CES SDF QU’ON REFUSE DE REGARDER : Voyage en «clochardie» marocaine
Abdessamad Mouhieddine
22 Mai 2006
La population des marginaux a changé. La typologie sociométrique de cette communauté clochardesque a connu un véritable bouleversement. L’exode rural qui s’est amplifié crescendo depuis l’aube des années 70 ne constitue plus le premier réservoir des hordes de
« parias » qui squattent par milliers les villes marocaines. Une nouvelle génération d’exclus faite d’êtres au niveau intellectuel saisissant a émergé sans que l’on y prête grand intérêt. Focus.
Ils sont venus, ils sont tous là. La réserve d’eau de vie (mahia) et d’alcool à brûler est entreposée sous le carton de Mustapha dit le
«professeur». Il fait passer la bouteille après en avoir bu et finit par la récupérer pour en «siffler» le reste. Chacun peut alors y aller de sa vomissure verbeuse sur le genre humain, la société, l’univers et même l’être suprême. «Elle ne doit pas avoir grand chose à foutre, cette lune qui nous em… ce soir !», ose Jilali. Sur ce terrain non bâti du quartier «Guéliz», à quelques enjambées du commissariat central de Marrakech, ils sont habitués à se terrer dans la pénombre. La lune les révèle aux passants, d’autant que le mur clôturant le terrain n’est pas assez haut pour les mettre à l’abri de la curiosité publique.
Au seuil de la cinquantaine, Mustapha a exercé la profession de guide touristique jusqu’à l’année 2000. Il a cinq enfants, tous emportés en Allemagne par son ex-épouse germanique. «Je gagnais confortablement ma vie. Ma femme enseignait l’allemand et s’occupait merveilleusement de nos enfants. Le clash est survenu à la mort de mon père qui m’a laissé trois frères à élever et ma pauvre mère. Ma femme n’en voulait à aucun prix. J’ai eu beau lui expliquer qu’ils ne peuvent compter sur personne à part moi, mais elle ne voulait rien savoir. Les querelles se sont succédées jusqu’au jour où, complètement ivre, je l’ai battue
et envoyée à la clinique. Soutenue par les services diplomatiques allemands au Maroc, Ingrid est partie avec les enfants», raconte Mustapha qui s’empare de la bouteille de mahia pour en vider le quart d’un seul trait. «Je me suis battu quelques mois en vue de les récupérer. Mais la justice allemande était la plus forte. Tous mes espoirs se sont alors évaporés. Entre-temps, ma pauvre mère est morte et mes trois frères se sont taillés en Italie et en Espagne. Mon humeur devenant de plus en plus exécrable, On me retira mon badge de guide. Ne payant plus le loyer de mon appartement, j’en fus expulsé».Il me montre ses photos et celles de sa famille établie en Allemagne. En six années de rue, il s’est sérieusement métamorphosé : amaigri, la chevelure blanchie et le crâne vite dégarni. Dès potron minet, il va à la chasse aux poubelles pour en extraire des restes encore consommables.
Certains bazaristes, hôteliers, loueurs de véhicules…etc. qui l’ont connu durant ses glorieuses années de guide s’arrêtent pour lui glisser dans la main une ou deux pièces. Dès qu’il réunit la dizaine de dirhams nécessaires, il va se procurer une bouteille de mahia. Puis re-bellotte…L’alcool à brûler interviendra le soir, lorsque les officines de vente d’alcool sont fermées.
Fréquentations obliques
Fils unique d’un ancien ambassadeur, Farid est tombé de très haut : les virées et autres frasques nocturnes, ajoutées à une éducation trop laxiste, ont ruiné ses parents…et sa santé. La drogue a achevé de le conduire à une déchéance, dirait-on, programmée. Ici, sur ce terrain vague où règne la loi de la balafre et de l’engueulade, il est réduit au statut de «concubin de la tournante».
Au cœur de la nuit, chaque membre du groupe peut se l’approprier à loisir. Pourvu que l’on lui garantisse ses sniffs de «silicioune» (solution chimique) et ses gorgées mégaéthyliques. Autour du pré-carré, urine et détritus dégagent une odeur nauséabonde.
J’ose une indignation : «Vous n’avez pas honte de violer collectivement votre copain ?» «Demande-lui directement ce qu’il en pense lui-même !», me répond Jilali qui se tourne aussitôt vers l’intéressé: «N’est-ce pas que tu aimes « ça » ?». Fataliste, Farid opina de la tête et sollicita une gorgée de mahia. Je le tirai loin de la compagnie, le sortit du clos vers l’avenue et lui demandai comment en est-il arrivé là. Une flopée de propos les uns plus incohérents que les autres tomba en cascade. Un oncle maternel pédophile, des parents toujours absents ou occupés, de l’argent à ne plus savoir quoi en faire, des fréquentations obliques et tutti quanti…
Choc frontal
Hamid F. est docteur en sociologie institutionnelle (option développement local). «Je suis victime d’un choc frontal avec la réalité marocaine. Je suis revenu au Maroc après avoir-assez brillamment, me disait-on- officié au sein d’universités et d’institutions françaises de premier plan. La nostalgie du pays et l’ardent désir de le servir m’ont tellement tenaillé que j’ai franchi le pas sans la moindre préparation». Deux longues gorgées d’alcool brûlé, dûment coloré d’un soda yankee, s’imposent avant de reprendre la conversation. «Ici, on m’a signifié dès ma première démarche que je n’apportais rien de bien probant et qu’« ils » savent tout faire sans moi. J’ai, quand même, récidivé jusqu’à ce qu’un organisme public ait bien voulu de moi. Alors que je les croyais intéressés par mes compétences, je m’aperçus très vite qu’ils ne pouvaient tolérer que corps inerte et bouche cousue. Diantre ! Que suis-je venu faire dans cette galère ? La fréquentation assidue des comptoirs de bars m’en a transformé en pilier. Licenciement, dettes, faillite personnelle, hyperalcoolémie se sont ligués pour me mettre par terre. Je ne suis plus bon à rien. J’attends la mort avec beaucoup d’impatience. D’ailleurs, je l’ai déjà harcelée deux, non ! trois fois. En vain». ……..
Suite : La Gazette du Maroc N°473 du 22 Mai 2006
Abdessamad Mouhieddine
22 Mai 2006
La population des marginaux a changé. La typologie sociométrique de cette communauté clochardesque a connu un véritable bouleversement. L’exode rural qui s’est amplifié crescendo depuis l’aube des années 70 ne constitue plus le premier réservoir des hordes de
« parias » qui squattent par milliers les villes marocaines. Une nouvelle génération d’exclus faite d’êtres au niveau intellectuel saisissant a émergé sans que l’on y prête grand intérêt. Focus.
Ils sont venus, ils sont tous là. La réserve d’eau de vie (mahia) et d’alcool à brûler est entreposée sous le carton de Mustapha dit le
«professeur». Il fait passer la bouteille après en avoir bu et finit par la récupérer pour en «siffler» le reste. Chacun peut alors y aller de sa vomissure verbeuse sur le genre humain, la société, l’univers et même l’être suprême. «Elle ne doit pas avoir grand chose à foutre, cette lune qui nous em… ce soir !», ose Jilali. Sur ce terrain non bâti du quartier «Guéliz», à quelques enjambées du commissariat central de Marrakech, ils sont habitués à se terrer dans la pénombre. La lune les révèle aux passants, d’autant que le mur clôturant le terrain n’est pas assez haut pour les mettre à l’abri de la curiosité publique.
Au seuil de la cinquantaine, Mustapha a exercé la profession de guide touristique jusqu’à l’année 2000. Il a cinq enfants, tous emportés en Allemagne par son ex-épouse germanique. «Je gagnais confortablement ma vie. Ma femme enseignait l’allemand et s’occupait merveilleusement de nos enfants. Le clash est survenu à la mort de mon père qui m’a laissé trois frères à élever et ma pauvre mère. Ma femme n’en voulait à aucun prix. J’ai eu beau lui expliquer qu’ils ne peuvent compter sur personne à part moi, mais elle ne voulait rien savoir. Les querelles se sont succédées jusqu’au jour où, complètement ivre, je l’ai battue
et envoyée à la clinique. Soutenue par les services diplomatiques allemands au Maroc, Ingrid est partie avec les enfants», raconte Mustapha qui s’empare de la bouteille de mahia pour en vider le quart d’un seul trait. «Je me suis battu quelques mois en vue de les récupérer. Mais la justice allemande était la plus forte. Tous mes espoirs se sont alors évaporés. Entre-temps, ma pauvre mère est morte et mes trois frères se sont taillés en Italie et en Espagne. Mon humeur devenant de plus en plus exécrable, On me retira mon badge de guide. Ne payant plus le loyer de mon appartement, j’en fus expulsé».Il me montre ses photos et celles de sa famille établie en Allemagne. En six années de rue, il s’est sérieusement métamorphosé : amaigri, la chevelure blanchie et le crâne vite dégarni. Dès potron minet, il va à la chasse aux poubelles pour en extraire des restes encore consommables.
Certains bazaristes, hôteliers, loueurs de véhicules…etc. qui l’ont connu durant ses glorieuses années de guide s’arrêtent pour lui glisser dans la main une ou deux pièces. Dès qu’il réunit la dizaine de dirhams nécessaires, il va se procurer une bouteille de mahia. Puis re-bellotte…L’alcool à brûler interviendra le soir, lorsque les officines de vente d’alcool sont fermées.
Fréquentations obliques
Fils unique d’un ancien ambassadeur, Farid est tombé de très haut : les virées et autres frasques nocturnes, ajoutées à une éducation trop laxiste, ont ruiné ses parents…et sa santé. La drogue a achevé de le conduire à une déchéance, dirait-on, programmée. Ici, sur ce terrain vague où règne la loi de la balafre et de l’engueulade, il est réduit au statut de «concubin de la tournante».
Au cœur de la nuit, chaque membre du groupe peut se l’approprier à loisir. Pourvu que l’on lui garantisse ses sniffs de «silicioune» (solution chimique) et ses gorgées mégaéthyliques. Autour du pré-carré, urine et détritus dégagent une odeur nauséabonde.
J’ose une indignation : «Vous n’avez pas honte de violer collectivement votre copain ?» «Demande-lui directement ce qu’il en pense lui-même !», me répond Jilali qui se tourne aussitôt vers l’intéressé: «N’est-ce pas que tu aimes « ça » ?». Fataliste, Farid opina de la tête et sollicita une gorgée de mahia. Je le tirai loin de la compagnie, le sortit du clos vers l’avenue et lui demandai comment en est-il arrivé là. Une flopée de propos les uns plus incohérents que les autres tomba en cascade. Un oncle maternel pédophile, des parents toujours absents ou occupés, de l’argent à ne plus savoir quoi en faire, des fréquentations obliques et tutti quanti…
Choc frontal
Hamid F. est docteur en sociologie institutionnelle (option développement local). «Je suis victime d’un choc frontal avec la réalité marocaine. Je suis revenu au Maroc après avoir-assez brillamment, me disait-on- officié au sein d’universités et d’institutions françaises de premier plan. La nostalgie du pays et l’ardent désir de le servir m’ont tellement tenaillé que j’ai franchi le pas sans la moindre préparation». Deux longues gorgées d’alcool brûlé, dûment coloré d’un soda yankee, s’imposent avant de reprendre la conversation. «Ici, on m’a signifié dès ma première démarche que je n’apportais rien de bien probant et qu’« ils » savent tout faire sans moi. J’ai, quand même, récidivé jusqu’à ce qu’un organisme public ait bien voulu de moi. Alors que je les croyais intéressés par mes compétences, je m’aperçus très vite qu’ils ne pouvaient tolérer que corps inerte et bouche cousue. Diantre ! Que suis-je venu faire dans cette galère ? La fréquentation assidue des comptoirs de bars m’en a transformé en pilier. Licenciement, dettes, faillite personnelle, hyperalcoolémie se sont ligués pour me mettre par terre. Je ne suis plus bon à rien. J’attends la mort avec beaucoup d’impatience. D’ailleurs, je l’ai déjà harcelée deux, non ! trois fois. En vain». ……..
Suite : La Gazette du Maroc N°473 du 22 Mai 2006
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