Par Driss Bennani
Sahara. La bombe à reta rdement
Violence. Le 26 septembre, les affrontements ont fait plusieurs morts et blessés. (DR)
Depuis quelques années, les frictions tribales et ethniques sont fréquentes dans les provinces du Sud. La cohabitation entre Sahraouis et Dakhilis ne serait-elle qu’un leurre ?
Au Sahara, les habitants ont appris à se méfier du calme qui précède la tempête. En apparence, les grandes villes du Sud semblent couler des jours paisibles. Malgré quelques escarmouches sporadiques, Laâyoune, Boujdour ou Dakhla sont restées à l’écart de l’agitation relative aux manifestations du 20 février ou au vote de la nouvelle Constitution. En
réalité, la région bourdonne. Signe de cette crispation : l’armée a réinvesti les principales artères de Laâyoune. En tout, cinq unités militaires sont stationnées dans différents points stratégiques de la ville. Objectif : prévenir tout dérapage à la veille d’une date anniversaire pas comme les autres. Celle du démantèlement du campement de Gdeim Izik, le 8 novembre 2010. “Les militaires souhaitent empêcher toute tentative de rééditer l’expérience. Ils ont même prévu d’installer des barrages qui couperaient la ville en deux si des manifestations éclataient. Mais la réponse sécuritaire n’est pas suffisante, tranche un élu sahraoui. Si les grandes problématiques sociales persistent, la protestation pourrait prendre de nouvelles formes”. Il y a un an (presque jour pour jour), des milliers d’habitants avaient installé un campement en plein désert pour réclamer du travail et un habitat digne. Pendant plus de trois semaines, ils ont tenu tête aux autorités locales, les empêchant d’accéder au camp auto administré par des “comités populaires”, soutenus par des éléments indépendantistes et des trafiquants notoires. Excédés, les sécuritaires donnent finalement l’assaut le 8 novembre 2010. La ville s’embrase. Des dizaines de voitures sont brûlées et des administrations et des commerces saccagés. Plus grave encore, des membres des forces de sécurité sont sauvagement tués, égorgés ou lynchés. Le choc est terrible. “Ces évènements ont profondément marqué la ville, et le Sahara en général. Car, en réalité, deux camps s’y sont opposés. Les insurgés sahraouis prenaient soin de ne brûler que les administrations publiques et les biens appartenant à des habitants originaires du Nord du pays. En face, ces derniers ont riposté en saccageant et en attaquant des biens exclusivement sahraouis”, rappelle un militant associatif. Ce jour-là à Laâyoune, un mythe est donc tombé. Celui de la cohabitation entre Sahraouis de souche et Dakhilis. “Ce n’est même plus une question d’indépendantistes ou d’unionistes. Les tensions intercommunautaires se sont particulièrement exacerbées durant ces derniers mois, laissant craindre le pire pour la stabilité de la région”, soutient Sidi Ahmed Tarrouzi, ancien président du conseil de la ville de Boujdour.
Sahraouis de souche
Cela est apparu au grand jour à Dakhla. La ville, réputée pacifique et sans histoire, a frôlé l’émeute générale à deux reprises. D’abord en février 2011, quand des confrontations entre jeunes habitants de la ville éclatent en marge du festival “Mer et désert”, faisant près de 20 blessés. Quelques mois plus tard, des escarmouches à la sortie d’un match de football amateur font sombrer la cité dans le chaos. Une véritable guerre des tranchées éclate entre les habitants des anciens camps Al Wahda (voir encadré) et des habitants originaires de Dakhla. Bilan : 7 morts, dont une femme et un adolescent de 16 ans, écrasé par un véhicule tout-terrain. “Cette violence doit nous interpeller tous, tranche Sidi Ahmed Tarrouzi. Elle est synonyme de haine. Elle renseigne sur une absence totale d’entente entre des populations qui vivent sur le même territoire. Le pire, c’est que cette violence ressurgit désormais au moindre incident”. Il y a quelques mois, des acteurs associatifs ont même tenté de créer une association des “Sahraouis de souche” ou des “habitants originaires du Sahara occidental”. Tentative évidemment avortée par les autorités, car elle consacre une ségrégation raciale jugée “inacceptable”. Les faits sont pourtant têtus. Au fil des années, le fossé entre les différentes communautés qui peuplent le Sahara n’a cessé de se creuser. Aujourd’hui, des observateurs parlent ouvertement de racisme et de tensions ethniques. Des concepts hier encore tabous. “Il y a une méfiance qui s’est installée entre les différentes communautés. A tel point qu’aujourd’hui, affirme un habitant de Laâyoune, il existe des cafés pour Sahraouis et d’autres pour Dakhilis”. Ahmed, enseignant installé à Laâyoune depuis la moitié des années 1980 va encore plus loin. Il affirme se sentir, malgré plus de trois décennies passées sur place, comme... un émigré. “Tout est fait pour nous faire sentir qu’on est de trop. La loi ne s’applique pas de la même manière aux différentes communautés qui habitent la région. Tous ne bénéficient pas des mêmes avantages et des mêmes subventions, sans parler de l’absence de réelle mixité sociale qui ferait reculer les différences ethniques ou tribales”. Selon un sociologue sahraoui, “le Sahara a toujours été considéré comme un territoire d’exception, où sont venues s’installer différentes communautés qui n’ont jamais vraiment appris à se connaître ou à vivre ensemble”.
Terre sans hommes
Et cela a commencé il y a plusieurs décennies. En 1975, le Maroc récupère le Sahara alors sous occupation espagnole. La machine militaire marocaine prend le relais des marcheurs pour défricher le terrain. En face, plusieurs tribus fuient vers les camps de Tindouf, influencées par la machine propagandiste du Front Polisario, qui présentait le Maroc comme “un monstre qui veut une terre sans hommes”. Pour développer la région, l’Etat s’appuie donc sur les élites restées sur place (essentiellement hispanophones) et n’hésite pas à encourager des populations originaires de la région de Oued Noun, plus au nord, à rallier le Sahara occidental. “L’Etat s’est naturellement appuyé sur ces élites, car elles étaient les mieux instruites et donc prêtes à servir de relais sur place. Mais au passage, cela a chamboulé l’organisation sociale de la région, fragilisant l’institution dite des grandes tentes et qui assurait la médiation entre les différentes tribus”, analyse un acteur associatif local. Au milieu des années 1980, le Maroc met les bouchées doubles pour développer le territoire, fraîchement récupéré. La politique des exonérations fiscales, de la double solde et des subventions attire très vite plusieurs fonctionnaires, des commerçants et des artisans originaires de plusieurs villes, parfois très éloignées du Sahara. “A cette époque, se rappelle cet habitant, les deux communautés ne se fréquentaient pas et ne se connaissaient pas du tout. Chacun vivait de son côté, en attendant des jours meilleurs”. Même l’intervention de l’Etat n’y a rien changé. Cet habitant raconte que Saleh Zemrag, du temps où il était gouverneur, était prêt à financer les mariages mixtes entre Sahraouis et Dakhilis. En vain. “Les Sahraouis ont une grande estime d’eux-mêmes et considèrent les Dakhilis tout au plus comme des opportunistes. Ces derniers le leur rendent bien, les considérant comme des bédouins dénués de tout savoir-vivre”, résume un membre du Corcas.
Bidonvilles au Sahara
En 1991, un accord de cessez-le-feu est signé entre le Maroc et le Polisario. A partir de cette date, les deux parties s’engagent dans un processus devant mener à l’organisation d’un référendum censé sceller le sort du territoire disputé. Mais, avant, il fallait déterminer l’identité du corps électoral. “C’est à ce moment, raconte cet ancien membre des commissions d’identification, que Driss Basri, alors ministre de l’Intérieur, installe plusieurs dizaines de milliers de personnes dans des camps de fortune, en attendant leur inscription sur les registres de l’ONU”. Des campements de milliers de tentes dits d’Al Wahda (union) apparaissent alors subitement à Laâyoune, Smara, Boujdour et Dakhla. Leurs occupants sont entièrement pris en charge par l’Etat. Nourriture, eau, électricité… tout leur est gratuitement fourni par l’armée. Problème : leur séjour, qui ne devait durer que quelques mois, se prolonge indéfiniment. Au fil des années, les tentes cèdent la place à des baraques en tôle, donnant ainsi naissance aux premiers bidonvilles du Sahara. Une nouvelle génération voit le jour au milieu de ces ghettos de fortune, qui posent désormais de vrais problèmes de sécurité et de salubrité publiques. Au milieu des années 2000, les habitants des camps Al Wahda finissent par être relogés dans des habitations en dur, gracieusement fournies par l’Etat. Mais le mode de fonctionnement ne change pas pour autant. Les anciens pensionnaires des camps continuent en effet de recevoir leurs rations alimentaires, ne payent pas l’électricité et bénéficient de dotations spéciales à l’occasion de certaines fêtes religieuses. Des avantages que les autres habitants de la ville voient d’un mauvais œil. “A Dakhla, les habitants de ce camp sont appelés Al Wakkala. Un mot lourd de sens et qui renvoie à ces assistés qui passent leur journée à manger et à dormir. Et c’est à eux que les jeunes Sahraouis se sont attaqués à Dakhla, à la sortie du fameux match de foot de septembre 2011”, rappelle un acteur associatif.
(à suivre )
Telquel
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