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Toshka, Egypte Un jardin dans le désert

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  • Toshka, Egypte Un jardin dans le désert

    L'Egypte a lancé un ambitieux projet de réclamation de terres, aux confins du Sahara. Mais la production, assurée par des firmes étrangères, est essentiellement destinée à l'exportation. Dans la population, la colère gronde.

    Le ciel est presque blanc, comme délavé par le soleil brûlant qui avoisine les 45 degrés. Le long de la route qui mène d’Abou Simbel à Assouan, aux confins de l’Egypte, des petits monticules de roche noire se dressent comme autant de minipyramides dans ce paysage lunaire aux airs de fin du monde. Soudain, on arrive sur un pont. En dessous, une eau d’un bleu intense s’écoule paisiblement, bordée par les parois blanches d’un canal artificiel.

    La vision est incongrue dans ce coin de désert où l’air vibre littéralement de chaleur. Encore quelques kilomètres et une rangée d’arbres apparaît sur l’horizon. Un panneau annonce l’entrée de la ferme de Kadco, une entreprise appartenant au prince saoudien Al-Waleed qui a acquis 100 000 feddans (42 000 hectares) de cette terre aride en 1998.

    «La température, 0 degré en hiver et 50 degrés en été, représente notre plus grand défi», explique Ibrahim Dahroug, l’un des ingénieurs agronomes de la ferme, dans le vacarme de la climatisation poussive qui tente vainement de rafraîchir sa cahute de chantier. A cela s’ajoutent le sable charrié par le vent et le manque d’humidité, qui dessèchent les cultures.

    L’eau, en revanche, ne pose pas problème: «Elle nous parvient depuis le lac Nasser, par un canal artificiel.» Ouvert en 2003, ce dernier appartient à un projet pharaonique de réclamation de terres – le South Valley Development Project – initié par le président déchu Hosni Moubarak à la fin des années 90.

    Ce dernier avait pour ambition de garantir l’autonomie alimentaire des 83 millions d’habitants de ce pays largement désertique qui vit sur 5% de sa surface et dépend entièrement des eaux du Nil pour sa survie.

    Le liquide est pompé puis amené jusqu’aux champs grâce à des canalisations enterrées, pour éviter l’évaporation. Le résultat: de grands cercles verts, aux bords réguliers, irrigués par un pivot qui tourne sur lui-même à une allure d’escargot. En s’approchant, on se rend compte qu’il s’agit d’une mer de luzerne, grouillante d’oiseaux et de libellules.

    La terre ocre sur laquelle pousse la plante fourragère contraste avec le sable jaune qui la borde. «On peut transformer presque n’importe quel sol en terrain cultivable, pour autant qu’on dispose d’eau douce pour l’irriguer, note l’ingénieur. Au bout de quelques années, le sable se recouvre de terre grâce à la décomposition des résidus agricoles et se purge de son sel.»

    La luzerne a notamment été choisie car elle supporte bien ce sol à forte salinité. Elle est exportée comme fourrage vers les immenses fermes laitières des pays du Golfe. L’Egypte, où une industrie similaire se développe, représentera bientôt un autre débouché. Danone vient d’y acquérir 6000 têtes de bétail. Le rendement dans cette région inhospitalière est incroyablement élevé: «Nous effectuons une dizaine de coupes par an.» En France, la luzerne ne se récolte que deux à trois fois par an; quatre à cinq fois par an en Espagne.

    Le lendemain matin, à 4 heures, il fait enfin frais. Dans la pénombre sous des pergolas de vigne, des ouvriers récoltent de grosses grappes rouges, le Red Globe, destinées au marché soudanais. Recouvert de filets, irrigué par un délicat système de goutte-à-goutte, le raisin représente la principale source de revenus de Kadco.

    Les grappes blanches récoltées plus tôt dans la saison sont exportées en Europe, notamment en Suisse. «Ce fruit n’est pas le mieux adapté à un climat désertique, mais nous bénéficions d’un avantage concurrentiel: nous sommes les premiers à arriver sur le marché européen, en mai déjà», dit Mohamed Adel Taha, un autre ingénieur de la ferme. L’an dernier, Kadco en a exporté 590 tonnes.

    Quelques mangues, figues et dattes sont également cultivées sur une annexe de la ferme irriguée par une petite nappe phréatique. Mille moutons, qui seront vendus en Egypte, complètent le dispositif. Le matériel utilisé est un condensé de globalisation: les plants de vigne viennent des Etats-Unis et d’Afrique du Sud, les pivots d’irrigation d’Arabie saoudite, les filets d’Espagne et les tuteurs du Chili.

    La machine paraît bien huilée. Pourtant au début de mai, juste après la chute de Moubarak et quinze jours avant la première récolte de raisin, les 1000 travailleurs de la ferme se sont rebellés, entamant une grève pour obtenir de meilleures conditions de travail. Dans un climat postrévolutionnaire, certains ont même exigé que la ferme leur soit remise en autogestion. La situation a fini par se calmer mais 40% de la récolte a été perdue.

    Les employés saisonniers touchent entre 30 et 40 livres égyptiennes par jour (entre 3,90 et 5 francs). Ils sont nourris et logés par Kadco. «La plupart viennent d’Assouan ou même du Caire. Ils vivent ici seuls, sans leur famille», détaille Ibrahim Dahroug, qui est lui-même payé 11 500 livres par mois et a laissé trois fils et une femme dans le delta du Nil.

    South Valley. Car la région n’a pas d’infrastructures: ni écoles, ni hôpitaux, ni logements. Une situation qui contraste avec la vision du gouvernement. Lors du lancement de la South Valley en 1997, Moubarak affirmait que 540 000 feddans seraient transformés en terres agricoles d’ici à 2017 dans la dépression de Toshka, là où se trouve la ferme de Kadco. Quelque trois millions de personnes viendraient vivre dans cette nouvelle communauté, qui serait dotée de logements, d’écoles, de cinémas et de centres commerciaux.

    A terme, il s’agirait même de créer une nouvelle vallée du Nil, à l’ouest de celle qui existe déjà, reliant Toshka aux oasis de Kharga et Dakhla. L’extraction minière, la production d’énergies renouvelables et le tourisme y seraient développés en plus de l’agriculture. Dans son ampleur, le projet devait régater avec le barrage d’Assouan, le grand œuvre du président Nasser inauguré en 1967, qui a stoppé les crues annuelles du Nil et fourni au pays une source d’électricité stable.

    La pièce maîtresse du projet se trouve à une heure de route de la ferme de Kadco, au bord du lac Nasser. Posée sur une île artificielle au milieu d’une baie également construite par l’homme se dresse une immense station de pompage. Elle extrait 5,5 milliards de m3 d’eau par an du lac pour alimenter le canal qui amène l’eau vers Toshka. «Elle a été construite par un consortium comprenant les Japonais de Hitachi, les Britanniques de Skanska et les Suisses d’ABB, détaille l’ingénieur Ahmed Nader.

    Il s’agit de la plus grande station de pompage au monde.» Tout respire la démesure ici, qu’il s’agisse des trois gigantesques bâtiments rectangulaires bordés d’une pelouse qui servent d’atelier à la station, de la salle de cinéma aux fauteuils en cuir construite à l’occasion d’une visite de Moubarak ou des 177 caméras de surveillance disposées sur l’édifice.

    La station de pompage et le canal ont coûté 1,8 milliard de dollars, dont 100 millions ont été fournis par le fonds souverain d’Abou Dhabi. «Seules 5 à 8 pompes sur 21 fonctionnent actuellement, dit Ahmed Nader, confirmant le surdimensionnement de la structure. Si on les allumait toutes, on pourrait irriguer 600 000 feddans.» Or, seuls 30 000 feddans sont actuellement cultivés à Toshka. Outre Kadco, trois fermes se répartissent le long des trois branches du canal: une saoudienne, une émiratie et une égyptienne.

    Le gigantisme de ces infrastructures plantées dans l’une des régions les plus inhospitalières au monde donne le vertige. Est-ce bien raisonnable? «Avezvous déjà regardé l’Egypte depuis un avion?», interroge Houssein Kobbara, le représentant local du gouvernement à Abou Simbel. Le grand homme aux traits nubiens sourit avant de répondre lui-même: «Vous verriez une étroite bande verte au milieu d’une grande plaine de sable.»

    Les 83 millions d’Egyptiens vivent sur un territoire à peu près équivalent à celui de la Suisse. De plus, les terres arables ne cessent de diminuer: chaque année, 70 000 hectares sont perdus à cause de l’urbanisation. A cela, il faut ajouter les terres détruites par l’érosion due à l’eau de mer dans le delta du Nil et celles polluées par les industries. «Il est donc indispensable pour nous de trouver de nouveaux territoires habitables», souligne Houssein Kobbara.

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  • #2
    Surpopulation. Mais pourquoi avoir choisi ce lieu écrasé de chaleur et si difficile d’accès? «Chaque année, le lac perd 10 à 20% de sa surface à cause de l’évaporation. Certaines années, nous devions même déverser le surplus d’eau qui s’accumule parfois dans le lac Nasser directement dans le désert. Un vrai gâchis. Autant utiliser cette eau pour des projets agricoles.» L’opération est un succès, selon lui. «Abou Simbel compte 20 000 habitants aujourd’hui, contre 3000 avant que le projet de Toshka ne débute.»

    La surpopulation évoquée par Houssein Kobbara saute aux yeux lorsqu’on quitte Le Caire par la route du désert qui mène à Alexandrie. Les rares champs qui subsistent sont mangés par des tours d’habitation, parfois à moitié construites. Au bord de la route, des panneaux vantent de nouvelles promotions immobilières destinées aux classes aisées: Zayed Dunes, Green Waves ou Pyramid’s Walk.

    Il faut s’aventurer plus loin hors de la ville pour commencer à apercevoir des camions chargés d’aubergines, de tomates ou de bananes. Cette zone à l’ouest du delta du Nil a été gagnée sur le désert il y a déjà près de cinquante ans. C’est ici, non loin de la bourgade de Sadat City, qu’on trouve la station expérimentale du Desert Development Center (DDC) de l’Université américaine du Caire.

    «Nous testons et sélectionnons diverses variétés de plants pour trouver celles qui sont le mieux adaptées à un climat désertique, explique Mohsen Nawara, le chef de la station, en se baladant dans une serre contenant de jeunes pousses de citronnier. Les agrumes se sont montrés particulièrement résistants.»

    Les spécialistes de la station expérimentent aussi avec la qualité du sol et l’arrosage. «Nous avons compris qu’il valait mieux arroser moins mais plusieurs fois par jour, car la terre du désert a une très faible capacité de rétention d’eau», dit-il. Autre domaine de recherche pour les scientifiques du DDC, l’élevage de bovins.

    «Nous avons croisé la vache commune égyptienne avec la Swiss Brown, ce qui nous a permis de développer une vache à la fois résistante au climat aride et très productive. La quantité de lait est passée de 5 à 20 kilos par jour.» Un savoir précieux que la station transmet en formant un millier de paysans par an.

    Au vu de ces succès apparents, comment explique-t-on que les projets de réclamation de terres désertiques soient décriés par la population, qui y voit «le meilleur exemple de la corruption de l’ère Moubarak», pour citer un manifestant de la place Tahrir. «La mauvaise gestion est notre principale maladie, soupire Hagar Rakha, une chercheuse du DDC. Bien planifiés, ces projets peuvent être bénéfiques pour l’Egypte.

    Ils pourraient même aider à résorber notre chômage endémique.» L’Egypte a une longue tradition de réclamation de terres. On en trouve déjà des traces à l’époque pharaonique et Nasser en a fait une priorité nationale dès 1952, se concentrant sur les zones bordant le delta du Nil.

    Dès 1975, sous le président Sadate, «un ambitieux programme de colonisation du désert a été lancé, explique Hagar Rakha. Des diplômés, dont la plupart n’avaient aucune expérience agricole, se sont vu offrir des terres dans les oasis de l’ouest du pays.» Le projet a été stoppé au milieu des années 90. «La récupération d’eau a été si mauvaise que les champs ont rapidement été noyés sous une eau salée.» Face à cet échec, Moubarak a lancé le projet South Valley.

    Cette persévérance renvoie à un traumatisme profond dans la psyché égyptienne: la peur de perdre son autonomie alimentaire. Les émeutes du pain d’avril 2008, causées par une flambée des prix du blé sur les marchés internationaux, sont encore dans tous les esprits.

    L’Egypte importe déjà 40% de ses céréales. «Il est très dangereux de dépendre entièrement de l’étranger pour la nourriture, dit Hagar Rakha. Nous sommes l’une des plus anciennes nations agricoles au monde, nous ne devons pas perdre cet héritage.» Si ce secteur ne représente plus que 13% du PIB égyptien, il emploie encore 30% de la force de travail.

    Daniel Leroux a conscience de ces enjeux. «Moubarak a complètement survendu le projet de Toshka au peuple, en lui faisant croire qu’il permettrait à l’Egypte d’assurer son autonomie alimentaire et fournirait des surfaces habitables à des millions de personnes», note le CEO de Kadco, depuis son bureau climatisé dans la banlieue nouvelle d’Héliopolis.

    La colère est telle qu’un collectif d’ONG a déposé une plainte contre le prince Al-Waleed, l’accusant d’avoir obtenu les terres pour un prix dérisoire, de trop tarder à les exploiter et de cultiver des produits destinés à l’exportation plutôt que du blé pour les Egyptiens.

    Produits d’exportation. «Suite à cette procédure, nous avons dû restituer 75 000 de nos 100 000 feddans, gracieusement, indique Daniel Leroux. Certes, nous avons payé 50 livres égyptiennes par feddan (6,40 francs), mais 40% seulement de ces terres étaient cultivables. De plus, nous avons dépensé 6000 dollars par feddan juste pour y amener l’eau. Au total, ce projet nous a coûté 60 millions de dollars, dont 40 millions ont été perdus.»

    L’accusation de ne pas produire pour le marché local a le don d’irriter le patron de cette firme détenue par l’un des hommes d’affaires les plus puissants d’Arabie saoudite. «Le sol à Toshka n’est pas adapté à la culture du blé et il y fait trop chaud. Nous avons essayé de produire des légumes pour l’Egypte mais le coût du transport vers Le Caire était plus élevé que le prix de vente.» I

    l estime qu’un projet comme celui de la South Valley se prête uniquement à des produits à forte valeur ajoutée destinés à l’exportation. «Cela ne correspond pas à l’idée que le peuple se fait de son agriculture, mais c’est la seule option réaliste», dit le manager, qui a travaillé au Chili et en Afrique du Sud.

    Reste un autre problème, qui dépasse largement le cadre égyptien: la gestion des eaux du Nil. Un accord conclu en 1959 prévoit que l’Egypte et le Soudan se partagent 87% des eaux de ce fleuve de 6700 kilomètres qui traverse 9 pays, le premier ayant droit à 55,5 milliards de m3 par an. A l’heure actuelle, les fermes de Toshka se servent en toute illégalité dans le lac Nasser, le quota de l’Egypte n’étant calculé qu’à partir du barrage d’Assouan.

    L’Ethiopie, qui a elle-même quelques grands projets de barrages en route, et le Soudan ont déjà fait savoir leur désaccord avec le projet South Valley. Le cas de l’Ethiopie est particulièrement criant: alors que le pays fournit 85% des eaux du Nil, il n’en puise que 0,3%. La famine qui y sévit actuellement aurait sans doute pu être en partie évitée si les projets d’irrigation avaient été plus nombreux.

    Assis dans son bureau surplombant le lac Nasser, Houssein Kobbara, le responsable du gouvernement à Abou Simbel, envisage pourtant l’avenir avec sérénité. «Il y a suffisamment d’eau pour tout le monde: pour Toshka, pour le reste de l’Egypte et pour les autres pays du bassin du Nil. Dès le départ de Moubarak, nous avons rétabli le dialogue avec nos voisins pour parvenir à une répartition plus équitable des eaux.

    Il n’est pas normal que l’Egypte prenne tout.» Peut-on envisager une renégociation de l’accord de 1959? «Oui, je le pense», répond-il après un moment de silence. Une perspective inimaginable il y a tout juste un an dans l’Egypte prérévolutionnaire.

    Par Julie Zaugg
    Hebdo.ch
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