Après ses séjours en Syrie et en Libye, Pierre Piccinin, historien et politologue, analyse les événements dans cet entretien accordé à La Nouvelle République : le rôle ambigu d’Al-Jazeera et l’incompétence de la presse occidentale, la réalité de la répression et les risques d’une intervention en Syrie, la vague islamiste, le jeu du Qatar et de la France, la stratégie des États-Unis et d’Israël.
15 décembre 2011
Chérif Abdedaïm : D’après la plupart des médias Occidentaux et certaines chaînes arabes (Al-Jazeera, Al-Arabia, etc.), le peuple syrien est victime d’une sanglante répression de la part du pouvoir en place. Paradoxalement, les médias indépendants annoncent une tout autre réalité. L’opinion, ne sait plus à quelle source se fier. Qu’en est-il réellement de la situation, après le séjour que vous avez effectué en Syrie ?
Pierre Piccinin : Soyons d’emblée bien d’accord sur ce dont nous parlons : le régime baathiste, en Syrie, est une dictature qui n’a pas hésité, à plusieurs moments de son histoire, à réprimer l’opposition sans faire de détails. Arrestations, tortures, enlèvements et disparitions…
Cela étant, je n’ai pas constaté de « sanglante répression » durant mon séjour en Syrie ; et je précise tout de suite que je ne suis pas entré en Syrie à l’invitation du gouvernement : j’ai pu circuler dans tout le pays, sans aucun contrôle, seul, et sans devoir justifier d’un itinéraire.
Certes, les forces de l’ordre dispersent les manifestants en ouvrant le feu. L’armée est aussi intervenue dans certaines régions, à la frontière turque notamment, autour de Jisr-al-Shogur, mais pour mâter des soulèvements violents, nullement des manifestations « pacifiques ». A Homs, j’ai vu des manifestants armés, qui tiraient sur les policiers. Ainsi, l’image simpliste que les médias diffusent de la crise syrienne –un peuple manifestant pacifiquement contre une féroce dictature- est complètement fallacieuse.
Il y a donc des morts, c’est un fait, y compris lors de manifestations pacifiques. Mais le pays n’est pas à feu et à sang. Et pour cause : les manifestations de l’opposition rassemblent très peu de personnes. Généralement, il s’agit de quelques centaines de personnes au plus. Cela s’explique parce que la police intervient très rapidement pour les disperser, mais aussi parce que la population est très divisée par rapport à ces événements et, au final, ce sont surtout les mouvements islamistes qui continuent d’alimenter la contestation. Les manifestations ont lieu dans les banlieues, le plus souvent, dans des quartiers socialement plus défavorisés, où les islamistes sont très présents et mobilisent les gens à la sortie de la mosquée.
C’est l’organisation des Frères musulmans qui domine la contestation. Certains analystes l’avaient crue complètement anéantie par le pouvoir (et continuent de le prétendre) ; mais elle existe encore bel et bien, secrète, et se révèle aujourd’hui. Ce sont d’ailleurs les Frères musulmans qui, le plus souvent, parlent au nom du Conseil national syrien, qui rassemble une partie des différents courants de l’opposition et voudrait se faire reconnaître comme le nouveau gouvernement syrien, à l’instar du Conseil national de Transition, en Libye.
Mais, à Damas et dans les principales grandes villes, comme à Alep par exemple, la situation a toujours été tout à fait calme, exception faite de certains quartiers de Homs, et de Hama, le fief des islamistes, des Frères musulmans.
En juillet, je m’étais rendu à Hama, un vendredi, jour de la grande prière. J’avais suivi une manifestation qui avait rassemblé entre trois et dix mille personnes. C’est la seule fois où j’ai vu une manifestation de grande ampleur contre le régime. Les manifestations qui rassemblent des centaines de milliers de personnes, ce sont plutôt celles qui ont lieu en soutien de Bashar al-Assad. Bien sûr, la police ne tire pas sur ces manifestants-là... En outre, le gouvernement facilite leur organisation. Mais il ne s’agit pas de propagande pour autant, pas seulement. J’y ai rencontré des gens qui manifestaient très sincèrement, avec passion ; ce n’étaient pas uniquement des « figurants ».
Or, concernant cette manifestation à laquelle je me suis trouvé à Hama, les médias européens ont annoncé une participation de 500.000 personnes ! Ayant été le témoin direct de la réalité, j’ai été stupéfait par l’ampleur de cette désinformation, vraiment abasourdi. Et j’ai pu constater de nombreux autres cas similaires.
Dès lors, mon analyse est très éloignée de celles de politologues qui se basent sur les aberrations que diffusent les médias (analyse pour laquelle j’ai été très attaqué et, pour ainsi dire, ai fait l’objet d’une véritable chasse aux sorcières ; certains, un peu par jalousie de mon expérience, un peu pour donner des gages aussi, n’ont pas même hésité à me qualifier d’agent de la propagande baathiste). Mon analyse est donc celle-ci : le gouvernement syrien, dans l’ensemble, garde le contrôle de la situation et n’est pas prêt de devoir céder quoi que ce soit à l’opposition. Sauf si certains groupes qui participent à cette opposition –et je pense aux islamistes- reçoivent un soutien financier et militaire de l’étranger, ce qui semble de plus en plus être le cas. Mais, alors, il faudra parler en termes d’ingérence, de rébellion armée et d’internationalisation de ce qui sera à proprement parler un conflit, et non plus de « révolte » ou de « révolution »...
15 décembre 2011
Chérif Abdedaïm : D’après la plupart des médias Occidentaux et certaines chaînes arabes (Al-Jazeera, Al-Arabia, etc.), le peuple syrien est victime d’une sanglante répression de la part du pouvoir en place. Paradoxalement, les médias indépendants annoncent une tout autre réalité. L’opinion, ne sait plus à quelle source se fier. Qu’en est-il réellement de la situation, après le séjour que vous avez effectué en Syrie ?
Pierre Piccinin : Soyons d’emblée bien d’accord sur ce dont nous parlons : le régime baathiste, en Syrie, est une dictature qui n’a pas hésité, à plusieurs moments de son histoire, à réprimer l’opposition sans faire de détails. Arrestations, tortures, enlèvements et disparitions…
Cela étant, je n’ai pas constaté de « sanglante répression » durant mon séjour en Syrie ; et je précise tout de suite que je ne suis pas entré en Syrie à l’invitation du gouvernement : j’ai pu circuler dans tout le pays, sans aucun contrôle, seul, et sans devoir justifier d’un itinéraire.
Certes, les forces de l’ordre dispersent les manifestants en ouvrant le feu. L’armée est aussi intervenue dans certaines régions, à la frontière turque notamment, autour de Jisr-al-Shogur, mais pour mâter des soulèvements violents, nullement des manifestations « pacifiques ». A Homs, j’ai vu des manifestants armés, qui tiraient sur les policiers. Ainsi, l’image simpliste que les médias diffusent de la crise syrienne –un peuple manifestant pacifiquement contre une féroce dictature- est complètement fallacieuse.
Il y a donc des morts, c’est un fait, y compris lors de manifestations pacifiques. Mais le pays n’est pas à feu et à sang. Et pour cause : les manifestations de l’opposition rassemblent très peu de personnes. Généralement, il s’agit de quelques centaines de personnes au plus. Cela s’explique parce que la police intervient très rapidement pour les disperser, mais aussi parce que la population est très divisée par rapport à ces événements et, au final, ce sont surtout les mouvements islamistes qui continuent d’alimenter la contestation. Les manifestations ont lieu dans les banlieues, le plus souvent, dans des quartiers socialement plus défavorisés, où les islamistes sont très présents et mobilisent les gens à la sortie de la mosquée.
C’est l’organisation des Frères musulmans qui domine la contestation. Certains analystes l’avaient crue complètement anéantie par le pouvoir (et continuent de le prétendre) ; mais elle existe encore bel et bien, secrète, et se révèle aujourd’hui. Ce sont d’ailleurs les Frères musulmans qui, le plus souvent, parlent au nom du Conseil national syrien, qui rassemble une partie des différents courants de l’opposition et voudrait se faire reconnaître comme le nouveau gouvernement syrien, à l’instar du Conseil national de Transition, en Libye.
Mais, à Damas et dans les principales grandes villes, comme à Alep par exemple, la situation a toujours été tout à fait calme, exception faite de certains quartiers de Homs, et de Hama, le fief des islamistes, des Frères musulmans.
En juillet, je m’étais rendu à Hama, un vendredi, jour de la grande prière. J’avais suivi une manifestation qui avait rassemblé entre trois et dix mille personnes. C’est la seule fois où j’ai vu une manifestation de grande ampleur contre le régime. Les manifestations qui rassemblent des centaines de milliers de personnes, ce sont plutôt celles qui ont lieu en soutien de Bashar al-Assad. Bien sûr, la police ne tire pas sur ces manifestants-là... En outre, le gouvernement facilite leur organisation. Mais il ne s’agit pas de propagande pour autant, pas seulement. J’y ai rencontré des gens qui manifestaient très sincèrement, avec passion ; ce n’étaient pas uniquement des « figurants ».
Or, concernant cette manifestation à laquelle je me suis trouvé à Hama, les médias européens ont annoncé une participation de 500.000 personnes ! Ayant été le témoin direct de la réalité, j’ai été stupéfait par l’ampleur de cette désinformation, vraiment abasourdi. Et j’ai pu constater de nombreux autres cas similaires.
Dès lors, mon analyse est très éloignée de celles de politologues qui se basent sur les aberrations que diffusent les médias (analyse pour laquelle j’ai été très attaqué et, pour ainsi dire, ai fait l’objet d’une véritable chasse aux sorcières ; certains, un peu par jalousie de mon expérience, un peu pour donner des gages aussi, n’ont pas même hésité à me qualifier d’agent de la propagande baathiste). Mon analyse est donc celle-ci : le gouvernement syrien, dans l’ensemble, garde le contrôle de la situation et n’est pas prêt de devoir céder quoi que ce soit à l’opposition. Sauf si certains groupes qui participent à cette opposition –et je pense aux islamistes- reçoivent un soutien financier et militaire de l’étranger, ce qui semble de plus en plus être le cas. Mais, alors, il faudra parler en termes d’ingérence, de rébellion armée et d’internationalisation de ce qui sera à proprement parler un conflit, et non plus de « révolte » ou de « révolution »...
Commentaire