LE MONDE | 30.05.06 | 16h39 •
Oublie, oublie ton passé, oublie ta langue maternelle, oublie ta personnalité", s'est entendu dire l'écrivain Aharon Appelfeld quand il a été accueilli en Israël au lendemain de la seconde guerre mondiale, rescapé des persécutions nazies. "Moi et ma génération, nous avons refoulé tout ce qui était en nous", témoigne-t-il dans le film D'une langue à l'autre. Un documentaire pour lequel la cinéaste Nurith Aviv a interrogé neuf écrivains et artistes israéliens ou palestiniens, dont les propos pulvérisent bien des clichés sur le multilinguisme.
Est-il vraiment nécessaire de faire table rase de sa langue d'origine pour naître à une nouvelle existence ? Ne risque-t-on pas, comme l'affirme Aharon Appelfeld, de rester "infirme pour la vie ?". Car la langue dite "maternelle" (qui peut aussi être la langue du père, lorsque celle-ci est adoptée par un couple mixte) "est la langue implicite, secrète, intime, la langue des affects et du plaisir", explique la psychanalyste Anne-Marie Houdebine.
En 1948, l'adoption de l'hébreu par tous était jugée vitale pour le pays. Mais ce fut au prix d'efforts considérables. Non seulement parce que les structures sémitiques de l'hébreu, même modernisé, sont très différentes de celles des langues indo-européennes, mais surtout parce qu'on exigeait le renoncement définitif à la langue d'origine : "J'ai dû assassiner le russe qui menaçait ma capacité à écrire", raconte le poète Meïr Wieseltier.
La perte de cette "langue première", certes, est nécessaire pour se construire, acquérir son autonomie. "On y renonce de toute façon, au profit de la langue de l'apprentissage scolaire et du discours commun", ajoute Nazir Hamad, psychanalyste, auteur de La Langue et la frontière, double culture et polyglottisme (éd. Denoël, 198 p., 20 €). Dans certains cas, tels l'arabe ou le chinois, la langue officielle est d'ailleurs différente de la langue cou- rante.
Toutefois, la langue première ne disparaît jamais complètement. Elle laisse des traces, repérables dans l'intonation (le fait de rouler les "r" par exemple), les lapsus, les rythmes, les jeux de mots, les équivoques. Ainsi, Meïr Wieseltier, qui croyait avoir complètement oublié le russe, a-t-il retrouvé plus tard, dans ses propres poèmes en hébreu, les rythmes de Pouchkine et de Lermontov qu'il récitait dans son enfance.
La langue d'origine revient dans les émotions. Elle habite les rêves. Les psychanalystes s'accordent à reconnaître qu'on peut parler une langue et rêver dans une autre, et que, rêver dans une langue, c'est commencer à la faire sienne. "La langue, c'est l'âme et l'esprit des choses", résume Haviva Pedaya, chercheuse et poète.
Que se passe-t-il alors, au fond de soi, lorsque la langue maternelle est dévalorisée ? Ou pire, lorsque c'est celle des assassins, comme ce fut le cas de l'allemand pour les juifs d'Europe centrale ? Chacun des témoins du film a surmonté le malaise à sa manière. Aharon Appelfeld en apprenant le yiddish (pourtant dialecte issu de l'allemand), "pour chasser l'allemand" et parce que c'était la langue de ses grands-parents. D'autres ont continué à voir dans l'allemand la langue par excellence de la culture.
IDENTITÉ "PLURIELLE"
Selon Mme Houdebine, l'exilé construit sa personnalité dans une sorte "d'entre langues". Cette complexité est souvent ressentie par les enfants d'immigrés dont les parents parlent entre eux la langue du pays d'origine, qui devient alors "la langue des adultes, une langue d'écoute et non de parole". Cette situation étrange a des aspects positifs dans la mesure où les parents apparaissent comme un couple uni. Mais elle a aussi des conséquences négatives : pour l'enfant, l'exclusion peut être source d'angoisse.
C'est ce qui se passe, souligne M. Hamad, lorsque les parents ont une volonté d'intégration trop exclusive qui les amène à ne rien transmettre de leur propre culture. L'enfant perçoit cette langue d'origine comme un chemin qui ne mène nulle part. Ou encore, lorsque l'exil est considéré comme provisoire, avec l'idée du retour au pays, la famille inculque les valeurs d'une société figée. Si bien que les enfants deviennent étrangers aux deux mondes et aux deux cultures. C'est souvent le cas pour les jeunes des banlieues.
Selon M. Hamad, ils deviennent "frontaliers" : "comme s'ils découvraient que la loi de l'autre est relative, ils la transgressent allègrement, et font à l'extérieur ce qu'ils ne feraient pas chez eux". Le psychanalyste voit le remède dans une politique de développement de l'arabe littéral, qui pourrait être proposé en option au collège. Une réflexion qu'il est d'autant plus opportun de mener que le Sénat s'apprête à examiner, à partir du 6 juin, le projet de loi sur l'immigration, qui subordonne l'obtention de la carte de résident à une connaissance suffisante du français.
Car, pour construire une identité "plurielle", il ne faut pas renier ses origines. Ainsi, cette jeune mère ukrainienne, mariée à un Français, se félicite d'avoir résisté aux pressions de l'enseignante de la maternelle, et continué à parler russe avec sa fille Léna. "Aujourd'hui, en fin de CP, Léna sait lire dans les deux langues et elle est première de sa classe", constate-t-elle.
Parce que la langue sert avant tout à établir des relations sociales, les enfants éduqués dans le pays d'accueil par l'école et les contacts avec les autres enfants "bricolent" une identité différente de celle de leurs parents et de celle du pays où ils vivent. "Ils sont ce que les Anglo-saxons appellent des "third culture", des enfants d'une troisième culture", indique la psychologue Barbara Abdelilah-Bauer (Le Défi des enfants bilingues, éd. La Découverte, 192 p., 15 €). Ces enfants ne se sentent pas possesseurs de deux moyens d'expression interchangeables, mais riches de plusieurs cultures. Et beaucoup d'entre eux, toute leur vie durant, ne pourront exprimer adéquatement certaines idées que dans leur langue d'origine.
Michaëla Bobasch
Oublie, oublie ton passé, oublie ta langue maternelle, oublie ta personnalité", s'est entendu dire l'écrivain Aharon Appelfeld quand il a été accueilli en Israël au lendemain de la seconde guerre mondiale, rescapé des persécutions nazies. "Moi et ma génération, nous avons refoulé tout ce qui était en nous", témoigne-t-il dans le film D'une langue à l'autre. Un documentaire pour lequel la cinéaste Nurith Aviv a interrogé neuf écrivains et artistes israéliens ou palestiniens, dont les propos pulvérisent bien des clichés sur le multilinguisme.
Est-il vraiment nécessaire de faire table rase de sa langue d'origine pour naître à une nouvelle existence ? Ne risque-t-on pas, comme l'affirme Aharon Appelfeld, de rester "infirme pour la vie ?". Car la langue dite "maternelle" (qui peut aussi être la langue du père, lorsque celle-ci est adoptée par un couple mixte) "est la langue implicite, secrète, intime, la langue des affects et du plaisir", explique la psychanalyste Anne-Marie Houdebine.
En 1948, l'adoption de l'hébreu par tous était jugée vitale pour le pays. Mais ce fut au prix d'efforts considérables. Non seulement parce que les structures sémitiques de l'hébreu, même modernisé, sont très différentes de celles des langues indo-européennes, mais surtout parce qu'on exigeait le renoncement définitif à la langue d'origine : "J'ai dû assassiner le russe qui menaçait ma capacité à écrire", raconte le poète Meïr Wieseltier.
La perte de cette "langue première", certes, est nécessaire pour se construire, acquérir son autonomie. "On y renonce de toute façon, au profit de la langue de l'apprentissage scolaire et du discours commun", ajoute Nazir Hamad, psychanalyste, auteur de La Langue et la frontière, double culture et polyglottisme (éd. Denoël, 198 p., 20 €). Dans certains cas, tels l'arabe ou le chinois, la langue officielle est d'ailleurs différente de la langue cou- rante.
Toutefois, la langue première ne disparaît jamais complètement. Elle laisse des traces, repérables dans l'intonation (le fait de rouler les "r" par exemple), les lapsus, les rythmes, les jeux de mots, les équivoques. Ainsi, Meïr Wieseltier, qui croyait avoir complètement oublié le russe, a-t-il retrouvé plus tard, dans ses propres poèmes en hébreu, les rythmes de Pouchkine et de Lermontov qu'il récitait dans son enfance.
La langue d'origine revient dans les émotions. Elle habite les rêves. Les psychanalystes s'accordent à reconnaître qu'on peut parler une langue et rêver dans une autre, et que, rêver dans une langue, c'est commencer à la faire sienne. "La langue, c'est l'âme et l'esprit des choses", résume Haviva Pedaya, chercheuse et poète.
Que se passe-t-il alors, au fond de soi, lorsque la langue maternelle est dévalorisée ? Ou pire, lorsque c'est celle des assassins, comme ce fut le cas de l'allemand pour les juifs d'Europe centrale ? Chacun des témoins du film a surmonté le malaise à sa manière. Aharon Appelfeld en apprenant le yiddish (pourtant dialecte issu de l'allemand), "pour chasser l'allemand" et parce que c'était la langue de ses grands-parents. D'autres ont continué à voir dans l'allemand la langue par excellence de la culture.
IDENTITÉ "PLURIELLE"
Selon Mme Houdebine, l'exilé construit sa personnalité dans une sorte "d'entre langues". Cette complexité est souvent ressentie par les enfants d'immigrés dont les parents parlent entre eux la langue du pays d'origine, qui devient alors "la langue des adultes, une langue d'écoute et non de parole". Cette situation étrange a des aspects positifs dans la mesure où les parents apparaissent comme un couple uni. Mais elle a aussi des conséquences négatives : pour l'enfant, l'exclusion peut être source d'angoisse.
C'est ce qui se passe, souligne M. Hamad, lorsque les parents ont une volonté d'intégration trop exclusive qui les amène à ne rien transmettre de leur propre culture. L'enfant perçoit cette langue d'origine comme un chemin qui ne mène nulle part. Ou encore, lorsque l'exil est considéré comme provisoire, avec l'idée du retour au pays, la famille inculque les valeurs d'une société figée. Si bien que les enfants deviennent étrangers aux deux mondes et aux deux cultures. C'est souvent le cas pour les jeunes des banlieues.
Selon M. Hamad, ils deviennent "frontaliers" : "comme s'ils découvraient que la loi de l'autre est relative, ils la transgressent allègrement, et font à l'extérieur ce qu'ils ne feraient pas chez eux". Le psychanalyste voit le remède dans une politique de développement de l'arabe littéral, qui pourrait être proposé en option au collège. Une réflexion qu'il est d'autant plus opportun de mener que le Sénat s'apprête à examiner, à partir du 6 juin, le projet de loi sur l'immigration, qui subordonne l'obtention de la carte de résident à une connaissance suffisante du français.
Car, pour construire une identité "plurielle", il ne faut pas renier ses origines. Ainsi, cette jeune mère ukrainienne, mariée à un Français, se félicite d'avoir résisté aux pressions de l'enseignante de la maternelle, et continué à parler russe avec sa fille Léna. "Aujourd'hui, en fin de CP, Léna sait lire dans les deux langues et elle est première de sa classe", constate-t-elle.
Parce que la langue sert avant tout à établir des relations sociales, les enfants éduqués dans le pays d'accueil par l'école et les contacts avec les autres enfants "bricolent" une identité différente de celle de leurs parents et de celle du pays où ils vivent. "Ils sont ce que les Anglo-saxons appellent des "third culture", des enfants d'une troisième culture", indique la psychologue Barbara Abdelilah-Bauer (Le Défi des enfants bilingues, éd. La Découverte, 192 p., 15 €). Ces enfants ne se sentent pas possesseurs de deux moyens d'expression interchangeables, mais riches de plusieurs cultures. Et beaucoup d'entre eux, toute leur vie durant, ne pourront exprimer adéquatement certaines idées que dans leur langue d'origine.
Michaëla Bobasch
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