Par Dominique Lagarde, avec Souleiman Bencheikh et Myriem Khrouz, publié le 01/10/2011 à 08:30
Des dynasties familiales, dont l'origine remonte parfois à plusieurs siècles, sont aujourd'hui encore très présentes dans la haute administration comme dans le monde de l'entreprise.
Qui gouverne au Maroc ? Le roi bien sûr, mais aussi une élite fortunée dont les représentants se partagent les postes de la haute administration et la direction des entreprises publiques ou privées. La plupart de ces privilégiés appartiennent aux "grandes familles" du royaume, une bourgeoisie patricienne dont les origines remontent aux toutes premières conquêtes arabes et à la fondation de la ville de Fès. La saga de ces dynasties familiales, dont les descendants, aujourd'hui encore, dominent largement le monde de l'entreprise ainsi que la technostructure étatique du pays, est intimement liée à l'histoire du Maroc. Un universitaire marocain, Ali Benhaddou, a retracé l'histoire de ces lignées dans deux ouvrages (1) dont nous nous sommes largement inspirés.
C'est donc à Fès que tout commence. Créée en 789 par le roi Idriss Ier, la ville devient vingt ans plus tard, sous le règne d'Idriss II, le siège de la nouvelle dynastie. A l'époque, la société marocaine est rurale et féodale. A Fès, le nouveau sultan accueille dès 825 quelque 2 000 familles arabes originaires de Kérouan (Tunisie) puis, par vagues successives, et en grand nombre, des Andalous, héritiers de la riche civilisation hispano-mauresque, venant des villes espagnoles de Cordoue, Séville et Tolède. Les premiers, chassés de Cordoue par les Omeyyades, débarquent dès le IXe siècle, les derniers traversent la Méditerranée au XVe siècle après la prise de Grenade par les Rois Catholiques. A l'origine, ces grandes familles se répartissent en trois groupes distincts.
Chorfas, Oulémas et famuilles marchandes
Les chorfas sont des nobles appartenant soit à la dynastie des Idrissides, soit à celle des Alaouites actuellement sur le trône, soit à des clans d'aristocrates étrangers comme les Skallis, venus de Sicile ou les Irakis, originaires de Mésopotamie. Ils doivent rester à l'écart du négoce et eux seuls peuvent se faire appeler "Sidi", "Maître", ou "Moulay", "Seigneur".
Viennent ensuite les Oulémas, apparus surtout à partir du xviie siècle, qui sont des lettrés. Enseignants pour nombre d'entre eux à l'université islamique de Fès, ils apparaissent comme les garants de la tradition. Parmi les familles d'anciens Oulémas, la plus connue est sans aucun doute celle des El-Fassi dont est issu l'actuel Premier ministre. Autres grands noms connus appartenant à cette catégorie : les Bensouda, les Guennoun, les Kadiri, les Belkhayat ou les Mernissis.
Troisième groupe : les familles marchandes, de loin les plus nombreuses. A partir du XVIe siècle, elles profitent du développement du commerce international pour s'imposer. Les négociants de Fès exportent des cuirs et des tapis en Europe, importent des tissus et des produits industriels anglais. Certains vont jusqu'en Chine, en Inde ou en Perse. D'autres se spécialisent dans le commerce avec l'Afrique.
Les mariages rapprochent les clans
Peu à peu, les différences entre les trois catégories s'estompent, notamment en raison des mariages qui permettent de rapprocher les familles. Comme en Europe, les aristocrates marient leurs filles à de riches marchands en mal de prestige... Les lettrés se lancent dans le négoce, les marchands deviennent commis de l'Etat. Apparaît alors une aristocratie bourgeoise sur laquelle le Palais va de plus en plus s'appuyer. Au fil des générations, certains notables vont tirer l'essentiel de leur fortune de leur proximité avec l'Etat - les Jamai, El-Mokri ou Benslimane par exemple - tandis que d'autres privilégient les affaires - les Benjelloun, Tazi, Squalli, Filali, Kettani, Bennis, Berrada.
Au XIXe siècle, nombre de ces grandes familles abandonnent Fès afin de s'établir à Casablanca qui devient la capitale économique du royaume. L'Europe est alors en pleine révolution industrielle. Casablanca attire les acheteurs européens et développe ses activités portuaires. En outre, la conquête de l'Algérie par les Français, en 1830, a coupé Fès de ses débouchés à l'Est. C'est de cette époque que date la puissance de ceux que l'on appelle aujourd'hui encore "les Fassis de Casablanca". L'un des principaux bénéficiaires de l'urbanisation de Casablanca est Hassan Benjelloun. Marchand de céréales, commissionnaire de la compagnie de navigation Paquet, il arrive à Casablanca en 1880. Pressentant le développement futur de la ville, il investit dans le foncier et l'immobilier. Aujourd'hui encore, ses héritiers - ils seraient près de 150 - perçoivent les rentes de ses judicieux placements. L'un des plus célèbres est sans conteste Othman Benjelloun. A 80 ans, il est à la tête de l'un des plus grands groupes du pays, présent notamment dans le secteur bancaire avec la Banque marocaine du commerce extérieur (BMCE). Considéré à la fin des années 1990 comme la première fortune du pays - derrière le roi - mais entretenant des relations en dents de scie avec le makhzen (les élites proches du roi) économique, il a dû revoir à la baisse certaines de ses ambitions ces dernières années. Ce milliardaire au look british - il est surnommé sir Othy - est marié à la fille du maréchal Mezian, descendant, lui, d'une prestigieuse lignée rifaine.
Les fassis investissent la technostructure
D'autres familles deviennent les pièces maîtresses de la politique de modernisation économique voulue par le sultan Moulay Hassan Ier. En 1873, lorsqu'il accède au trône, il nomme à la tête du ministère des Finances un Bennis - un certain El-Madani. Mais celui-ci se met à dos les tanneurs, en imposant une taxe sur le marché des peaux, puis une grande partie de la bourgeoisie, qui s'insurge contre l'interventionnisme économique de l'Etat. Le souverain va leur donner raison. Pour mieux se les concilier, il fait de Mohamed Tazi son ministre des Finances. Les Bennouna, les Benchekroune - à l'origine des Bedayin, ou juifs convertis à l'islam - les Bennani, les Chraïbi, les Guessous ou les Benslimane voient aussi leur influence grandir.
Les grandes familles fassies investissent l'Etat. Pour une raison simple : celui-ci a besoin de technocrates compétents et ce sont les rejetons de ces familles qui fréquentent les meilleures écoles... En outre, les familles, qui comprennent vite tout le bénéfice qu'elles peuvent en tirer, prennent l'habitude - toujours en vigueur aujourd'hui - de placer l'un des leurs au sein de la haute fonction publique. Jusqu'en 1930, il n'existe au Maroc que deux collèges musulmans, les collèges Moulay Idriss à Fès et Moulay Youssef à Casablanca. Ils accueillent, conformément à la décision du maréchal Lyautey, des élèves choisis parmi les titulaires du certificat d'études musulmanes, un diplôme délivré par les écoles de fils de notables. La domination des notables, donc des familles fassies, dans la technostructure est ainsi confortée.
Des dynasties familiales, dont l'origine remonte parfois à plusieurs siècles, sont aujourd'hui encore très présentes dans la haute administration comme dans le monde de l'entreprise.
Qui gouverne au Maroc ? Le roi bien sûr, mais aussi une élite fortunée dont les représentants se partagent les postes de la haute administration et la direction des entreprises publiques ou privées. La plupart de ces privilégiés appartiennent aux "grandes familles" du royaume, une bourgeoisie patricienne dont les origines remontent aux toutes premières conquêtes arabes et à la fondation de la ville de Fès. La saga de ces dynasties familiales, dont les descendants, aujourd'hui encore, dominent largement le monde de l'entreprise ainsi que la technostructure étatique du pays, est intimement liée à l'histoire du Maroc. Un universitaire marocain, Ali Benhaddou, a retracé l'histoire de ces lignées dans deux ouvrages (1) dont nous nous sommes largement inspirés.
C'est donc à Fès que tout commence. Créée en 789 par le roi Idriss Ier, la ville devient vingt ans plus tard, sous le règne d'Idriss II, le siège de la nouvelle dynastie. A l'époque, la société marocaine est rurale et féodale. A Fès, le nouveau sultan accueille dès 825 quelque 2 000 familles arabes originaires de Kérouan (Tunisie) puis, par vagues successives, et en grand nombre, des Andalous, héritiers de la riche civilisation hispano-mauresque, venant des villes espagnoles de Cordoue, Séville et Tolède. Les premiers, chassés de Cordoue par les Omeyyades, débarquent dès le IXe siècle, les derniers traversent la Méditerranée au XVe siècle après la prise de Grenade par les Rois Catholiques. A l'origine, ces grandes familles se répartissent en trois groupes distincts.
Chorfas, Oulémas et famuilles marchandes
Les chorfas sont des nobles appartenant soit à la dynastie des Idrissides, soit à celle des Alaouites actuellement sur le trône, soit à des clans d'aristocrates étrangers comme les Skallis, venus de Sicile ou les Irakis, originaires de Mésopotamie. Ils doivent rester à l'écart du négoce et eux seuls peuvent se faire appeler "Sidi", "Maître", ou "Moulay", "Seigneur".
Viennent ensuite les Oulémas, apparus surtout à partir du xviie siècle, qui sont des lettrés. Enseignants pour nombre d'entre eux à l'université islamique de Fès, ils apparaissent comme les garants de la tradition. Parmi les familles d'anciens Oulémas, la plus connue est sans aucun doute celle des El-Fassi dont est issu l'actuel Premier ministre. Autres grands noms connus appartenant à cette catégorie : les Bensouda, les Guennoun, les Kadiri, les Belkhayat ou les Mernissis.
Troisième groupe : les familles marchandes, de loin les plus nombreuses. A partir du XVIe siècle, elles profitent du développement du commerce international pour s'imposer. Les négociants de Fès exportent des cuirs et des tapis en Europe, importent des tissus et des produits industriels anglais. Certains vont jusqu'en Chine, en Inde ou en Perse. D'autres se spécialisent dans le commerce avec l'Afrique.
Les mariages rapprochent les clans
Peu à peu, les différences entre les trois catégories s'estompent, notamment en raison des mariages qui permettent de rapprocher les familles. Comme en Europe, les aristocrates marient leurs filles à de riches marchands en mal de prestige... Les lettrés se lancent dans le négoce, les marchands deviennent commis de l'Etat. Apparaît alors une aristocratie bourgeoise sur laquelle le Palais va de plus en plus s'appuyer. Au fil des générations, certains notables vont tirer l'essentiel de leur fortune de leur proximité avec l'Etat - les Jamai, El-Mokri ou Benslimane par exemple - tandis que d'autres privilégient les affaires - les Benjelloun, Tazi, Squalli, Filali, Kettani, Bennis, Berrada.
Au XIXe siècle, nombre de ces grandes familles abandonnent Fès afin de s'établir à Casablanca qui devient la capitale économique du royaume. L'Europe est alors en pleine révolution industrielle. Casablanca attire les acheteurs européens et développe ses activités portuaires. En outre, la conquête de l'Algérie par les Français, en 1830, a coupé Fès de ses débouchés à l'Est. C'est de cette époque que date la puissance de ceux que l'on appelle aujourd'hui encore "les Fassis de Casablanca". L'un des principaux bénéficiaires de l'urbanisation de Casablanca est Hassan Benjelloun. Marchand de céréales, commissionnaire de la compagnie de navigation Paquet, il arrive à Casablanca en 1880. Pressentant le développement futur de la ville, il investit dans le foncier et l'immobilier. Aujourd'hui encore, ses héritiers - ils seraient près de 150 - perçoivent les rentes de ses judicieux placements. L'un des plus célèbres est sans conteste Othman Benjelloun. A 80 ans, il est à la tête de l'un des plus grands groupes du pays, présent notamment dans le secteur bancaire avec la Banque marocaine du commerce extérieur (BMCE). Considéré à la fin des années 1990 comme la première fortune du pays - derrière le roi - mais entretenant des relations en dents de scie avec le makhzen (les élites proches du roi) économique, il a dû revoir à la baisse certaines de ses ambitions ces dernières années. Ce milliardaire au look british - il est surnommé sir Othy - est marié à la fille du maréchal Mezian, descendant, lui, d'une prestigieuse lignée rifaine.
Les fassis investissent la technostructure
D'autres familles deviennent les pièces maîtresses de la politique de modernisation économique voulue par le sultan Moulay Hassan Ier. En 1873, lorsqu'il accède au trône, il nomme à la tête du ministère des Finances un Bennis - un certain El-Madani. Mais celui-ci se met à dos les tanneurs, en imposant une taxe sur le marché des peaux, puis une grande partie de la bourgeoisie, qui s'insurge contre l'interventionnisme économique de l'Etat. Le souverain va leur donner raison. Pour mieux se les concilier, il fait de Mohamed Tazi son ministre des Finances. Les Bennouna, les Benchekroune - à l'origine des Bedayin, ou juifs convertis à l'islam - les Bennani, les Chraïbi, les Guessous ou les Benslimane voient aussi leur influence grandir.
Les grandes familles fassies investissent l'Etat. Pour une raison simple : celui-ci a besoin de technocrates compétents et ce sont les rejetons de ces familles qui fréquentent les meilleures écoles... En outre, les familles, qui comprennent vite tout le bénéfice qu'elles peuvent en tirer, prennent l'habitude - toujours en vigueur aujourd'hui - de placer l'un des leurs au sein de la haute fonction publique. Jusqu'en 1930, il n'existe au Maroc que deux collèges musulmans, les collèges Moulay Idriss à Fès et Moulay Youssef à Casablanca. Ils accueillent, conformément à la décision du maréchal Lyautey, des élèves choisis parmi les titulaires du certificat d'études musulmanes, un diplôme délivré par les écoles de fils de notables. La domination des notables, donc des familles fassies, dans la technostructure est ainsi confortée.
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