La «sale guerre» de la Turquie menée contre les Kurdes
Pressant la Turquie de reconnaître le génocide arménien, Nicolas Sarkozy s’est vu rappeler le passé colonial de la France en Algérie par le ministre turc des Affaires étrangères. Or Ankara mène aussi une «sale guerre» contre les quelque quinze millions de Kurdes qui vivent dans le pays et, à bien des égards, la politique du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan ne diffère pas beaucoup de celle des précédents gouvernements turcs.
- Une manifestation pro-Ocalan à Istanbul, en mai 2011. REUTERS/Murad Sezer -
C’est, également, une «guerre qui ne dit pas son nom». Comme la démocratie française dans les années 1950-60, la démocratie turque est gangrénée par le problème kurde depuis 1984, depuis que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a pris les armes.
Considéré comme une organisation terroriste par la Turquie, les Etats-Unis et l'Union européenne, le PKK combat pour obtenir plus de droits culturels et politiques pour les quelque 15 millions de Kurdes (sur 73 millions d’habitants) qui vivent en Turquie ainsi que pour obtenir l’autonomie du sud-est du pays où la majorité d’entre eux résident.
Selon Servet Mutlu, professeur à l’Université d’Ankara, le coût de cette guerre aurait avoisiné les 65 milliards d’euros pour la période allant de 1984 à 2005. C’est «une somme substantielle pour une économie en développement»,de quoi construire 6.000 kilomètres d’autoroutes, précise Servet Mutlu.
Aucun gouvernement n’est encore parvenu à trouver une solution. L’actuel Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2002, semble aussi impuissant que les précédents alors même qu’il possède désormais autorité sur l’armée, laquelle avait auparavant fait de la question kurde son «domaine privilégié».
Pis: ce conflit, 45.000 morts à ce jour, connaît un regain de violence depuis le début de l’été. Les [COLOR=black]attaques contre des bâtiments officiels, ainsi que les affrontements meurtriers et les enlèvements de fonctionnaires, d’instituteurs en particulier conduits par le PKK se sont multipliés depuis la mi-juin.
«Une résolution pour faire la guerre»
Depuis six mois, la police a procédé à l’arrestation de plus de 4.000 Turcs d’origine kurde –dont plusieurs parlementaires– emprisonnés, accusés de liens avec la rébellion. Une nouvelle escalade se dessine: le Parlement turc vient d’approuver le renouvellement pour un an de l'autorisation de procéder à des raids aériens contre les caches du PKK en territoire irakien. Et le gouvernement turc menace de lancer une opération terrestre à l’intérieur de l’Irak ainsi qu’il l’avait fait pendant huit jours en 2008. «Ce n’est pas une plaisanterie. Il s’agit d’une résolution pour faire la guerre», a souligné Hasip Kaplan, un député du parti pro-kurde, le BDP.
«Nous sommes revenus 20 ans en arrière, nos ennemis à l’intérieur du pays comme à l’étranger peuvent de nouveau jouer la carte kurde contre nous», déplore un analyste turc. «Exit Syria, Iran and Israël. PKK in» titrait ces jours-ci un éditorial du Milliyet (opposition, centre gauche). Résumé: c’en est fini du rapprochement de la Turquie avec l’Iran et la Syrie, et de la coopération stratégique avec Israël; on s’est mis à dos ces trois pays et à la place voilà le PKK qui revient en force.
Kadri Gürsel, l’auteur de cet éditorial sait de quoi il parle quand il évoque un retour en arrière. Alors journaliste, il avait été kidnappé par le PKK en 1995. A l’époque, Israël et la Turquie n’avaient pas encore signé les accords de coopération militaire de 1996, la Syrie abritait le chef du PKK, Abdullah Ocalan, tandis que l’Iran était dans la ligne de mire turque.
L’«ouverture kurde» de 2009 semble n’être plus qu’un lointain souvenir. De sa prison, sur l’île d’Imrali, Abdullah Ocalan avait pourtant établi une feuille de route, amendée puis finalement acceptée par le PKK. Plusieurs rounds de négociations entre le service de renseignement turc, le MIT, et le commandement du PKK ont eu lieu.
Mais selon l’universitaire turc d’origine kurde, Mesut Yegem, qui a eu accès aux minutes de ces négociations, les deux parties n’étaient pas parvenues à un accord en bonne et due forme; on ne peut donc accuser le Premier ministre turc d’avoir refusé de le signer, comme le suggèrent certains responsables kurdes.
Empêcher la représentation nationale
En fait, le PKK s’est toujours méfié des politiques d’ouverture et n’était en vérité guère enclin à abandonner les armes, malgré ce qu’annonçaient alors les médias turcs. Pour l’avoir écrit en 2009 dans un hebdomadaire indépendant, Express, le journaliste turc d’origine kurde Irfan Aktan vient d’être condamné à 16 mois de prison.
«En 2011, le PKK garde toujours la même position “pas de solution sans la lutte”. Comme l’indique un militant, que nous avions interviewé pour cet article, il est hors de question de rendre les armes “avant que les droits kurdes ne soient garantis par la Constitution”. C’est du moins, le sens de toutes les déclarations de la direction de l’organisation à Kandil (Irak du nord), chaque mois, depuis trois ans», argumente Irfan Aktan, qui connaît très bien le terrain kurde.
Si le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan a bien accordé quelques droits culturels à la minorité kurde, il s’est en revanche bien gardé de toucher à la loi électorale, et en particulier au seuil des 10% que tout parti doit atteindre au niveau national pour être représenté au Parlement.
Ce seuil inaccessible pour le parti pro-kurde du BDP (même s’il remporte bien plus que 50% des suffrages dans les régions kurdes) oblige les députés kurdes à se présenter sous l’étiquette d’indépendants et constitue une entrave sérieuse à la représentation politique de ce groupe minoritaire.
36 candidats kurdes du BDP ont été élus lors des élections de juin dernier, ce qui constitue un beau succès. Mais le maintien de cette barre des 10% garantit au Parti de la Justice et du développement (AKP) au pouvoir de remporter la mise et «présenter des candidats kurdes soigneusement triés sur le volet par Recep Tayyip Erdogan lui-même. Ainsi, les 70 députés kurdes que compterait l’AKP ne se distinguent pas par leur combativité en faveur des droits des Kurdes!», avance l’universitaire Mesut Yegem.
Ariane Bonzon
Pressant la Turquie de reconnaître le génocide arménien, Nicolas Sarkozy s’est vu rappeler le passé colonial de la France en Algérie par le ministre turc des Affaires étrangères. Or Ankara mène aussi une «sale guerre» contre les quelque quinze millions de Kurdes qui vivent dans le pays et, à bien des égards, la politique du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan ne diffère pas beaucoup de celle des précédents gouvernements turcs.
- Une manifestation pro-Ocalan à Istanbul, en mai 2011. REUTERS/Murad Sezer -
C’est, également, une «guerre qui ne dit pas son nom». Comme la démocratie française dans les années 1950-60, la démocratie turque est gangrénée par le problème kurde depuis 1984, depuis que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a pris les armes.
Considéré comme une organisation terroriste par la Turquie, les Etats-Unis et l'Union européenne, le PKK combat pour obtenir plus de droits culturels et politiques pour les quelque 15 millions de Kurdes (sur 73 millions d’habitants) qui vivent en Turquie ainsi que pour obtenir l’autonomie du sud-est du pays où la majorité d’entre eux résident.
Selon Servet Mutlu, professeur à l’Université d’Ankara, le coût de cette guerre aurait avoisiné les 65 milliards d’euros pour la période allant de 1984 à 2005. C’est «une somme substantielle pour une économie en développement»,de quoi construire 6.000 kilomètres d’autoroutes, précise Servet Mutlu.
Aucun gouvernement n’est encore parvenu à trouver une solution. L’actuel Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2002, semble aussi impuissant que les précédents alors même qu’il possède désormais autorité sur l’armée, laquelle avait auparavant fait de la question kurde son «domaine privilégié».
Pis: ce conflit, 45.000 morts à ce jour, connaît un regain de violence depuis le début de l’été. Les [COLOR=black]attaques contre des bâtiments officiels, ainsi que les affrontements meurtriers et les enlèvements de fonctionnaires, d’instituteurs en particulier conduits par le PKK se sont multipliés depuis la mi-juin.
«Une résolution pour faire la guerre»
Depuis six mois, la police a procédé à l’arrestation de plus de 4.000 Turcs d’origine kurde –dont plusieurs parlementaires– emprisonnés, accusés de liens avec la rébellion. Une nouvelle escalade se dessine: le Parlement turc vient d’approuver le renouvellement pour un an de l'autorisation de procéder à des raids aériens contre les caches du PKK en territoire irakien. Et le gouvernement turc menace de lancer une opération terrestre à l’intérieur de l’Irak ainsi qu’il l’avait fait pendant huit jours en 2008. «Ce n’est pas une plaisanterie. Il s’agit d’une résolution pour faire la guerre», a souligné Hasip Kaplan, un député du parti pro-kurde, le BDP.
«Nous sommes revenus 20 ans en arrière, nos ennemis à l’intérieur du pays comme à l’étranger peuvent de nouveau jouer la carte kurde contre nous», déplore un analyste turc. «Exit Syria, Iran and Israël. PKK in» titrait ces jours-ci un éditorial du Milliyet (opposition, centre gauche). Résumé: c’en est fini du rapprochement de la Turquie avec l’Iran et la Syrie, et de la coopération stratégique avec Israël; on s’est mis à dos ces trois pays et à la place voilà le PKK qui revient en force.
Kadri Gürsel, l’auteur de cet éditorial sait de quoi il parle quand il évoque un retour en arrière. Alors journaliste, il avait été kidnappé par le PKK en 1995. A l’époque, Israël et la Turquie n’avaient pas encore signé les accords de coopération militaire de 1996, la Syrie abritait le chef du PKK, Abdullah Ocalan, tandis que l’Iran était dans la ligne de mire turque.
L’«ouverture kurde» de 2009 semble n’être plus qu’un lointain souvenir. De sa prison, sur l’île d’Imrali, Abdullah Ocalan avait pourtant établi une feuille de route, amendée puis finalement acceptée par le PKK. Plusieurs rounds de négociations entre le service de renseignement turc, le MIT, et le commandement du PKK ont eu lieu.
Mais selon l’universitaire turc d’origine kurde, Mesut Yegem, qui a eu accès aux minutes de ces négociations, les deux parties n’étaient pas parvenues à un accord en bonne et due forme; on ne peut donc accuser le Premier ministre turc d’avoir refusé de le signer, comme le suggèrent certains responsables kurdes.
Empêcher la représentation nationale
En fait, le PKK s’est toujours méfié des politiques d’ouverture et n’était en vérité guère enclin à abandonner les armes, malgré ce qu’annonçaient alors les médias turcs. Pour l’avoir écrit en 2009 dans un hebdomadaire indépendant, Express, le journaliste turc d’origine kurde Irfan Aktan vient d’être condamné à 16 mois de prison.
«En 2011, le PKK garde toujours la même position “pas de solution sans la lutte”. Comme l’indique un militant, que nous avions interviewé pour cet article, il est hors de question de rendre les armes “avant que les droits kurdes ne soient garantis par la Constitution”. C’est du moins, le sens de toutes les déclarations de la direction de l’organisation à Kandil (Irak du nord), chaque mois, depuis trois ans», argumente Irfan Aktan, qui connaît très bien le terrain kurde.
Si le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan a bien accordé quelques droits culturels à la minorité kurde, il s’est en revanche bien gardé de toucher à la loi électorale, et en particulier au seuil des 10% que tout parti doit atteindre au niveau national pour être représenté au Parlement.
Ce seuil inaccessible pour le parti pro-kurde du BDP (même s’il remporte bien plus que 50% des suffrages dans les régions kurdes) oblige les députés kurdes à se présenter sous l’étiquette d’indépendants et constitue une entrave sérieuse à la représentation politique de ce groupe minoritaire.
36 candidats kurdes du BDP ont été élus lors des élections de juin dernier, ce qui constitue un beau succès. Mais le maintien de cette barre des 10% garantit au Parti de la Justice et du développement (AKP) au pouvoir de remporter la mise et «présenter des candidats kurdes soigneusement triés sur le volet par Recep Tayyip Erdogan lui-même. Ainsi, les 70 députés kurdes que compterait l’AKP ne se distinguent pas par leur combativité en faveur des droits des Kurdes!», avance l’universitaire Mesut Yegem.
Ariane Bonzon
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