l’une des plus grandes, si ce n’est la première des chaînes d’information internationales. Les Occidentaux ont mis près de quinze ans à s’en rendre compte. Elle dépasse ses concurrentes non seulement par ses moyens et le niveau de ses journalistes, mais aussi par la qualité des débats offerts au public. C’est l’originalité de cette télévision d’être à la fois un média engagé et l’une des premières sources d’information. Elle a toujours eu un fonctionnement complexe, notamment à cause des clivages idéologiques qui divisent la famille régnante. On a vu en 2009 le journaliste Ahmed Mansour interroger en direct le ministre des Affaires étrangères qatari sur son influence sur la chaîne à propos de la couverture changeante des affaires saoudiennes ! Aujourd’hui, l’avenir de la chaîne dépend en partie de l’équilibre des rapports de force au sein de la famille régnante et en partie des journalistes. Certains d’entre eux pourraient être tentés de regagner leur pays pour participer à la création de nouvelles structures médiatiques, surtout si les pressions exercées sur la rédaction s’accroissent.
    Le « printemps arabe » a-t-il permis à la chaîne d’accroître sa popularité ?
    Oui. Lors des manifestations, on a pu voir des panneaux « Merci Al-Jazira ». Mais beaucoup de téléspectateurs ont été déçus par son traitement différencié des pays concernés. La chaîne devra être vigilante, car sa primauté ne sera pas éternelle. Le « printemps arabe » peut être pour elle un moment critique. De nouvelles chaînes sont en train de naître.
    Al-Jazira est-elle une chaîne révolutionnaire ?
    Ce n’est pas elle qui a fait la révolution, mais elle a contribué à l’avènement d’une opinion publique éclairée, fortement politisée, et elle a donné la parole aux opposants politiques aux régimes arabes. Ce qui est révolutionnaire, c’est qu’un réseau de médias arabes soit en passe de devenir l’un des premiers du monde. Al-Jazira est maintenant officiellement suivie à la Maison-Blanche et Hillary Clinton en a reconnu elle-même la « puissance » en mars. C’est une révolution pour ceux qui disaient que la région est en déclin intellectuel depuis cinquante ans. Et surtout c’est une révolution de l’information et du journalisme, en rupture avec certaines traditions occidentales qu’Al-Jazira a critiquées. Elle donne des coups de pied dans les normes de représentation de la violence, dans la notion d’objectivité ; elle se veut à la fois engagée, panarabiste, propalestinienne, et en même temps très professionnelle.
    Comment la chaîne se positionne-t-elle sur l’intervention de l’Otan en Libye ?
    On ne peut pas dire qu’Al-Jazira se soit montrée hostile à cette intervention. Cela vient à la fois de l’influence de la diplomatie qatarie, qui a été très active sur ce dossier, et de l’opinion personnelle de beaucoup de journalistes, hostiles à Kaddafi. Globalement, pour nombre de membres de la rédaction, même s’il n’y a pas unanimité en son sein, la défense de la cause arabe passe par l’appui au CNT [Conseil national de transition, NDLR].


    Propos recueillis par Constance Desloire

    Jeune Afrique



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