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1er novembre: "La Montagne et la Plaine" de Abdelhamid Benzine

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  • 1er novembre: "La Montagne et la Plaine" de Abdelhamid Benzine

    La Guerre de Libération Nationale c'est aussi une multitude d'actes de courage à une échelle circonscrite mais qui, mis bout à bout, ont donné l'essentiel de cette grande force qui a libéré le pays du colonialisme.
    "La Montagne et la Plaine" de Abdelhamid Benzine, est une série de récits authentiques très courts, qui relatent certains de ces faits. En voici un:
    LE TRICOT


    La guerre. Un commissariat de police. Une cellule. Un lycéen de 18 ans: Slimane.

    Le soleil roulé en petits cylindres clignote sur le ciment hachuré du sol. Quand il couvrira la grosse tache noire sur le mur, il sera 11 heures...

    Slimane regarde ses ongles en lambeaux, ses pieds gonflés, sa poitrine striée. Puis il fixe près de lui un tricot marin presque neuf, celui de Youcef, compagnon et ami de quelques jours, mort la veille sous la torture.

    Slimane essaie de compter les jours qu'il a passés là et se demande combien de temps il peut encore tenir.

    La lumière en barreaux clignote sur le ciment. Elle s'approche de la grosse tache noire sur le mur. Dans un bruit de ferraille, la cellule voisine vient de s'ouvrir. On entend des insultes, des cris.

    Les pas s'approchent. Une clef tourne dans la porte de sa cellule, Slimane s'habille avec peine. Sur le mur, le soleil a entièrement couvert la grosse tache noire.

    — Allez, debout là-dedans! Et que ça saute!

    Difficilement, Slimane arrive à se mettre sur ses jambes. D’un coup de poing dans le dos, le policier le pousse vers la porte: plus vite que ça! " hurle-t-il.

    • • •

    Le lycéen est nu, allongé sur le dos, lié à un banc, les poignets et les chevilles attachés. Depuis plus d'une heure le courant électrique secoue son corps. Douleur, douleur. Mais, à toutes les questions, il répond: NON!

    Les tortionnaires s'énervent. Ils ne le lâcheront pas avant qu’il ne parle. Ils ont tout leur temps; ils recommenceront tous les jours. Les policiers se relaient pour la besogne. Slimane n'en peut plus. Ils vont peut-être se calmer s'il dit quelque chose, un petit rien sans conséquence... Il fait signe qu'il va parler, reprend son souffle. On le fait asseoir.

    — Il commence à comprendre!, dit un policier. Ce dernier, Slimane l'aperçoit vaguement, assis sur un autre banc. Et sur ce banc, son regard tombe sur des vêtements posés en tas. Il distingue son pantalon, sa chemise, son tricot, le tricot marin presque neuf que lui a laissé Youcef.

    — Je ne sais rien!, dit alors Slitnane.

    • • •

    Slimane ne se souvient pas si c'est la dixième ou douzième séance. Jusqu'à présent, il a tenu bon. Malgré l'électricité, le nerf de bœuf, l'eau, le savon, le Crésyl. Que vont-ils encore inventer?

    Dans la petite cour du commissariat, Slimane est suspendu par les poignets à une grosse poutre en fer. Une fois de plus, le soleil — comme s'il était leur complice — lance ses rayons comme des boulets sur la tête, et Slimane sent comme des fourmis qui creusent, creusent dans son crâne. Ses poignets vont éclater et plus il gigote, plus il a mal. Il saigne.

    Le policier a l'air tout à fait indifférent. Il fume tranquillement à l’ombre assis sur un banc, une règle d'acier à la main.

    Une heure... deux heures... La tête, les poignets, le sexe... toutes les fois que Slimane est évanoui, il est descendu, arrosé d'eau sale, jusqu'à ce qu'il se réveille. Puis comme il s'entête à ne rien dire, il est de nouveau suspendu et frappé jusqu'à évanouissement.

    Trois heures... quatre heures.... d'autres heures... Évanouissement. Eau, gifles... Slimane reprend connaissance. Il saigne. Il souffre. Il fait signe qu'il veut parler, qu'il va parler. Le policier appelle son chef.

    — Alors!, dit le chef. Tu te décides enfin, tête de mule! Tu veux qu'il t'arrive la même chose qu'à l'autre?

    Slimane est dans le brouillard. De honte, il baisse la tête... et voit, à ses pieds, tout mouillé, son tricot, le tricot marin de son ami mort.

    — Non, je ne sais rien! Rien!

    Dernière modification par benam, 01 novembre 2011, 20h46. Motif: Correction erreurs.
    "Je suis un homme et rien de ce qui est humain, je crois, ne m'est étranger", Terence

  • #2
    Un autre

    YEMMA NOUARA

    " nous étions disposés à nous rendre
    mais nos femmes indignées par ces dispositions
    pacifiques, firent le serment qu'elles ne nous reverraient plus
    si nous ne nous défendions pas en dépit de tout.
    (Les chefs kabyles en 1844)

    Cette année-là, l'hiver avait été rude. La boue et la neige avaient rendu les chemins impraticables et immobilisé chez eux les hommes et les bêtes. Le couvre-feu rendait les nuits plus longues, plus noires. Heureusement que le bois ne manquait pas dans les cheminées.

    Pour le bois précisément, Yemma Nouara n'avait pas sa pareille. Personne ne savait comme elle le choisir sec, dur. On n'avait pas besoin de se racler les poumons et la gorge à souffler dessus pour qu'il prenne feu. C'était un plaisir de le voir se consumer en de belles flammes claires, à bout bleu. Il est vrai que Yemma Nouara,

    en prévision des jours de neige, n'hésitait pas à aller loin dans la forêt. Elle y mettait des journées entières et il fallait voir tout le bois qu'elle pouvait porter sur son dos.

    C'était une scène familière du village d'Anou que de voir, au crépuscule, Yemma Nouara, pliée sous son immense fagot de bois, escalader, à petits pas, le sentier menant au village. Scène familière aussi de la voir sur la place, entourée, bousculée par une bande de gamins criant pour recevoir qui des glands, qui des mûres, qui des coquelicots afin d'en faire éclater les pétales au-dessus du poing. Bizarre aussi cette habitude qu'avait prise Yemma Nouara de ramener des fleurs. A la bonne saison, son fagot était noyé sous les boutons d'or, les violettes, qu'elle distribuait aux enfants. Est-ce pour cela qu'on l'avait nommée Nouara ?

    Qu'importe ? Pour tous, elle était une mère aimée et respectée, et dans chaque maison du village, elle était chez elle. On se la disputait parfois, les jours de viande surtout, où, dans chaque foyer, elle avait sa part et souvent, en plus, celle d'un enfant.

    • • •

    Cette année-là, la guerre faisait rage et, une nouvelle fois, l'occupant parlait du "dernier quart d'heure".

    Il faisait à peine jour quand Anou fut investi. Les habitants, brusquement réveillés, furent traînés sur la place du village: fouilles, interrogatoires, coups, cris, insultes4. On fit l'appel. Seule manquait Yemma Nouara. Ce dont ne s'inquiéta pas l'officier français qui commandait l'opération. Il connaissait la vieille Nouara pour l'avoir rencontrée plusieurs fois sur les sentiers, pliée sous son immense fagot de bois. On lui expliqua qu'elle avait dû aller, dès l'aube, à la forêt, et qu'elle rentrerait au crépuscule, comme d'habitude.

    Tout cela, d'ailleurs, était sans importance pour le capitaine qui voulait, avant tout, savoir si quelqu'un avait hébergé ou vu "le nommé Ali, un petit maigre, mais dangereux terroriste, natif de ce village..." Il avait été signalé du côté d'Anou, et "assurément quel-qu'un de vous le cache"..., menaça l'officier;

    Bien entendu, personne à Anou n'avait jamais hébergé ni vu Ali. Le capitaine, qui était des services psychologiques et qui avait appris qu'il fallait "être comme un poisson dans l'eau", se heurtait à ce phénomène qui rendait incohérent le langage des habitants toutes les fois qu'ils avaient à répondre à de pareilles questions. Cet Ali-là, par exemple, personne à Anou ne se souvient de lui. Il y a bien deux ou trois Ali, mais ils ont quitté depuis longtemps le village et leurs familles seraient bien contentes de les revoir... "Notre village, il est calme, mon capitaine. Nous, on cherche le pain et c'est tout..." Ainsi parla le vieux Maâmar, qui avait été caporal dans les zouaves. Mais le capitaine le fit taire brutalement et répliqua qu'il commençait à connaître la musique.

    • ••

    L'après-midi tirait sur sa fin. L'officier, toujours en colère, permit enfin, et comme à regret, aux habitants de regagner leur domicile. Il tiendra à l'œil le village et se promet, un de ces quatre matins, de lui réserver une surprise. D'ici là, il fallait coûte que coûte prendre ce bandit et il allait de ce pas, avec ses hommes, renforcer la troupe qui opérait dans le village voisin.

    A Anou, dans les foyers, c'était la désolation. Tout était sens dessus-dessous: vaisselle cassée, linge déchiré, provisions éparpillées, piétinées.

    A l'entrée du village, fidèle à son habitude, apparut Yemma Nouara. Elle marchait à petits pas, son immense fagot de bois sur le dos. Mais d'enfants, joyeux et bruyants, il n'y eut point ce jour-là.

    Le capitaine, avec un semblant de sourire, s'avança vers elle: Il n'ignorait rien, certes, de cette vieille, de ses conditions de vie, de son fils qui travaillait en France et dont elle était sans nouvelles depuis des années. Il se souvint même qu'elle est présumée née en 1900, ce qui lui faisait 58 ans . Elle est d'ailleurs sympathique cette mère Nouara, comme ils l'appellent ici. Au fond, le capitaine ne peut s'empêcher de rendre hommage à cette vieille qui n'arrête pas de travailler dur pour vivre pauvrement. Et avec cela résignée et contente de son sort...

    Mais aujourd'hui, le capitaine est pressé. Et pas content. Il ne dira qu'un petit bonjour à la vieille.

    Yemma Nouara le remercie: oui, sa santé est bonne; son fils n'a toujours pas écrit; le capitaine est gentil...

    — Au revoir ! dit le capitaine.

    Pliée sous son immense fagot de bois, Yemma Nouara entra, à petit pas, dans le village.

    • • •

    Aujourd'hui elle restera chez elle. D'abord elle est fatiguée. Ensuite, on ne peut déranger personne après une journée comme celle-ci.

    Dans sa grande pièce en terre battue, elle s'assied à même le sol et, avec des gestes lents, mille fois répétés, se met à détacher la corde qui retient la lourde charge de bois. La corde dénouée, elle se penche doucement vers l'avant puis lentement vers l'arrière comme pour s'allonger sur le dos, et dépose délicatement son immense fagot.

    — Dieu merci! dit Yemma Nouara, en se relevant pour aller allumer sa petite lampe à pétrole.

    A la lumière vacillante, tout paraît sens dessus-dessous dans la pièce. Yemma n'y jette qu'un coup d'œil distrait. Elle s'affaire de nouveau sur son fagot. Elle sépare les branches, parlant à haute voix comme pour s'encourager :

    — Voilà, voilà ! C'est fini. Dieu merci!

    — Cette fois-ci, j'ai eu vraiment peur, dit alors le fagot.

    — Moi aussi, dit Yemma, mais Dieu est avec nous.

    — Oui, Dieu est avec nous, dit Ali qui se dégage, petit maigre, du fagot. Je crois que le danger est passé.

    "Je suis un homme et rien de ce qui est humain, je crois, ne m'est étranger", Terence

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