La grande bourgeoisie, une classe mobilisée sur tous les fronts
Après avoir étudié pendant vingt-cinq ans la grande bourgeoisie française, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot décryptent, dans Le président des riches, les mutations récentes survenues au sommet de la société. Pour Métropolitiques, ils reviennent sur la manière dont s’entremêlent sous l’ère Sarkozy grandes fortunes, monde la finance, pouvoir politique et emprises sur un territoire.
Recensé : Pinçon, Michel et Pinçon-Charlot, Monique. 2010. Le président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Paris : La Découverte.
Entrée du Fouquet’s (CC)Jef-Infojef
À l’occasion de la parution de votre ouvrage, Le président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, nous aimerions avoir votre éclairage sur l’évolution de la présence des plus fortunés en ville. Votre ouvrage montre que nous avons affaire à l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie, décomplexée, qui se rend visible.
Monique Pinçon-Charlot : Oui, tout à fait.
Quelles sont les caractéristiques de cette bourgeoisie très fortunée autour de Nicolas Sarkozy ?
Monique Pinçon-Charlot : La presse a rendu très visible leur existence depuis la fête au Fouquet’s lors de la victoire électorale du président de la République. Cependant, il faut souligner qu’il s’agit, pour un certain nombre d’entre elles, de familles anciennes de la grande bourgeoisie. La famille Bolloré par exemple est une famille bretonne en réalité très ancienne, qui a été très fortunée puis ruinée. Vincent Bolloré a récemment remobilisé les réseaux sociaux dont il a hérité pour rebondir financièrement dans le monde des affaires. La famille Dassault, quant à elle, en est à la quatrième ou cinquième génération de grands bourgeois, de même que la famille Arnault qui en est à la troisième génération. La famille Pinault est peut-être la plus récente, avec une seconde génération qui entre dans les affaires. Il n’est pas possible de parler véritablement de nouveaux riches car ce ne sont pas des gens qui viennent de faire fortune à la première génération. La condition pour rentrer dans les ghettos du gotha est précisément de savoir créer une dynastie familiale. En ce qui concerne leur installation en ville, il n’y a pas vraiment de très grande différence entre les localisations des familles qui ont fait fortune plus récemment et celles des anciennes. Les beaux quartiers parisiens, que ce soit le 7e, le 8e, le 16e nord ou le 17e sud puis ensuite Neuilly et quelques communes plus à l’ouest comme Maisons-Laffitte, Le Vésinet, demeurent le lieu de résidence privilégié des très riches, qu’ils soient anciens ou nouveaux. Les carrières résidentielles des très nouveaux riches se marquent de façon très nette dans l’espace urbain. Elles se conduisent en parallèle aux carrières professionnelles et aboutissent lorsque la fortune atteint des niveaux importants à la localisation que nous venons d’indiquer. Leur fortune leur permet, comme aux héritiers, de choisir leur résidence parmi leurs pairs. Cela contribue localement à l’inflation des prix immobiliers et, en conséquence, à l’impossibilité pour les catégories modestes d’élire domicile en ces lieux bénis par le dieu argent.
Où vivent ces familles avant de s’installer dans les beaux quartiers ?
Michel Pinçon : On peut parler de carrière résidentielle ascendante (ou éventuellement descendante) à partir de lieux de résidence successifs, dont les prix et la valeur symbolique sont de plus en plus élevés. Ainsi les nouveaux patrons, dont la fortune professionnelle est récente, connaissent, parallèlement à leur réussite dans les affaires, une « réussite » résidentielle. Tel industriel ayant habité dans le 12e arrondissement, passera dans le 5e avant de s’établir, sans doute définitivement, dans le 7e, concrétisant les étapes de sa réussite sociale par des lieux de résidence de plus en plus marqués par la présence de familles grandes bourgeoises.
Ce principe d’agrégation est-il un principe important ?
Monique Pinçon-Charlot : Il est essentiel. C’est un principe positif de regroupement dans un entre-soi tout à fait extraordinaire. Il se négocie à quelques mètres près. Ainsi, dans le 17e arrondissement, les voies de chemin de fer de Saint-Lazare délimitent un quartier chic (Monceau) au sud-ouest et un quartier populaire (Les épinettes) au nord-est. Il y a une grosse différence, à Paris, entre le 16e nord dont le code postal est 75116 et le 16e sud, beaucoup plus hétérogène, dont le code postal est 75016. Cette petite différence de code postal, lorsqu’il s’agit de donner son adresse, a tout de suite une symbolique sociale très forte. Les entreprises qui recherchent pour leur siège social une domiciliation ayant un certain prestige, bénéficiant d’une « griffe » spatiale valorisante, ne s’y trompent pas. La présence de sociétés de services sur les Champs-Élysées, servant de boîte aux lettres pour de petites entreprises, qui peuvent avoir leur siège en banlieue ou en province, ou encore le « lobbying » exercé par les sociétés qui se sont installées à La Défense pour que leur adresse postale soit officiellement « Paris-La Défense » et non pas « rue Louis Blanc, Courbevoie », en sont des indicateurs probants.
Pour ce qui est des familles, cette distinction renvoie à un amour de son semblable qui repose sur de véritables raisons objectives. La richesse de chacun rejaillit sur la richesse de tous les autres et chacun pense que l’on est toujours plus riche au contact de gens riches. Ce système permet et favorise la reproduction au sein des mêmes familles des privilèges propres à leur milieu. Les enfants grandissent ensemble et apprennent à aimer leurs semblables depuis le plus jeune âge. Les mères de famille y veillent avec soin par la composition de rallyes, ces associations informelles d’enfants et d’adolescents autour de pratiques culturelles ou festives. Si nécessaire, elles vérifient sur le Bottin Mondain la possibilité d’intégrer un nouveau membre en regardant dans cet annuaire s’il appartient bien à un réseau familial « honorable ». Ce principe de l’entre-soi aide à la socialisation des héritiers pour qu’ils soient aptes à capter leur héritage et à le transmettre à leur tour.
Un immeuble bourgeois, 4, rue de Saint-Petersbourg, Paris 8e arr. (CC)Tangopaso 2009
Après avoir étudié pendant vingt-cinq ans la grande bourgeoisie française, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot décryptent, dans Le président des riches, les mutations récentes survenues au sommet de la société. Pour Métropolitiques, ils reviennent sur la manière dont s’entremêlent sous l’ère Sarkozy grandes fortunes, monde la finance, pouvoir politique et emprises sur un territoire.
Recensé : Pinçon, Michel et Pinçon-Charlot, Monique. 2010. Le président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Paris : La Découverte.
Entrée du Fouquet’s (CC)Jef-Infojef
À l’occasion de la parution de votre ouvrage, Le président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, nous aimerions avoir votre éclairage sur l’évolution de la présence des plus fortunés en ville. Votre ouvrage montre que nous avons affaire à l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie, décomplexée, qui se rend visible.
Monique Pinçon-Charlot : Oui, tout à fait.
Quelles sont les caractéristiques de cette bourgeoisie très fortunée autour de Nicolas Sarkozy ?
Monique Pinçon-Charlot : La presse a rendu très visible leur existence depuis la fête au Fouquet’s lors de la victoire électorale du président de la République. Cependant, il faut souligner qu’il s’agit, pour un certain nombre d’entre elles, de familles anciennes de la grande bourgeoisie. La famille Bolloré par exemple est une famille bretonne en réalité très ancienne, qui a été très fortunée puis ruinée. Vincent Bolloré a récemment remobilisé les réseaux sociaux dont il a hérité pour rebondir financièrement dans le monde des affaires. La famille Dassault, quant à elle, en est à la quatrième ou cinquième génération de grands bourgeois, de même que la famille Arnault qui en est à la troisième génération. La famille Pinault est peut-être la plus récente, avec une seconde génération qui entre dans les affaires. Il n’est pas possible de parler véritablement de nouveaux riches car ce ne sont pas des gens qui viennent de faire fortune à la première génération. La condition pour rentrer dans les ghettos du gotha est précisément de savoir créer une dynastie familiale. En ce qui concerne leur installation en ville, il n’y a pas vraiment de très grande différence entre les localisations des familles qui ont fait fortune plus récemment et celles des anciennes. Les beaux quartiers parisiens, que ce soit le 7e, le 8e, le 16e nord ou le 17e sud puis ensuite Neuilly et quelques communes plus à l’ouest comme Maisons-Laffitte, Le Vésinet, demeurent le lieu de résidence privilégié des très riches, qu’ils soient anciens ou nouveaux. Les carrières résidentielles des très nouveaux riches se marquent de façon très nette dans l’espace urbain. Elles se conduisent en parallèle aux carrières professionnelles et aboutissent lorsque la fortune atteint des niveaux importants à la localisation que nous venons d’indiquer. Leur fortune leur permet, comme aux héritiers, de choisir leur résidence parmi leurs pairs. Cela contribue localement à l’inflation des prix immobiliers et, en conséquence, à l’impossibilité pour les catégories modestes d’élire domicile en ces lieux bénis par le dieu argent.
Où vivent ces familles avant de s’installer dans les beaux quartiers ?
Michel Pinçon : On peut parler de carrière résidentielle ascendante (ou éventuellement descendante) à partir de lieux de résidence successifs, dont les prix et la valeur symbolique sont de plus en plus élevés. Ainsi les nouveaux patrons, dont la fortune professionnelle est récente, connaissent, parallèlement à leur réussite dans les affaires, une « réussite » résidentielle. Tel industriel ayant habité dans le 12e arrondissement, passera dans le 5e avant de s’établir, sans doute définitivement, dans le 7e, concrétisant les étapes de sa réussite sociale par des lieux de résidence de plus en plus marqués par la présence de familles grandes bourgeoises.
Ce principe d’agrégation est-il un principe important ?
Monique Pinçon-Charlot : Il est essentiel. C’est un principe positif de regroupement dans un entre-soi tout à fait extraordinaire. Il se négocie à quelques mètres près. Ainsi, dans le 17e arrondissement, les voies de chemin de fer de Saint-Lazare délimitent un quartier chic (Monceau) au sud-ouest et un quartier populaire (Les épinettes) au nord-est. Il y a une grosse différence, à Paris, entre le 16e nord dont le code postal est 75116 et le 16e sud, beaucoup plus hétérogène, dont le code postal est 75016. Cette petite différence de code postal, lorsqu’il s’agit de donner son adresse, a tout de suite une symbolique sociale très forte. Les entreprises qui recherchent pour leur siège social une domiciliation ayant un certain prestige, bénéficiant d’une « griffe » spatiale valorisante, ne s’y trompent pas. La présence de sociétés de services sur les Champs-Élysées, servant de boîte aux lettres pour de petites entreprises, qui peuvent avoir leur siège en banlieue ou en province, ou encore le « lobbying » exercé par les sociétés qui se sont installées à La Défense pour que leur adresse postale soit officiellement « Paris-La Défense » et non pas « rue Louis Blanc, Courbevoie », en sont des indicateurs probants.
Pour ce qui est des familles, cette distinction renvoie à un amour de son semblable qui repose sur de véritables raisons objectives. La richesse de chacun rejaillit sur la richesse de tous les autres et chacun pense que l’on est toujours plus riche au contact de gens riches. Ce système permet et favorise la reproduction au sein des mêmes familles des privilèges propres à leur milieu. Les enfants grandissent ensemble et apprennent à aimer leurs semblables depuis le plus jeune âge. Les mères de famille y veillent avec soin par la composition de rallyes, ces associations informelles d’enfants et d’adolescents autour de pratiques culturelles ou festives. Si nécessaire, elles vérifient sur le Bottin Mondain la possibilité d’intégrer un nouveau membre en regardant dans cet annuaire s’il appartient bien à un réseau familial « honorable ». Ce principe de l’entre-soi aide à la socialisation des héritiers pour qu’ils soient aptes à capter leur héritage et à le transmettre à leur tour.
Un immeuble bourgeois, 4, rue de Saint-Petersbourg, Paris 8e arr. (CC)Tangopaso 2009
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