Oui, l’argent et les conseils des occidentaux ont vraiment encouragé l’explosion des avortements sélectifs en Asie, poussant les parents à ne pas avoir de filles.
POURQUOI MANQUE-T-IL plus de 160 millions de femmes en Asie? La réponse est connue: c’est le résultat de la sélection du sexe des enfants à naître (en général, une échographie, suivie d’un avortement si le fœtus s’avère être de sexe féminin). Mais, au-delà de cela, les raisons expliquant ce fossé démographique dont la taille est proche de la moitié de la population américaine sont rarement bien comprises. Je ne les comprenais d’ailleurs pas moi-même avant d’écrire un livre sur le sujet.
Je pensais que j’allais me concentrer sur la manière dont la discrimination sexuelle a perduré en dépit du développement économique. Les raisons invoquées par les couples pour préférer les garçons varient: les garçons restent plus longtemps dans la famille, ils s’occupent de leurs parents lorsqu’ils sont vieux…
Dans certaines cultures, les garçons sont en charge de rituels importants liés aux funérailles et au culte des ancêtres. D’autres familles évoquent aussi le gouffre financier que représentent les dots à verser lorsque l’on marie sa fille.
Toutefois, cela n’explique pas pourquoi la sélection du sexe s’est étendue au-delà des frontières religieuses et culturelles. Alors que le phénomène ne touchait autrefois que l’est et le sud de l’Asie, le déséquilibre du ratio hommes-femmes à la naissance a récemment atteint des pays aussi divers que le Vietnam, l’Albanie ou l’Azerbaïdjan.
Qui plus est, le problème a pris de l’ampleur, alors même que nombre de ces pays en développement sont dirigés par des femmes. En Inde, où les femmes ont obtenu des avancées politiques que l’on attend encore aux États-Unis, la sélection du sexe est devenue si intense que l’on estime que, d’ici 2020, la population masculine dans le nord-ouest du pays sera 15% à 20% supérieure à la population féminine. Je pensais au départ que cela ne pouvait s’expliquer que par les actions combinées du progrès technologique et de la persistance du sexisme.
Je n’imaginais pas ce sujet allait me conduire, en partie, aux États-Unis.
En y regardant de plus près, j’ai découvert que ce que je prenais pour des théories conspirationnistes d’extrême droite liant le féminisme occidental au contrôle de la démographie n’étaient en fait pas totalement infondées, du moins d’un point de vue historique.
Comme j’ai pu le constater, les conseillers et chercheurs occidentaux ont participé à cette réduction redoutable du nombre de femmes et de filles dans les pays en développement. Et aujourd’hui encore, les féministes et les groupes de défense des droits génésiques souffrent de cet héritage.
L’histoire débuta au milieu du XXe siècle, période à laquelle la croissance de la population mondiale commença à inquiéter sérieusement les démographes occidentaux, du fait de plusieurs facteurs convergents. Grâce aux avancées de la santé publique, l’espérance de vie ne cessait de croître.
Les projections démographiques réalisées par la Division de la Population des Nations unies annoncèrent en 1951 la conséquence de cet allongement de la vie: une croissance rapide de la population se profilait, notamment dans les pays en développement. Les experts prévoyant une «explosion démographique», l’anxiété gagna les milieux politiques, poussant aussi bien les écologistes que les maccarthistes à rejoindre le mouvement pour le contrôle démographique. Vu par le prisme des années 1960, la croissance de la population était synonyme de pauvreté, qui elle-même était synonyme de vulnérabilité au communisme.
Et si on garantissait aux couples d'avoir un fils?
Des organisations comme l’Agence américaine pour le développement international (USAID), la Banque mondiale ou la fondation Rockefeller financèrent des politiques de réduction du taux de natalité à l’étranger, tandis que la fédération internationale des plannings familiaux (IPPF) et le Population Council coordonnaient les efforts sur le terrain.
Cependant, les actions menées par ces organismes se limitant aux couples acceptant la contraception, on remarqua bientôt que l’un des principaux obstacles dans la majeure partie des pays, notamment en Asie, était que les gens continuaient à faire des enfants tant qu’ils n’avaient pas de garçon. Comme l’expliqua le démographe S.N. Agarwala dans une étude sur l’Inde qu’il présenta à une conférence de l’IPPF en 1963:
«Certains rites religieux, notamment ceux ayant trait à la mort des parents, ne peuvent être exécutés que par les enfants de sexe masculin.... Les parents n’ayant eu que des filles font tout ce qu’ils peuvent pour avoir au moins un garçon.»
Même aux États-Unis, les études suggéraient une préférence pour les garçons.
La question se posait donc: qu’adviendrait-il si l’on pouvait garantir aux couples qu’ils pourraient avoir un fils dès le début? Dans d’autres parties du monde, les scientifiques mettaient au point des techniques destinées à déterminer le sexe des fœtus chez des femmes porteuses d’anomalies liées au sexe, comme l’hémophilie, qui ne se développe que chez les garçons (pratiqués en 1955 par des médecins danois à Copenhague, les premiers avortements sélectifs liés au sexe furent, en fait, réalisés sur des fœtus masculins).
La technologie n’en était toutefois qu’à ses balbutiements et elle impliquait des avortements tardifs. Les partisans du contrôle démographique commencèrent alors à parler d’encourager la sélection des sexes. En 1967, par exemple, lorsque le président de la fédération des plannings familiaux des États-Unis, Alan Guttmacher, reçut une lettre d’un scientifique indien qui cherchait à «contrôler le sexe dans la reproduction humaine», il la transféra immédiatement au directeur médical de l’organisation, avec une note griffonnée à la hâte en rouge lui demandant si la recherche en question ne méritait pas qu’on l’encourage.
La sélection des sexes, une bonne méthode de contrôle démographique
En fin de compte, le planning familial ne finança pas la recherche, mais ce fut pour une raison technique, le gouvernement américain ayant peu de temps auparavant réduit radicalement le financement des partenariats avec l’étranger.
Six mois plus tard, Steven Polgar, le directeur du département recherches de l’organisation, déclara en public que la sélection des sexes était une méthode efficace de contrôle démographique. Prenant la parole devant un public d’érudits et d’hommes politiques lors d’une conférence sponsorisée par l'Institut national de la santé des enfants et du développement humain (NICHD), il «implora», selon le compte-rendu de la réunion, «les sociologues d’inciter les biologistes à trouver une méthode permettant de déterminer le sexe des fœtus, car certains parents ne refont des enfants que dans le but d’en avoir un d’un certain sexe».
Au début, le langage employé était neutre, mais il ne fallut pas longtemps pour que les descriptions se fassent plus abruptes et que certains intervenants parlent franchement de sélectionner les garçons. Dans les années qui suivirent, le président du Population Council, Bernard Berelson, défendit la sélection des sexes dans les pages du magazine Science, tandis que Paul Ehrlich préconisait que l’on donne aux couples le fils qu’ils désiraient dans son bestseller La bombe “p”, 7 milliards d’hommes en l’an 2000.
«Si l’on pouvait trouver une méthode simple pour garantir que les premiers enfants à naître soient des garçons, écrivait-il, le problème du contrôle démographique serait en quelque sorte atténué.»
Dans de nombreux pays, d’après lui, «les couples qui n’ont que des filles “continuent d’essayer” dans l’espoir d’avoir un fils». Un grand choix de stratégies de contrôle démographique était à l’étude à l’époque, mais vers la fin de la décennie, lors d’une autre rencontre du NICHD sur la baisse du taux de natalité, la sélection des sexes était devenue une option que les participants estimaient «particulièrement souhaitable».
Parmi les autres intervenants –principalement des hommes– se trouvaient également Arno G. Motulsky, généticien à l’Université de Washington-Seattle, William D. McElroy, alors à la tête du département de biologie de la Johns Hopkins University et le microbiologiste britannique John Postgate.
Des inconvénients? On fera avec...
Particulièrement résolu, Postgate chanta les louanges de la sélection des sexes dans un article du New Scientist, dans lequel il expliquait que la croissance démographique représentait une telle menace qu’il faudrait tolérer les inconvénients d’un déséquilibre hommes/femmes, aussi triste cela soit-il. «Une forme de purdah» serait, selon lui, peut-être nécessaire et «le droit des femmes à travailler ou même à voyager librement seules serait sans doute provisoirement oublié».
POURQUOI MANQUE-T-IL plus de 160 millions de femmes en Asie? La réponse est connue: c’est le résultat de la sélection du sexe des enfants à naître (en général, une échographie, suivie d’un avortement si le fœtus s’avère être de sexe féminin). Mais, au-delà de cela, les raisons expliquant ce fossé démographique dont la taille est proche de la moitié de la population américaine sont rarement bien comprises. Je ne les comprenais d’ailleurs pas moi-même avant d’écrire un livre sur le sujet.
Je pensais que j’allais me concentrer sur la manière dont la discrimination sexuelle a perduré en dépit du développement économique. Les raisons invoquées par les couples pour préférer les garçons varient: les garçons restent plus longtemps dans la famille, ils s’occupent de leurs parents lorsqu’ils sont vieux…
Dans certaines cultures, les garçons sont en charge de rituels importants liés aux funérailles et au culte des ancêtres. D’autres familles évoquent aussi le gouffre financier que représentent les dots à verser lorsque l’on marie sa fille.
Toutefois, cela n’explique pas pourquoi la sélection du sexe s’est étendue au-delà des frontières religieuses et culturelles. Alors que le phénomène ne touchait autrefois que l’est et le sud de l’Asie, le déséquilibre du ratio hommes-femmes à la naissance a récemment atteint des pays aussi divers que le Vietnam, l’Albanie ou l’Azerbaïdjan.
Qui plus est, le problème a pris de l’ampleur, alors même que nombre de ces pays en développement sont dirigés par des femmes. En Inde, où les femmes ont obtenu des avancées politiques que l’on attend encore aux États-Unis, la sélection du sexe est devenue si intense que l’on estime que, d’ici 2020, la population masculine dans le nord-ouest du pays sera 15% à 20% supérieure à la population féminine. Je pensais au départ que cela ne pouvait s’expliquer que par les actions combinées du progrès technologique et de la persistance du sexisme.
Je n’imaginais pas ce sujet allait me conduire, en partie, aux États-Unis.
En y regardant de plus près, j’ai découvert que ce que je prenais pour des théories conspirationnistes d’extrême droite liant le féminisme occidental au contrôle de la démographie n’étaient en fait pas totalement infondées, du moins d’un point de vue historique.
Comme j’ai pu le constater, les conseillers et chercheurs occidentaux ont participé à cette réduction redoutable du nombre de femmes et de filles dans les pays en développement. Et aujourd’hui encore, les féministes et les groupes de défense des droits génésiques souffrent de cet héritage.
L’histoire débuta au milieu du XXe siècle, période à laquelle la croissance de la population mondiale commença à inquiéter sérieusement les démographes occidentaux, du fait de plusieurs facteurs convergents. Grâce aux avancées de la santé publique, l’espérance de vie ne cessait de croître.
Les projections démographiques réalisées par la Division de la Population des Nations unies annoncèrent en 1951 la conséquence de cet allongement de la vie: une croissance rapide de la population se profilait, notamment dans les pays en développement. Les experts prévoyant une «explosion démographique», l’anxiété gagna les milieux politiques, poussant aussi bien les écologistes que les maccarthistes à rejoindre le mouvement pour le contrôle démographique. Vu par le prisme des années 1960, la croissance de la population était synonyme de pauvreté, qui elle-même était synonyme de vulnérabilité au communisme.
Et si on garantissait aux couples d'avoir un fils?
Des organisations comme l’Agence américaine pour le développement international (USAID), la Banque mondiale ou la fondation Rockefeller financèrent des politiques de réduction du taux de natalité à l’étranger, tandis que la fédération internationale des plannings familiaux (IPPF) et le Population Council coordonnaient les efforts sur le terrain.
Cependant, les actions menées par ces organismes se limitant aux couples acceptant la contraception, on remarqua bientôt que l’un des principaux obstacles dans la majeure partie des pays, notamment en Asie, était que les gens continuaient à faire des enfants tant qu’ils n’avaient pas de garçon. Comme l’expliqua le démographe S.N. Agarwala dans une étude sur l’Inde qu’il présenta à une conférence de l’IPPF en 1963:
«Certains rites religieux, notamment ceux ayant trait à la mort des parents, ne peuvent être exécutés que par les enfants de sexe masculin.... Les parents n’ayant eu que des filles font tout ce qu’ils peuvent pour avoir au moins un garçon.»
Même aux États-Unis, les études suggéraient une préférence pour les garçons.
La question se posait donc: qu’adviendrait-il si l’on pouvait garantir aux couples qu’ils pourraient avoir un fils dès le début? Dans d’autres parties du monde, les scientifiques mettaient au point des techniques destinées à déterminer le sexe des fœtus chez des femmes porteuses d’anomalies liées au sexe, comme l’hémophilie, qui ne se développe que chez les garçons (pratiqués en 1955 par des médecins danois à Copenhague, les premiers avortements sélectifs liés au sexe furent, en fait, réalisés sur des fœtus masculins).
La technologie n’en était toutefois qu’à ses balbutiements et elle impliquait des avortements tardifs. Les partisans du contrôle démographique commencèrent alors à parler d’encourager la sélection des sexes. En 1967, par exemple, lorsque le président de la fédération des plannings familiaux des États-Unis, Alan Guttmacher, reçut une lettre d’un scientifique indien qui cherchait à «contrôler le sexe dans la reproduction humaine», il la transféra immédiatement au directeur médical de l’organisation, avec une note griffonnée à la hâte en rouge lui demandant si la recherche en question ne méritait pas qu’on l’encourage.
La sélection des sexes, une bonne méthode de contrôle démographique
En fin de compte, le planning familial ne finança pas la recherche, mais ce fut pour une raison technique, le gouvernement américain ayant peu de temps auparavant réduit radicalement le financement des partenariats avec l’étranger.
Six mois plus tard, Steven Polgar, le directeur du département recherches de l’organisation, déclara en public que la sélection des sexes était une méthode efficace de contrôle démographique. Prenant la parole devant un public d’érudits et d’hommes politiques lors d’une conférence sponsorisée par l'Institut national de la santé des enfants et du développement humain (NICHD), il «implora», selon le compte-rendu de la réunion, «les sociologues d’inciter les biologistes à trouver une méthode permettant de déterminer le sexe des fœtus, car certains parents ne refont des enfants que dans le but d’en avoir un d’un certain sexe».
Au début, le langage employé était neutre, mais il ne fallut pas longtemps pour que les descriptions se fassent plus abruptes et que certains intervenants parlent franchement de sélectionner les garçons. Dans les années qui suivirent, le président du Population Council, Bernard Berelson, défendit la sélection des sexes dans les pages du magazine Science, tandis que Paul Ehrlich préconisait que l’on donne aux couples le fils qu’ils désiraient dans son bestseller La bombe “p”, 7 milliards d’hommes en l’an 2000.
«Si l’on pouvait trouver une méthode simple pour garantir que les premiers enfants à naître soient des garçons, écrivait-il, le problème du contrôle démographique serait en quelque sorte atténué.»
Dans de nombreux pays, d’après lui, «les couples qui n’ont que des filles “continuent d’essayer” dans l’espoir d’avoir un fils». Un grand choix de stratégies de contrôle démographique était à l’étude à l’époque, mais vers la fin de la décennie, lors d’une autre rencontre du NICHD sur la baisse du taux de natalité, la sélection des sexes était devenue une option que les participants estimaient «particulièrement souhaitable».
Parmi les autres intervenants –principalement des hommes– se trouvaient également Arno G. Motulsky, généticien à l’Université de Washington-Seattle, William D. McElroy, alors à la tête du département de biologie de la Johns Hopkins University et le microbiologiste britannique John Postgate.
Des inconvénients? On fera avec...
Particulièrement résolu, Postgate chanta les louanges de la sélection des sexes dans un article du New Scientist, dans lequel il expliquait que la croissance démographique représentait une telle menace qu’il faudrait tolérer les inconvénients d’un déséquilibre hommes/femmes, aussi triste cela soit-il. «Une forme de purdah» serait, selon lui, peut-être nécessaire et «le droit des femmes à travailler ou même à voyager librement seules serait sans doute provisoirement oublié».
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