Un extrait que j'ai trouvé très intéressant du livre de
Abderrahmane Hadj-Nacer "LA MARTINGALE ALGÉRIENNE Réflexions sur une
crise", Éditions barzakh, Alger, juin 2011
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LES ÉLITES
Au tout début de la décennie 90, alors que la France y incitait, l'Algérie tentait d'éviter le rééchelonnement de sa dette extérieure, et nous avions pour principaux soutiens l'Italie et le Japon. J'étais alors Gouverneur de la Banque Centrale et devais chaque trimestre, me rendre au Japon. J'avais des rapports personnels intenses avec Tomohiko Kobayashi, ambassadeur du Japon à Alger. C'était un diplomate de très haut niveau. Pour preuve, il quitta Alger pour Bruxelles avec une position hiérarchique de tutelle sur toute l'Europe. J'ai bénéficié de nombre de ses conseils, de son soutien, ce qui me permit d'établir des relations de qualité avec quelques décideurs japonais.
Avec la subtilité qui les caractérise, mes interlocuteurs à Tokyo me posaient toujours la même devinette : dans un combat opposant un Japonais à un Coréen qui est le plus fort ? Pensant à leur maîtrise des arts martiaux, je répondais immanquablement : un Japonais. La bonne réponse était : un Coréen, sa constitution physique lui conférant l'avantage. Les secondes questions venaient alors : « si on opposait 100 Coréens et 100 japonais qui gagnerait ? » Naturellement, la réponse était : les Japonais. Pourquoi ? Parce que lorsque l'on est civilisé, l'organisation,l'intelligence collective sont plus importantes que l'individu. Les Coréens ont d'ailleurs retenu la leçon !
J'ai appris également qu'au Japon, dans les écoles de stratégie, on enseignait la chute de Carthage ! Cela, naturellement, m'a interpellé parce que, par-delà leur culture punique, les Carthaginois étaient eux aussi des Imazighen. Hannibal fut un chef de guerre rarement égalé jusqu'à nos jours. Mais, alors que la victoire lui était acquise, ses alliés, les autres chefs militaires demeurés à Carthage pour assurer ses arrières et la logistique dont ilpouvait avoir besoin, décidèrent de ne pas envoyer les troupes nécessaires à l'assaut final contre les forces romaines. Ils préférèrent la défaite d'Hannibal à son retour triomphant, et signèrent ainsi leur propre perte. En sacrifiant un objectif commun à leurs ambitions personnelles, ils perdirent l'un et l'autre.
De Jugurtha à l'Émir Abdelkader sans oublier les déchirements du mouvement nationaliste au XXème siècle, cette propension des élites du Maghreb à ne pas percevoir l'importance de l'intérêt commun est un élément récurrent de notre histoire. Quand de nombreux Algériennes et Algériens revendiquent le droit de prendre en main leur propre destin et d'avoir leur mot à dire sur la conduite des affaires du pays, ce constat devrait profondément nous interpeller et faire réagir.
Quels que soient l'époque et le lieu, le rôle et la qualité des élites sont primordiaux dans la conduite d'un combat, pour gérer une économie et pour construire un État.
À leur arrivée, les Français s'attaquèrent à la population algérienne avec une violence connue, que les historiens n'osent encore qualifier. Les élites qui en réchappèrent furent condamnées à l'exil ou au bagne. Et cela parce que les nouveaux occupants savaient qu'un peuple sans élites se trouvait sans moyens de défense par incapacité à projeter et organiser une résistance.
Et cette stratégie se répéta tous les 30 ans jusqu'à la seconde guerre mondiale, puis tous les 10 ans jusqu'à l'indépendance. L'Émir Abd-el-Kader, Ahmed Bey, El Mokrani, Cheikh Bouamama, le mouvement des « Jeunes Algériens » de Khaled, chaque révolte a entraînéune répression de la population et l'éloignement de ses élites par les autorités coloniales.Pourtant le pire fut qu'après l'indépendance, cette élimination des élites s'est accélérée,empruntant toutes les formes : paupérisation, manque de liberté, absence de reconnaissance...À chaque étape de la vie politique du pays, la nécessité de se débarrasser d'une majorité de récalcitrants a réenclenché la chasse aux élites.
En 1962, il fallut éliminer ceux qui n'étaient pas favorables aux expérimentations socialisantes de la période. Les attaques furent alors portées contre les bribes de la bourgeoisie algérienne et les petits commerçants, permettant aux représentants du capitalisme international de prospérer. À peine indépendante, l'Algérie se privait d'un seul coup du moyen de générer des entrepreneurs capables d'aider à son décollage économique et industriel.
Abderrahmane Hadj-Nacer "LA MARTINGALE ALGÉRIENNE Réflexions sur une
crise", Éditions barzakh, Alger, juin 2011
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LES ÉLITES
Au tout début de la décennie 90, alors que la France y incitait, l'Algérie tentait d'éviter le rééchelonnement de sa dette extérieure, et nous avions pour principaux soutiens l'Italie et le Japon. J'étais alors Gouverneur de la Banque Centrale et devais chaque trimestre, me rendre au Japon. J'avais des rapports personnels intenses avec Tomohiko Kobayashi, ambassadeur du Japon à Alger. C'était un diplomate de très haut niveau. Pour preuve, il quitta Alger pour Bruxelles avec une position hiérarchique de tutelle sur toute l'Europe. J'ai bénéficié de nombre de ses conseils, de son soutien, ce qui me permit d'établir des relations de qualité avec quelques décideurs japonais.
Avec la subtilité qui les caractérise, mes interlocuteurs à Tokyo me posaient toujours la même devinette : dans un combat opposant un Japonais à un Coréen qui est le plus fort ? Pensant à leur maîtrise des arts martiaux, je répondais immanquablement : un Japonais. La bonne réponse était : un Coréen, sa constitution physique lui conférant l'avantage. Les secondes questions venaient alors : « si on opposait 100 Coréens et 100 japonais qui gagnerait ? » Naturellement, la réponse était : les Japonais. Pourquoi ? Parce que lorsque l'on est civilisé, l'organisation,l'intelligence collective sont plus importantes que l'individu. Les Coréens ont d'ailleurs retenu la leçon !
J'ai appris également qu'au Japon, dans les écoles de stratégie, on enseignait la chute de Carthage ! Cela, naturellement, m'a interpellé parce que, par-delà leur culture punique, les Carthaginois étaient eux aussi des Imazighen. Hannibal fut un chef de guerre rarement égalé jusqu'à nos jours. Mais, alors que la victoire lui était acquise, ses alliés, les autres chefs militaires demeurés à Carthage pour assurer ses arrières et la logistique dont ilpouvait avoir besoin, décidèrent de ne pas envoyer les troupes nécessaires à l'assaut final contre les forces romaines. Ils préférèrent la défaite d'Hannibal à son retour triomphant, et signèrent ainsi leur propre perte. En sacrifiant un objectif commun à leurs ambitions personnelles, ils perdirent l'un et l'autre.
De Jugurtha à l'Émir Abdelkader sans oublier les déchirements du mouvement nationaliste au XXème siècle, cette propension des élites du Maghreb à ne pas percevoir l'importance de l'intérêt commun est un élément récurrent de notre histoire. Quand de nombreux Algériennes et Algériens revendiquent le droit de prendre en main leur propre destin et d'avoir leur mot à dire sur la conduite des affaires du pays, ce constat devrait profondément nous interpeller et faire réagir.
Quels que soient l'époque et le lieu, le rôle et la qualité des élites sont primordiaux dans la conduite d'un combat, pour gérer une économie et pour construire un État.
À leur arrivée, les Français s'attaquèrent à la population algérienne avec une violence connue, que les historiens n'osent encore qualifier. Les élites qui en réchappèrent furent condamnées à l'exil ou au bagne. Et cela parce que les nouveaux occupants savaient qu'un peuple sans élites se trouvait sans moyens de défense par incapacité à projeter et organiser une résistance.
Et cette stratégie se répéta tous les 30 ans jusqu'à la seconde guerre mondiale, puis tous les 10 ans jusqu'à l'indépendance. L'Émir Abd-el-Kader, Ahmed Bey, El Mokrani, Cheikh Bouamama, le mouvement des « Jeunes Algériens » de Khaled, chaque révolte a entraînéune répression de la population et l'éloignement de ses élites par les autorités coloniales.Pourtant le pire fut qu'après l'indépendance, cette élimination des élites s'est accélérée,empruntant toutes les formes : paupérisation, manque de liberté, absence de reconnaissance...À chaque étape de la vie politique du pays, la nécessité de se débarrasser d'une majorité de récalcitrants a réenclenché la chasse aux élites.
En 1962, il fallut éliminer ceux qui n'étaient pas favorables aux expérimentations socialisantes de la période. Les attaques furent alors portées contre les bribes de la bourgeoisie algérienne et les petits commerçants, permettant aux représentants du capitalisme international de prospérer. À peine indépendante, l'Algérie se privait d'un seul coup du moyen de générer des entrepreneurs capables d'aider à son décollage économique et industriel.
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