Entretien avec Paul Balta, mené par Mohamed Chafik Mesbah
« Un homme sobre, attachant et profondément imprégné d’amour pour sa patrie… »
le 23.12.11 | 01h00
- Mohamed Chafik MESBAH : Paul Balta, comment votre itinéraire de journaliste en est-il venu à croiser celui de l’Algérie et plus précisément celui de Houari Boumediène ?
Paul Balta : C’est dans le cadre de ma profession que j’ai eu le plaisir de connaître Houari Boumediène qui était Chef de l’Etat en Algérie. J’ai exercé, en effet, en qualité de correspondant du journal Le Monde pour le Maghreb avec résidence en Algérie, de 1973 à 1978. J’ai eu l’occasion, donc, de rencontrer Houari Boumediène de manière périodique durant ce séjour. La première rencontre s’est déroulée deux jours avant la IVème Conférence des chefs d’État des pays non alignés laquelle s’est tenue à Alger du 5 au 9 septembre 1973.
- MCM : Comment s’est déroulée votre première prise de contact avec Houari Boumediène ?
PB : Vous avez raison d’insister sur ce premier contact car il fut déterminant pour la suite de mes rapports avec Houari Boumediène. J’ai vite compris qu’il s’était documenté sur ma personne, connaissait parfaitement mon itinéraire, notamment mes origines égyptiennes et n’ignorait rien, presque rien, de mes écrits. Je fus loin d’être étonné, donc, qu’il ait ainsi pris connaissance, dans le texte, de la plupart de mes articles sur le Proche-Orient avant même mon arrivée à Alger. Il y eut, donc, dès le départ, une certaine chaleur qui ne se démentira pas au fil du temps.
- MCM : Quels sont les thèmes que vous aviez abordés avec lui ?
PB : Je venais de publier La politique arabe de la France et des articles sur l’enseignement de l’arabe ; le tout était sur son bureau. Après un tour d’horizon, en français, au cours duquel il m’avait interrogé sur mes entretiens avec de Gaulle, Pompidou, Nasser, je m’étais avancé à dire : “Monsieur le Président, je crois que vous accordez vos interviews officielles en arabe.” Il avait approuvé d’un signe de tête. J’ai poursuivi : “Cela ne me dérange pas, Monsieur le Président, sachez, seulement, qu’au Collège des Frères des Écoles chrétiennes, à Alexandrie, mes professeurs égyptiens m’avaient enseigné un arabe classique, un peu archaïque.”. Le Président Boumediène m’avait coupé, alors, d’un : “Hélas, hélas ! Et cela n’a pas changé !” D’une extrême courtoisie, il avait eu un geste d’excuse pour m’avoir interrompu avant de m’inviter à poursuivre. Je lui avais alors expliqué que j’avais acquis seul, sur le tard, mon vocabulaire économique et politique ; je lui demandais, donc, de parler plus lentement lorsque nous aborderions ces problèmes. Grand seigneur, il avait répondu : ”Monsieur Balta, vous avez beaucoup fait dans vos écrits pour la culture des Arabes et leur dignité. Nous avons commencé en français, nous continuerons donc en français !” Et il en fut ainsi pendant quelque cinquante heures d’entretiens en tête-à-tête, qu’il m’a accordés en cinq ans de présence en Algérie, entretiens qui furent caractérisés, je tiens à le préciser, par une grande liberté de ton.
- MCM : Vous venez d’évoquer avec moi les conditions quelque peu inhabituelles dans lesquelles vous avez été choisi en qualité de correspondant du journal Le Monde à Alger…
PB : Des conditions inhabituelles, en effet. L’Ambassadeur d’Algérie à Paris, M. Mohamed Bedjaoui, m’apostropha un jour pour me féliciter de ma désignation en qualité de correspondant du Monde à Alger pour en remplacent de Péroncel- Hugoz qui était en partance. Intrigué, je pris contact avec mon Directeur, Jaques Fauvet, qui, à l’évidence, avait été gagné à ce choix. Il ne me l’imposera pas, cependant… Une solution fut dégagée par mon affectation à Alger avec compétence, toutefois, pour tout le Maghreb, de la Lybie à la Mauritanie. Au cours de cette première interview avec Houari Boumediène, je n’avais pas manqué, d’ailleurs, de lui exprimer ma surprise à propos de cette démarche. Voici sa réponse : « Vous appartenez au monde arabe par votre mère. C’est important car chez nous la mère compte plus. Vous connaissez le monde arabe et vous l’expliquez de l’intérieur, c’est pourquoi j’avais souhaité que vous soyez nommé correspondant à Alger ». Et d’ajouter « Voilà, maintenant vous êtes des nôtres ».
- MCM : Quelle influence, l’enfance déshéritée de Houari Boumediène avec son lot de privations vécues au sein d’une famille de paysans pauvres de la région de Guelma, a-t-elle provoqué sur la mue du jeune Mohamed Boukharouba qui deviendra le dirigeant révolutionnaire Houari Boumediène ?
PB : Mohammed Boukharouba, « l’homme au caroubier », qui prendra le nom de Houari Boumediène, a vu le jour à Ain Hasseinia, près de Guelma. Alors que plusieurs biographes le font naître entre 1925 et 1932, il m’a affirmé, lui-même, que sa date de naissance exacte était le 23 août 1932. De même, alors qu’on écrivait son nom d’emprunt – le pseudonyme révolutionnaire - de différentes façons, c’est lui qui a tenu à m’indiquer la bonne orthographe, BOUMEDIÈNE. Il avait même pris le soin de l’écrire sur une carte. Né dans une famille de paysans pauvres, son père était arabophone et sa mère berbérophone. Il incarnait ainsi, vraiment, l’Algérie dans sa diversité. Il a passé son enfance, en effet, parmi les fellahs dont il a conservé la rusticité. Il n’aimait pas parler de cette enfance, mais il m’avait confié que, dès cette époque, il s’était senti passionnément nationaliste. La répression dont il a été témoin, le 8 mai 1945, dans sa localité de naissance même avait renforcé ce sentiment et lui avait fait prendre conscience du conflit qui opposait les nationalistes algériens aux autorités françaises. Je ne l’ai pas entendu dire explicitement cette phrase qui lui est bien attribuée : « ce jour là, j’ai vieilli prématurément. L’adolescent que j’étais est devenu un homme. Ce jour là, le monde a basculé. Même les ancêtres ont bougé sous terre. Et les enfants ont compris qu’il faudrait se battre les armes à la main pour devenir des hommes libres. Personne ne peut oublier ce jour là ». Cette phrase est représentative de l’état d’esprit de Houari Boumediène durant son enfance, il est clair que toute sa trajectoire de révolutionnaire porte l’empreinte de ce réveil brutal à la réalité coloniale.
(à suivre)
« Un homme sobre, attachant et profondément imprégné d’amour pour sa patrie… »
le 23.12.11 | 01h00
- Mohamed Chafik MESBAH : Paul Balta, comment votre itinéraire de journaliste en est-il venu à croiser celui de l’Algérie et plus précisément celui de Houari Boumediène ?
Paul Balta : C’est dans le cadre de ma profession que j’ai eu le plaisir de connaître Houari Boumediène qui était Chef de l’Etat en Algérie. J’ai exercé, en effet, en qualité de correspondant du journal Le Monde pour le Maghreb avec résidence en Algérie, de 1973 à 1978. J’ai eu l’occasion, donc, de rencontrer Houari Boumediène de manière périodique durant ce séjour. La première rencontre s’est déroulée deux jours avant la IVème Conférence des chefs d’État des pays non alignés laquelle s’est tenue à Alger du 5 au 9 septembre 1973.
- MCM : Comment s’est déroulée votre première prise de contact avec Houari Boumediène ?
PB : Vous avez raison d’insister sur ce premier contact car il fut déterminant pour la suite de mes rapports avec Houari Boumediène. J’ai vite compris qu’il s’était documenté sur ma personne, connaissait parfaitement mon itinéraire, notamment mes origines égyptiennes et n’ignorait rien, presque rien, de mes écrits. Je fus loin d’être étonné, donc, qu’il ait ainsi pris connaissance, dans le texte, de la plupart de mes articles sur le Proche-Orient avant même mon arrivée à Alger. Il y eut, donc, dès le départ, une certaine chaleur qui ne se démentira pas au fil du temps.
- MCM : Quels sont les thèmes que vous aviez abordés avec lui ?
PB : Je venais de publier La politique arabe de la France et des articles sur l’enseignement de l’arabe ; le tout était sur son bureau. Après un tour d’horizon, en français, au cours duquel il m’avait interrogé sur mes entretiens avec de Gaulle, Pompidou, Nasser, je m’étais avancé à dire : “Monsieur le Président, je crois que vous accordez vos interviews officielles en arabe.” Il avait approuvé d’un signe de tête. J’ai poursuivi : “Cela ne me dérange pas, Monsieur le Président, sachez, seulement, qu’au Collège des Frères des Écoles chrétiennes, à Alexandrie, mes professeurs égyptiens m’avaient enseigné un arabe classique, un peu archaïque.”. Le Président Boumediène m’avait coupé, alors, d’un : “Hélas, hélas ! Et cela n’a pas changé !” D’une extrême courtoisie, il avait eu un geste d’excuse pour m’avoir interrompu avant de m’inviter à poursuivre. Je lui avais alors expliqué que j’avais acquis seul, sur le tard, mon vocabulaire économique et politique ; je lui demandais, donc, de parler plus lentement lorsque nous aborderions ces problèmes. Grand seigneur, il avait répondu : ”Monsieur Balta, vous avez beaucoup fait dans vos écrits pour la culture des Arabes et leur dignité. Nous avons commencé en français, nous continuerons donc en français !” Et il en fut ainsi pendant quelque cinquante heures d’entretiens en tête-à-tête, qu’il m’a accordés en cinq ans de présence en Algérie, entretiens qui furent caractérisés, je tiens à le préciser, par une grande liberté de ton.
- MCM : Vous venez d’évoquer avec moi les conditions quelque peu inhabituelles dans lesquelles vous avez été choisi en qualité de correspondant du journal Le Monde à Alger…
PB : Des conditions inhabituelles, en effet. L’Ambassadeur d’Algérie à Paris, M. Mohamed Bedjaoui, m’apostropha un jour pour me féliciter de ma désignation en qualité de correspondant du Monde à Alger pour en remplacent de Péroncel- Hugoz qui était en partance. Intrigué, je pris contact avec mon Directeur, Jaques Fauvet, qui, à l’évidence, avait été gagné à ce choix. Il ne me l’imposera pas, cependant… Une solution fut dégagée par mon affectation à Alger avec compétence, toutefois, pour tout le Maghreb, de la Lybie à la Mauritanie. Au cours de cette première interview avec Houari Boumediène, je n’avais pas manqué, d’ailleurs, de lui exprimer ma surprise à propos de cette démarche. Voici sa réponse : « Vous appartenez au monde arabe par votre mère. C’est important car chez nous la mère compte plus. Vous connaissez le monde arabe et vous l’expliquez de l’intérieur, c’est pourquoi j’avais souhaité que vous soyez nommé correspondant à Alger ». Et d’ajouter « Voilà, maintenant vous êtes des nôtres ».
- MCM : Quelle influence, l’enfance déshéritée de Houari Boumediène avec son lot de privations vécues au sein d’une famille de paysans pauvres de la région de Guelma, a-t-elle provoqué sur la mue du jeune Mohamed Boukharouba qui deviendra le dirigeant révolutionnaire Houari Boumediène ?
PB : Mohammed Boukharouba, « l’homme au caroubier », qui prendra le nom de Houari Boumediène, a vu le jour à Ain Hasseinia, près de Guelma. Alors que plusieurs biographes le font naître entre 1925 et 1932, il m’a affirmé, lui-même, que sa date de naissance exacte était le 23 août 1932. De même, alors qu’on écrivait son nom d’emprunt – le pseudonyme révolutionnaire - de différentes façons, c’est lui qui a tenu à m’indiquer la bonne orthographe, BOUMEDIÈNE. Il avait même pris le soin de l’écrire sur une carte. Né dans une famille de paysans pauvres, son père était arabophone et sa mère berbérophone. Il incarnait ainsi, vraiment, l’Algérie dans sa diversité. Il a passé son enfance, en effet, parmi les fellahs dont il a conservé la rusticité. Il n’aimait pas parler de cette enfance, mais il m’avait confié que, dès cette époque, il s’était senti passionnément nationaliste. La répression dont il a été témoin, le 8 mai 1945, dans sa localité de naissance même avait renforcé ce sentiment et lui avait fait prendre conscience du conflit qui opposait les nationalistes algériens aux autorités françaises. Je ne l’ai pas entendu dire explicitement cette phrase qui lui est bien attribuée : « ce jour là, j’ai vieilli prématurément. L’adolescent que j’étais est devenu un homme. Ce jour là, le monde a basculé. Même les ancêtres ont bougé sous terre. Et les enfants ont compris qu’il faudrait se battre les armes à la main pour devenir des hommes libres. Personne ne peut oublier ce jour là ». Cette phrase est représentative de l’état d’esprit de Houari Boumediène durant son enfance, il est clair que toute sa trajectoire de révolutionnaire porte l’empreinte de ce réveil brutal à la réalité coloniale.
(à suivre)
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