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Lettres et journaliers - Isabelle Eberhardt

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  • Lettres et journaliers - Isabelle Eberhardt



    Tout le grand charme poignant de la vie vient peut-être de la certitude absolue de la mort. Si les choses devaient durer, elles nous sembleraient indignes d’attachement.

    Il y a de grandes nuances dans le ciel de la durée : le Passé est rose, le Présent gris, l’Avenir bleu. Au-delà de ce bleu qui tremble, s’ouvre le gouffre sans limite et sans nom, le gouffre des transformations pour l’éternelle vie.
    Oui, la notion utile d’un départ forcé et définitif suffit, en certaines âmes, pour donner aux choses de la vie un charme déchirant.
    Les lieux où l’on a aimé et où l’on a souffert, où l’on a pensé et rêvé surtout, les pays quittés sans espoir de jamais les revoir, nous apparaissent plus beaux par le souvenir qu’ils le furent en réalité.
    Dans l’espace et dans le temps, le Regret est le grand charmeur qui pénètre toutes les ombres.
    Ainsi, en son âme élue, lors de ses lointains et successifs exils, il lui suffisait d’une parole aux consonances arabes, d’une musique d’Orient, même d’une simple sonnerie de clairon derrière le mur d’une caserne quelconque, d’un parfum, pour évoquer, avec une netteté voluptueuse, si intense qu’elle touchait à la douleur, tout un monde de souvenirs de la terre d’Afrique, assoupis, point défunts, demeurés cachés en la silencieuse nécropole de son âme, telle une funèbre et inutile momie au fond d’un sarcophage qui, soudain, sous l’influence de quelque fluide inconnu, se soulèverait et sourirait comme la « Prêtresse de Carthage ».
    Chaque heure de sa vie ne lui était chère que par cette angoisse grisante des anéantissements passés et imminents. En mettant, pour la première fois, le pied sur une terre étrangère, il escomptait déjà d’avance toutes les sensations, toutes les voluptés dont elle lui serait le théâtre, et surtout celle, attristée, du départ certain et de la nostalgie à venir.
    C’est qu’il n’arrêtait pas le contour des choses et la forme des êtres au présent, au visible. Il aimait à les prolonger et à les colorer. Son imagination s’associait à son cœur…
    Assis sur une barrique vide, parmi les choses chaotiques du grand quai de la Joliette, il contemplait la splendeur naissante du pâle soleil hivernal, et il se souvenait d’un matin d’automne, très lointain, antérieur aux grands anéantissements qui avaient fait de lui un nomade et un errant…
    C’était à Annaba, sur cette côte barbaresque qu’il adorait –pour l’avoir tant de fois quittée– et qu’il n’osait plus espérer.
    Il était sorti, très tôt, pour se rendre à la gare, et il longeait la mer, en cette campagne suburbaine si vaste et si mélancolique. Derrière le cap Rosa, le soleil se levait, inondant tout le beau golfe de lueurs sanglantes et dorées. Les grands eucalyptus, roussis par les vents d’automne, se balançaient doucement dans la fraîcheur matinale. Quelques frileux oiseaux s’éveillaient et chantaient, timidement.
    Ce matin-là, il s’était souvenu, avec un intime frisson, des levers de soleil de son adolescence et de ses premières années d’enfant précocement sensible et rêveur –des années qu’il n’avait bien comprises qu’à distance.
    Maintenant, sur le quai de Marseille, à l’ombre de la grande cathédrale qui ne jetait en lui aucune douceur d’espérance, l’aurore aussi n’était belle que d’un autre jour. Il se revoyait ailleurs : monté sur son cheval saharien, marchant au pas, très loin devant ses guides, il gravissait une colline nue et pelée, dans l’immensité vide du désert africain. (…)
    Nostalgie ! nostalgies éparses dans Marseille, égarées comme de grands oiseaux qui vont repartir, qui se posent seulement ! (…)
    La nuit froide et obscure était descendue sur cette ville, où il se sentait plus seul et plus étranger. Il alluma une lampe, voulut travailler.
    Ses regards tombèrent par hasard sur la quatrième page d’un journal, portant un horaire maritime. Alors, brusquement, il éprouva un désir intense, presque douloureux, de repartir, d’aller revivre son rêve d’un été de grande liberté jeune. Mais, après un instant de réflexion, il se dégagea :
    « A quoi bon ?… Ce charme passé, je ne le retrouverai pas… Il n’est point de plus irréalisable chimère que d’aller, en des lieux jadis aimés, à la recherche de sensations mortes. Non ! au hasard de la vie mystérieuse cherchons plutôt, sur d’autres terres, d’autres joies, d’autres tristesses et d’autres nostalgies ».
    Le lendemain, il partait enfiévré, ardent de voir et de sentir, pour une autre région de cette Afrique qui l’attirait invinciblement et qui devait être son tombeau prématuré !
    Et le chercheur de voluptés nostalgiques n’est jamais revenu…

  • #2
    Oui Algeria amoremio Il est beau ce petit texte ...
    Merci beaucoup pour le résumé que tu nous as fait sur l'histoire d'Isabelle Eberhardt

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