Et maintenant ? Avec la mort de Mouammar Kadhafi et la chute de Syrte, dernière ville à échapper au contrôle du Conseil national de transition (CNT), toutes les conditions sont réunies pour que la "libération" de la Libye soit proclamée. Ce sera chose faite vendredi 21 octobre, a annoncé Mahmoud Jibril, le chef de l'exécutif du CNT. Conformément à la feuille de route adoptée par le CNT en août, un gouvernement de transition doit être formé d'ici à un mois. Il sera chargé de mener la Libye à des élections libres huit mois plus tard.
Voilà pour la théorie. En pratique, les choses s'annoncent plus compliquées. Les divisions au sein des révolutionnaires vont-elles s'exacerber maintenant que le principal facteur d'unité de l'ancienne rébellion - le rejet du colonel Mouammar Kadhafi - a disparu ? Depuis un mois, les tentatives pour mettre sur pied un gouvernement provisoire ont échoué, occasionnant une lutte de moins en moins feutrée entre les courants de l'ex-rébellion.
Le CNT est composé de trois principales composantes : des transfuges de l'ancien régime, des représentants de la société civile et des islamistes issus de différents courants. Sur chaque sujet, des coalitions circonstancielles opposent deux groupes à un troisième. Ainsi, islamistes et libéraux de la société civile souhaitent une épuration en profondeur de l'ancien système, contrairement à ceux qui en sont issus. Mais sur la nature de l'Etat libyen à venir, libéraux et anciens cadres kadhafistes se méfient des projets islamistes.
Aujourd'hui, c'est la personne de Mahmoud Jibril qui suscite les controverses les plus vives. Ce technocrate, qui a travaillé un temps pour Saïf Al-Islam Kadhafi, dauphin présumé du Guide libyen, est rejeté par les islamistes - le cheikh Ali Sallabi l'a traité d'"extrémiste laïc" depuis le Qatar où il vit -, les libéraux et groupes combattants, qui lui reprochent son passé kadhafiste, son autoritarisme et son absence de légitimité de terrain.
M. Jibril, aussi apprécié en Occident que décrié au sein du CNT, n'a pas du tout l'assurance d'être reconduit à son poste et multiplie les menaces de démission.
Deux autres paramètres viennent compliquer l'équation libyenne. D'une part, les groupes combattants, essentiellement composés de civils qui ne répondent qu'à leurs commandants, à l'instar d'Abdelhakim Belhaj, ancien djihadiste et commandant militaire de Tripoli. D'autre part, l'affirmation exacerbée des régionalismes, chaque ville, chaque région s'appuyant sur une véritable petite armée et réclamant une représentation à la hauteur de ses sacrifices : Benghazi et la Cyrénaïque en tant que berceau de la révolution ; Misrata pour le prix payé à la répression ; Zentan et les Berbères des monts Nefoussa pour avoir mené l'offensive sur Tripoli.
Qu'en sera-t-il des perdants, les villes et tribus qui ne se sont pas soulevées, voire ont pris parti pour Kadhafi ? L'intégration des combattants dans une armée nationale et la récupération des quantités phénoménales d'armes en circulation constituent le défi le plus urgent des futures autorités, sous peine d'une "somalisation" de la Libye.
Justice expéditive
Autre défi majeur, la mise sur pied d'une justice rapide mais respectueuse des droits de l'homme. Si la mort de Mouammar Kadhafi, qui s'apparente à une exécution extrajudiciaire, évite un procès potentiellement dévastateur à la société libyenne comme à la communauté internationale, des centaines de combattants pro-Kadhafi sont menacés d'une justice tout aussi expéditive. Sans compter les milliers d'Africains arrêtés sur le simple soupçon d'avoir servi comme mercenaires et soumis à la torture, comme l'a dénoncé Amnesty International dans un rapport.
Huit mois, c'est à l'évidence trop court pour mettre sur pied un cadre adéquat à la tenue d'élections libres dans un pays qui vit depuis quatre décennies sans loi fondamentale, sans presse libre, sans parti, ni association, ni scrutin d'aucune sorte. Qui rédigera la future Constitution ? Sera-t-elle fédéraliste ou centralisatrice ? Enfin, qui contrôlera le gouvernement pendant la période transitoire, alors que les fonds libyens à l'étranger vont être débloqués ? Quelle valeur auront les contrats pétroliers signés par un pouvoir sans légitimité démocratique ? L'apprentissage de la démocratie est un autre genre de bataille : nul n'en connaît la fin.
Christophe Ayad
Le Monde
Voilà pour la théorie. En pratique, les choses s'annoncent plus compliquées. Les divisions au sein des révolutionnaires vont-elles s'exacerber maintenant que le principal facteur d'unité de l'ancienne rébellion - le rejet du colonel Mouammar Kadhafi - a disparu ? Depuis un mois, les tentatives pour mettre sur pied un gouvernement provisoire ont échoué, occasionnant une lutte de moins en moins feutrée entre les courants de l'ex-rébellion.
Le CNT est composé de trois principales composantes : des transfuges de l'ancien régime, des représentants de la société civile et des islamistes issus de différents courants. Sur chaque sujet, des coalitions circonstancielles opposent deux groupes à un troisième. Ainsi, islamistes et libéraux de la société civile souhaitent une épuration en profondeur de l'ancien système, contrairement à ceux qui en sont issus. Mais sur la nature de l'Etat libyen à venir, libéraux et anciens cadres kadhafistes se méfient des projets islamistes.
Aujourd'hui, c'est la personne de Mahmoud Jibril qui suscite les controverses les plus vives. Ce technocrate, qui a travaillé un temps pour Saïf Al-Islam Kadhafi, dauphin présumé du Guide libyen, est rejeté par les islamistes - le cheikh Ali Sallabi l'a traité d'"extrémiste laïc" depuis le Qatar où il vit -, les libéraux et groupes combattants, qui lui reprochent son passé kadhafiste, son autoritarisme et son absence de légitimité de terrain.
M. Jibril, aussi apprécié en Occident que décrié au sein du CNT, n'a pas du tout l'assurance d'être reconduit à son poste et multiplie les menaces de démission.
Deux autres paramètres viennent compliquer l'équation libyenne. D'une part, les groupes combattants, essentiellement composés de civils qui ne répondent qu'à leurs commandants, à l'instar d'Abdelhakim Belhaj, ancien djihadiste et commandant militaire de Tripoli. D'autre part, l'affirmation exacerbée des régionalismes, chaque ville, chaque région s'appuyant sur une véritable petite armée et réclamant une représentation à la hauteur de ses sacrifices : Benghazi et la Cyrénaïque en tant que berceau de la révolution ; Misrata pour le prix payé à la répression ; Zentan et les Berbères des monts Nefoussa pour avoir mené l'offensive sur Tripoli.
Qu'en sera-t-il des perdants, les villes et tribus qui ne se sont pas soulevées, voire ont pris parti pour Kadhafi ? L'intégration des combattants dans une armée nationale et la récupération des quantités phénoménales d'armes en circulation constituent le défi le plus urgent des futures autorités, sous peine d'une "somalisation" de la Libye.
Justice expéditive
Autre défi majeur, la mise sur pied d'une justice rapide mais respectueuse des droits de l'homme. Si la mort de Mouammar Kadhafi, qui s'apparente à une exécution extrajudiciaire, évite un procès potentiellement dévastateur à la société libyenne comme à la communauté internationale, des centaines de combattants pro-Kadhafi sont menacés d'une justice tout aussi expéditive. Sans compter les milliers d'Africains arrêtés sur le simple soupçon d'avoir servi comme mercenaires et soumis à la torture, comme l'a dénoncé Amnesty International dans un rapport.
Huit mois, c'est à l'évidence trop court pour mettre sur pied un cadre adéquat à la tenue d'élections libres dans un pays qui vit depuis quatre décennies sans loi fondamentale, sans presse libre, sans parti, ni association, ni scrutin d'aucune sorte. Qui rédigera la future Constitution ? Sera-t-elle fédéraliste ou centralisatrice ? Enfin, qui contrôlera le gouvernement pendant la période transitoire, alors que les fonds libyens à l'étranger vont être débloqués ? Quelle valeur auront les contrats pétroliers signés par un pouvoir sans légitimité démocratique ? L'apprentissage de la démocratie est un autre genre de bataille : nul n'en connaît la fin.
Christophe Ayad
Le Monde
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