Alger Envoyée spéciale - A l'heure de la récréation, vers 10 heures, ce lundi 3 octobre, Mohamed S., 19 ans, a escaladé le mur du lycée Souiyah El Houari, à Oran. Il s'est placé face à la salle des professeurs, puis s'est aspergé d'essence et a allumé un briquet. Horrifiés, des jeunes témoins de la scène se sont évanouis, rapporte Le Quotidien d'Oran, avant de se révolter et de saccager du mobilier scolaire. Le lendemain, mardi, à Telagh, dans la wilaya (préfecture) de Sidi Bel Abbès, dans le nord-ouest du pays, un autre lycéen de 19 ans, Fillali Messaoud, a tenté de mettre fin à ses jours de la même façon. L'un et l'autre réclamaient de réintégrer leur lycée après un échec au bac, en vain.
A Batna, dans les Aurès, début octobre, un père de famille, Yahia Moussa, a été empêché de s'immoler par le feu après avoir laissé une lettre à des amis dans laquelle il confiait : "Je déteste tout. (...) J'ai vécu seul et je veuxmourir seul. Ils ont voulu que je vive pauvre." Le 7 octobre, un homme de 35 ans, marié et père d'un enfant, a mis le feu à son corps après avoir perdu son emploi précaire de standardiste à l'hôpital d'Aïn Temouchent.
Il a été transféré aux soins intensifs à Oran. Le même jour, une jeune femme, âgée de 30 ans, mère de deux enfants, divorcée et sans emploi, a succombé à ses blessures au service des grands brûlés du CHU d'Oran après s'être aspergée d'essence. Elle avait appris, la veille, qu'elle allait être expulsée de son logement.
Chaque semaine, ou presque, les tentatives de suicide se poursuivent en Algérie. Depuis la mort, le 17 décembre 2010, de Mohamed Bouazizi, à l'origine du soulèvement en Tunisie, l'Algérie, comme d'autres pays, a connu une explosion de ces actes désespérés.
Au plus fort de ces tentatives, en janvier, les islamistes s'en étaient mêlés. Sous le titre "Est-ce que ceux qui se suicident sont des héros ?", la revue islamiste El Islah, éditée par la maison Darelfadiha, avait ainsi tranché : "Le suicide est interdit, c'est l'enfer pour l'éternité." L'article sur deux pages conseillait de "patienter face à l'oppression des dirigeants et des gouvernants. Les personnes prêtes à patienter et à endurer les épreuves, Dieu les récompensera un jour ou l'autre". Mais ici, ce phénomène perdure dans l'indifférence. Aucune statistique n'a été rendue publique sur ces tentatives d'immolation par le feu, inédites jusque-là en Algérie. Et les journaux n'y consacrent plus que des brèves.
"En Tunisie, il y a eu toute la société derrière Bouazizi, ici, ça reste des actes isolés", constate Hassiba Cherabta, psychologue, présidente de l'Association pour l'aide psychologique, la recherche et la formation (SARP) installée à Alger. Nulle trace de revendications politiques derrière ces gestes de désespoir. Malgré des manifestations de violence éparses, et des émeutes quasi quotidiennes dans les quartiers, l'Algérie se tient prudemment à l'écart des mouvements du "printemps arabe".
Trop de violence, trop de morts. La guerre civile des années 1990-2000 a laissé un profond traumatisme dans la société. "Elle n'est pas suffisamment structurée pour un mouvement collectif de protestation, par exemple contre la hausse injustifiée des prix", relève Larbi Icheboudene, sociologue à l'université Alger-1 et directeur de recherche au Centre de recherche en économie appliquée au développement (CREAD), qui établit un parallèle avec les harragas - terme qui désigne littéralement ceux qui "brûlent", qui transgressent, et qui tentent chaque jour de rejoindre clandestinement l'Europe par la mer, au péril de leur vie.
"Ce sont, aussi, des situations de non-espoir, observe le sociologue. Et, comme le disait Durkheim, il n'y a pas plus grave que le sentiment d'inutilité.""Les pays arabes sont devenus depuis plusieurs décennies des immenses incubateurs de désespoir. L'accroissement vertigineux des conduites sacrificielles dans leurs populations n'est pas pensable si l'on n'a pas en vue cette donnée cruciale, souvent déniée", rappelle Fethi Benslam, psychanalyste et professeur d'université à Paris, dans son livre Soudain, la révolution (Denoël, 128 p., 10 €).
En Algérie, le phénomène des immolations par le feu est avant tout utilisé comme un geste pour témoigner, une arme ultime de revendications individuelles, mais il ne touche pas seulement des jeunes ou des chômeurs. Des femmes, des jeunes filles ou des pères de famille passent à l'acte, après avoir épuisé tous les recours, pour un logement, ou un emploi, parfois même pour protester contre une mesure jugée injuste, une mutation, ou une brimade administrative
"C'est le résultat d'une absence de la société civile, de syndicats, explique Nourredine Hakiki, sociologue à l'université Alger-2 et directeur du laboratoire de changement social. Le citoyen algérien ne trouve pas d'intermédiaires, il est livré à lui-même." Parfois, ajoute-t-il, "c'est une forme de chantage. Il veut, parce qu'il se sent lésé". Depuis le mois de janvier, les milliards de dinars prélevés sur la rente pétrolière par le gouvernement algérien et distribués pour des augmentations de salaire, accélérer la construction de logements, ou bâtir des plans emploi massifs pour les jeunes, ont décuplé les impatiences.
Lakhdar Malki, 43 ans, a tenté de s'immoler par le feu en janvier sur son lieu de travail avec l'une de ses filles, puis a récidivé en septembre en voulant ingurgiter de l'acide devant la daïra (sous-préfecture) de Zéralda. Père de quatre filles âgées de 1 mois, 2 ans, 10 ans et 14 ans, dont une handicapée, il vit à Staouali, à une quinzaine de kilomètres d'Alger, avec sa femme, dans une modeste masure : une pièce, attenante à un petit réduit qui sert de débarras et de cuisine.
"J'habite là depuis vingt ans, on dort serrés les uns contre les autres, on mange par terre, nous avons l'eau courante depuis trois ans et voyez, l'électricité, c'est toujours un branchement sauvage", lâche-t-il, en faisant visiter les lieux, situés, comme il le souligne, "à 800 mètres d'une résidence d'Etat du président".
De loin, on aperçoit la cime de beaux arbres.
Isabelle Mandraud Le Monde
A Batna, dans les Aurès, début octobre, un père de famille, Yahia Moussa, a été empêché de s'immoler par le feu après avoir laissé une lettre à des amis dans laquelle il confiait : "Je déteste tout. (...) J'ai vécu seul et je veuxmourir seul. Ils ont voulu que je vive pauvre." Le 7 octobre, un homme de 35 ans, marié et père d'un enfant, a mis le feu à son corps après avoir perdu son emploi précaire de standardiste à l'hôpital d'Aïn Temouchent.
Il a été transféré aux soins intensifs à Oran. Le même jour, une jeune femme, âgée de 30 ans, mère de deux enfants, divorcée et sans emploi, a succombé à ses blessures au service des grands brûlés du CHU d'Oran après s'être aspergée d'essence. Elle avait appris, la veille, qu'elle allait être expulsée de son logement.
Chaque semaine, ou presque, les tentatives de suicide se poursuivent en Algérie. Depuis la mort, le 17 décembre 2010, de Mohamed Bouazizi, à l'origine du soulèvement en Tunisie, l'Algérie, comme d'autres pays, a connu une explosion de ces actes désespérés.
Au plus fort de ces tentatives, en janvier, les islamistes s'en étaient mêlés. Sous le titre "Est-ce que ceux qui se suicident sont des héros ?", la revue islamiste El Islah, éditée par la maison Darelfadiha, avait ainsi tranché : "Le suicide est interdit, c'est l'enfer pour l'éternité." L'article sur deux pages conseillait de "patienter face à l'oppression des dirigeants et des gouvernants. Les personnes prêtes à patienter et à endurer les épreuves, Dieu les récompensera un jour ou l'autre". Mais ici, ce phénomène perdure dans l'indifférence. Aucune statistique n'a été rendue publique sur ces tentatives d'immolation par le feu, inédites jusque-là en Algérie. Et les journaux n'y consacrent plus que des brèves.
"En Tunisie, il y a eu toute la société derrière Bouazizi, ici, ça reste des actes isolés", constate Hassiba Cherabta, psychologue, présidente de l'Association pour l'aide psychologique, la recherche et la formation (SARP) installée à Alger. Nulle trace de revendications politiques derrière ces gestes de désespoir. Malgré des manifestations de violence éparses, et des émeutes quasi quotidiennes dans les quartiers, l'Algérie se tient prudemment à l'écart des mouvements du "printemps arabe".
Trop de violence, trop de morts. La guerre civile des années 1990-2000 a laissé un profond traumatisme dans la société. "Elle n'est pas suffisamment structurée pour un mouvement collectif de protestation, par exemple contre la hausse injustifiée des prix", relève Larbi Icheboudene, sociologue à l'université Alger-1 et directeur de recherche au Centre de recherche en économie appliquée au développement (CREAD), qui établit un parallèle avec les harragas - terme qui désigne littéralement ceux qui "brûlent", qui transgressent, et qui tentent chaque jour de rejoindre clandestinement l'Europe par la mer, au péril de leur vie.
"Ce sont, aussi, des situations de non-espoir, observe le sociologue. Et, comme le disait Durkheim, il n'y a pas plus grave que le sentiment d'inutilité.""Les pays arabes sont devenus depuis plusieurs décennies des immenses incubateurs de désespoir. L'accroissement vertigineux des conduites sacrificielles dans leurs populations n'est pas pensable si l'on n'a pas en vue cette donnée cruciale, souvent déniée", rappelle Fethi Benslam, psychanalyste et professeur d'université à Paris, dans son livre Soudain, la révolution (Denoël, 128 p., 10 €).
En Algérie, le phénomène des immolations par le feu est avant tout utilisé comme un geste pour témoigner, une arme ultime de revendications individuelles, mais il ne touche pas seulement des jeunes ou des chômeurs. Des femmes, des jeunes filles ou des pères de famille passent à l'acte, après avoir épuisé tous les recours, pour un logement, ou un emploi, parfois même pour protester contre une mesure jugée injuste, une mutation, ou une brimade administrative
"C'est le résultat d'une absence de la société civile, de syndicats, explique Nourredine Hakiki, sociologue à l'université Alger-2 et directeur du laboratoire de changement social. Le citoyen algérien ne trouve pas d'intermédiaires, il est livré à lui-même." Parfois, ajoute-t-il, "c'est une forme de chantage. Il veut, parce qu'il se sent lésé". Depuis le mois de janvier, les milliards de dinars prélevés sur la rente pétrolière par le gouvernement algérien et distribués pour des augmentations de salaire, accélérer la construction de logements, ou bâtir des plans emploi massifs pour les jeunes, ont décuplé les impatiences.
Lakhdar Malki, 43 ans, a tenté de s'immoler par le feu en janvier sur son lieu de travail avec l'une de ses filles, puis a récidivé en septembre en voulant ingurgiter de l'acide devant la daïra (sous-préfecture) de Zéralda. Père de quatre filles âgées de 1 mois, 2 ans, 10 ans et 14 ans, dont une handicapée, il vit à Staouali, à une quinzaine de kilomètres d'Alger, avec sa femme, dans une modeste masure : une pièce, attenante à un petit réduit qui sert de débarras et de cuisine.
"J'habite là depuis vingt ans, on dort serrés les uns contre les autres, on mange par terre, nous avons l'eau courante depuis trois ans et voyez, l'électricité, c'est toujours un branchement sauvage", lâche-t-il, en faisant visiter les lieux, situés, comme il le souligne, "à 800 mètres d'une résidence d'Etat du président".
De loin, on aperçoit la cime de beaux arbres.
Isabelle Mandraud Le Monde
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