Janvier 1992, le processus électoral est arrêté et Chadli Bendjedid démissionne de son poste de président de la République. Vingt ans après, des écrivains analysent ici, pour El Watan Week-end, cet événement à la lumière des bouleversements du Printemps arabe et des succès électoraux des islamistes chez nos voisins.
Bachir Mefti; écrivain et éditeur. Les islamistes algériens n’ont plus la même virginité qu’en Tunisie ou en Egypte
Soyons francs, ce qui s’est passé en Algérie ne se répétera pas dans le reste des pays arabes qui connaissent la montée des islamistes pour une raison simple : nous sommes un exemple, pour celui qui sait tirer les leçons, pour sortir de la ligne des coups d’Etat militaires et de ceux qui imposent leur logique. Le prix à payer est de 200 000 morts et autant de destructions et, pire encore, toutes ces douleurs et blessures que n’a pas cicatrisées la politique de «réconciliation» née sans aucun débat politique d’un principe de «ni vaincu ni vainqueur» entre les islamistes les militaires. Nous avons effectivement traversé le tunnel, mais sans arriver à une destination précise, comme si l’on attendait autre chose que ce qui s’est passé après la décennie noire.
L’Algérie restera une exception dans le Monde arabe, peut-être à cause de son histoire et de sa mémoire si différentes, mais nous ne sommes pas à part. Car nous avons été mis à nu et le masque du mensonge est tombé. On nous disait : «Vous êtes mieux lotis que vos voisins parce qu’on vous laisse parler librement. Et vous bénéficiez de la démocratie contrairement aux autres», mais ces paroles sont devenus caduques, nous ne les avons d’ailleurs jamais crues. Comment les croire, alors que les façades qui s’effritent partout restent chez nous dressées comme autant de séparations entre les hommes et leurs droits, leur droit d’exprimer leur opinion sans être accusés de trahison ou de complot. Le succès des islamistes en Tunisie et en Egypte – j’exclus ici, malgré son importance, le cas libyen parce qu’il est très spécifique – nous renseigne sur le terrible échec dans la mentalité du citoyen arabe, de la modernité, de la laïcité et des valeurs de l’Etat moderne. La raison en est très simple : les régimes autoritaires de Ben Ali et de Moubarak, qui ne croyaient ni en la modernité ni en la laïcité, les ont utilisées pour masquer la répression et la corruption. C’est la raison pour laquelle ces principes sont aujourd’hui assimilés à ces régimes. Il faudra beaucoup de temps aux élites laïques pour renverser cette équation et redessiner la carte mentale des citoyens à partir des valeurs de liberté, d’égalité, d’amour, de respect de l’autre et des minorités religieuses, des valeurs politiques ou autres… Et ces principes sont loin de s’opposer à notre héritage religieux.
Je reste certain que la Tunisie dépassera cette phase avec succès même si les islamistes tenteront de dévier de la ligne démocratique. S’ils s’aventurent à le faire, ils s’isoleront, loin des vents du changement qui emportent tout ce qui s’oppose à la volonté du peuple, sa liberté et ses intérêts ici-bas.
En Egypte, la situation actuelle risque de perdurer en raison de la difficile conjoncture économique. Parce que c’est aussi la pauvreté qui crée l’extrémisme et instaure l’islam comme solution miracle. La bataille sera rude entre trois pôles : les militaires qui joueront sur plusieurs cordes, les islamistes qui gouverneront dans des conditions difficiles et l’opposition de l’élite et des jeunes qui voit son avenir plus incertain que jamais.
Pour revenir à l’Algérie, je n’ai pas de prédiction de voyant, mais je crois que les islamistes algériens n’ont plus cette même virginité que leurs collègues tunisiens ou égyptiens. Les plus extrémistes d’entre eux ont les mains tachées du sang des Algériens et notre mémoire est à jamais marquée par ces horreurs. Les autres, qui ont accepté le jeu politique imposé par le pouvoir, sont devenus complices des échecs de la gouvernance et ont perdu leur crédibilité morale et même leur légitimité religieuse. Ils ont aussi participé à cette corruption généralisée. Mais une probable victoire électorale des islamistes chez nous ne sera pas due à leur efficacité politique ou à leur présence dans la société, mais plutôt à l’entreprise du pouvoir qui, durant toute cette période, a marginalisé les élites indépendantes et critiques et a – comme le disait le penseur syrien Bourhan Ghalioun – «assassiné le cerveau», assassiné l’individu et les libertés individuelles.
La guerre n’aura pas lieu si les islamistes l’emportent. Mais nous entrerons dans une longue période d’enfermement où nous serons occupés à polémiquer sur l’habillement de la femme, la mixité ou l’interdiction de l’alcool au lieu de poser les vraies questions. Une manière pour les islamistes de masquer leur incompétence à régler les vrais problèmes des citoyens.
Beaucoup de jeunes en Algérie rêvent de vivre sans se voir imposer une fausse tutelle moralisante et sans se voir accusés d’immaturité. Ces jeunes sont très nombreux et ont besoin d’autre chose que cette tristesse ambiante qui les condamne à l’échec. Je rêve d’une Algérie qui serait le fruit du désir de ces jeunes-là, un désir de vivre libre et heureux et non de vivre à l’écart du contexte révolutionnaire arabe actuel.
Mohamed Kacimi; écrivain Pourquoi nous avons séché le Printemps arabe ?
Le monde bouge. La Syrie flambe, l’Egypte tangue, le Yémen s’insurge, la Tunisie mute et l’Algérie hiberne. L’Algérie, c’est l’âge de glace avec l’humour en moins. Certains observateurs avertis imputent cette «apathie» collective aux années noires. Les Algériens auraient déjà donné 200 000 morts. C’est énorme. Depuis, ils n’auraient plus de force pour se révolter. En d’autres termes, ils auraient épuisé leur forfait révolte depuis belle lurette. Comme si la révolte qui est un instinct éthique fondant même l’humanité de chacun serait devenu un crédit de portable. Qui va nous «flexer» un autre crédit de colère ?
D’autres analystes, plus subtils, nous expliquent que les Algériens n’ont rien à faire avec le Printemps arabe, car justement ce printemps, ils l’ont déjà fait en octobre 88 ! Trente ans, avant tout le monde. Faute de construire depuis cinquante ans le moindre avenir, le régime algérien est imbattable pour l’invention du passé. Faute de changer le quotidien des hommes, il leur offre des dates qui font rêver, 1945, 1954, 1962, 1965, 1988. Dates qui évacuent l’histoire réelle pour ne laisser place qu’à la légende. A propos de légende, il convient de rappeler que Octobre 1988 ne fut pas Octobre 17. Chadli n’était pas Nicolas II et Bab El Oued n’est pas Petrograd. Des milliers de gamins sont sortis dans la rue crier leur misère, l’armée a ouvert le feu sur eux. Bilan : 500 morts. Paix à leur âme. A cette foule qui criait famine, le régime jette, on ne sait pourquoi, en pâture le multipartisme, 62 partis politiques sortis du chapeau : «Tenez, bouffez maintenant.» Ce multipartisme qui donnera naissance à une presse libre, amplement subventionnée par l’Etat, au FIS et se solde aujourd’hui par les pleins pouvoirs à l’Etat FLN. Bravo ! Le FLN qui, soit dit en passant et en cinquante ans de pouvoir, n’aura fait le bonheur d’un peuple que durant un seul jour avec le but marqué à Omdurman.
Aujourd’hui, au vu des résultats des élections en Egypte, au Maroc, et en Tunisie, beaucoup de compatriotes rient sous cape : «On l’a échappé belle, tout ça pour ça ? A quoi bon passer par les urnes pour avoir les barbus sur le dos ?» Ce raisonnement simpliste fait oublier une chose, ce n’est pas la démocratie qui engendre l’islamisme mais la dictature. Durant plus d’un demi-siècle, tous les Etats arabes confondus ont privé des millions de femmes et d’hommes de liberté, de culture, d’éducation et d’humanisme, ne leur laissant pour unique issue de secours que Dieu et son paradis. Pour être franc, ce ne sont pas les suffrages obtenus par les islamistes qui me font peur, mais surtout l’islamisation rampante des sociétés arabes. De Baghdad à Rabat, on assiste à l’émergence de cet islam-Taiwan de façade, voile fluo, qamis et Nike, khimar et piercing, Coran à la place des sonneries Nokia. Tout dans l’apparence et rien dans la tête. On sacrifie toute spiritualité au profit d’une vision binaire du monde : yajouz ou la yajouz. Comme dirait Renan : «Un bon musulman est quelqu’un qui ignore le doute.» Les islamistes n’ont même pas besoin de prendre le pouvoir, car toutes ces sociétés arabes sont gangrenées par la religion.
Mais le Printemps arabe aura tout de même permis deux choses fondamentales : conjurer la peur et vivre de vraies élections, quel qu’en soit le résultat.
La démocratie ne tombe pas du ciel, elle est un difficile apprentissage, et les islamistes seront bien obligés de jouer le jeu, comme on le voit depuis quelques semaines en Tunisie où la société civile a fait reculer Ennahda sur plusieurs points importants. Et si les islamistes jouent aujourd’hui le jeu, on peut dire que c’est en partie grâce à l’expérience algérienne qui a tracé une sorte de ligne rouge dans l’inconscient collectif.
Espérons que la mémoire de notre drame servira à préserver les autres pays du cauchemar islamiste.
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Bachir Mefti; écrivain et éditeur. Les islamistes algériens n’ont plus la même virginité qu’en Tunisie ou en Egypte
Soyons francs, ce qui s’est passé en Algérie ne se répétera pas dans le reste des pays arabes qui connaissent la montée des islamistes pour une raison simple : nous sommes un exemple, pour celui qui sait tirer les leçons, pour sortir de la ligne des coups d’Etat militaires et de ceux qui imposent leur logique. Le prix à payer est de 200 000 morts et autant de destructions et, pire encore, toutes ces douleurs et blessures que n’a pas cicatrisées la politique de «réconciliation» née sans aucun débat politique d’un principe de «ni vaincu ni vainqueur» entre les islamistes les militaires. Nous avons effectivement traversé le tunnel, mais sans arriver à une destination précise, comme si l’on attendait autre chose que ce qui s’est passé après la décennie noire.
L’Algérie restera une exception dans le Monde arabe, peut-être à cause de son histoire et de sa mémoire si différentes, mais nous ne sommes pas à part. Car nous avons été mis à nu et le masque du mensonge est tombé. On nous disait : «Vous êtes mieux lotis que vos voisins parce qu’on vous laisse parler librement. Et vous bénéficiez de la démocratie contrairement aux autres», mais ces paroles sont devenus caduques, nous ne les avons d’ailleurs jamais crues. Comment les croire, alors que les façades qui s’effritent partout restent chez nous dressées comme autant de séparations entre les hommes et leurs droits, leur droit d’exprimer leur opinion sans être accusés de trahison ou de complot. Le succès des islamistes en Tunisie et en Egypte – j’exclus ici, malgré son importance, le cas libyen parce qu’il est très spécifique – nous renseigne sur le terrible échec dans la mentalité du citoyen arabe, de la modernité, de la laïcité et des valeurs de l’Etat moderne. La raison en est très simple : les régimes autoritaires de Ben Ali et de Moubarak, qui ne croyaient ni en la modernité ni en la laïcité, les ont utilisées pour masquer la répression et la corruption. C’est la raison pour laquelle ces principes sont aujourd’hui assimilés à ces régimes. Il faudra beaucoup de temps aux élites laïques pour renverser cette équation et redessiner la carte mentale des citoyens à partir des valeurs de liberté, d’égalité, d’amour, de respect de l’autre et des minorités religieuses, des valeurs politiques ou autres… Et ces principes sont loin de s’opposer à notre héritage religieux.
Je reste certain que la Tunisie dépassera cette phase avec succès même si les islamistes tenteront de dévier de la ligne démocratique. S’ils s’aventurent à le faire, ils s’isoleront, loin des vents du changement qui emportent tout ce qui s’oppose à la volonté du peuple, sa liberté et ses intérêts ici-bas.
En Egypte, la situation actuelle risque de perdurer en raison de la difficile conjoncture économique. Parce que c’est aussi la pauvreté qui crée l’extrémisme et instaure l’islam comme solution miracle. La bataille sera rude entre trois pôles : les militaires qui joueront sur plusieurs cordes, les islamistes qui gouverneront dans des conditions difficiles et l’opposition de l’élite et des jeunes qui voit son avenir plus incertain que jamais.
Pour revenir à l’Algérie, je n’ai pas de prédiction de voyant, mais je crois que les islamistes algériens n’ont plus cette même virginité que leurs collègues tunisiens ou égyptiens. Les plus extrémistes d’entre eux ont les mains tachées du sang des Algériens et notre mémoire est à jamais marquée par ces horreurs. Les autres, qui ont accepté le jeu politique imposé par le pouvoir, sont devenus complices des échecs de la gouvernance et ont perdu leur crédibilité morale et même leur légitimité religieuse. Ils ont aussi participé à cette corruption généralisée. Mais une probable victoire électorale des islamistes chez nous ne sera pas due à leur efficacité politique ou à leur présence dans la société, mais plutôt à l’entreprise du pouvoir qui, durant toute cette période, a marginalisé les élites indépendantes et critiques et a – comme le disait le penseur syrien Bourhan Ghalioun – «assassiné le cerveau», assassiné l’individu et les libertés individuelles.
La guerre n’aura pas lieu si les islamistes l’emportent. Mais nous entrerons dans une longue période d’enfermement où nous serons occupés à polémiquer sur l’habillement de la femme, la mixité ou l’interdiction de l’alcool au lieu de poser les vraies questions. Une manière pour les islamistes de masquer leur incompétence à régler les vrais problèmes des citoyens.
Beaucoup de jeunes en Algérie rêvent de vivre sans se voir imposer une fausse tutelle moralisante et sans se voir accusés d’immaturité. Ces jeunes sont très nombreux et ont besoin d’autre chose que cette tristesse ambiante qui les condamne à l’échec. Je rêve d’une Algérie qui serait le fruit du désir de ces jeunes-là, un désir de vivre libre et heureux et non de vivre à l’écart du contexte révolutionnaire arabe actuel.
Mohamed Kacimi; écrivain Pourquoi nous avons séché le Printemps arabe ?
Le monde bouge. La Syrie flambe, l’Egypte tangue, le Yémen s’insurge, la Tunisie mute et l’Algérie hiberne. L’Algérie, c’est l’âge de glace avec l’humour en moins. Certains observateurs avertis imputent cette «apathie» collective aux années noires. Les Algériens auraient déjà donné 200 000 morts. C’est énorme. Depuis, ils n’auraient plus de force pour se révolter. En d’autres termes, ils auraient épuisé leur forfait révolte depuis belle lurette. Comme si la révolte qui est un instinct éthique fondant même l’humanité de chacun serait devenu un crédit de portable. Qui va nous «flexer» un autre crédit de colère ?
D’autres analystes, plus subtils, nous expliquent que les Algériens n’ont rien à faire avec le Printemps arabe, car justement ce printemps, ils l’ont déjà fait en octobre 88 ! Trente ans, avant tout le monde. Faute de construire depuis cinquante ans le moindre avenir, le régime algérien est imbattable pour l’invention du passé. Faute de changer le quotidien des hommes, il leur offre des dates qui font rêver, 1945, 1954, 1962, 1965, 1988. Dates qui évacuent l’histoire réelle pour ne laisser place qu’à la légende. A propos de légende, il convient de rappeler que Octobre 1988 ne fut pas Octobre 17. Chadli n’était pas Nicolas II et Bab El Oued n’est pas Petrograd. Des milliers de gamins sont sortis dans la rue crier leur misère, l’armée a ouvert le feu sur eux. Bilan : 500 morts. Paix à leur âme. A cette foule qui criait famine, le régime jette, on ne sait pourquoi, en pâture le multipartisme, 62 partis politiques sortis du chapeau : «Tenez, bouffez maintenant.» Ce multipartisme qui donnera naissance à une presse libre, amplement subventionnée par l’Etat, au FIS et se solde aujourd’hui par les pleins pouvoirs à l’Etat FLN. Bravo ! Le FLN qui, soit dit en passant et en cinquante ans de pouvoir, n’aura fait le bonheur d’un peuple que durant un seul jour avec le but marqué à Omdurman.
Aujourd’hui, au vu des résultats des élections en Egypte, au Maroc, et en Tunisie, beaucoup de compatriotes rient sous cape : «On l’a échappé belle, tout ça pour ça ? A quoi bon passer par les urnes pour avoir les barbus sur le dos ?» Ce raisonnement simpliste fait oublier une chose, ce n’est pas la démocratie qui engendre l’islamisme mais la dictature. Durant plus d’un demi-siècle, tous les Etats arabes confondus ont privé des millions de femmes et d’hommes de liberté, de culture, d’éducation et d’humanisme, ne leur laissant pour unique issue de secours que Dieu et son paradis. Pour être franc, ce ne sont pas les suffrages obtenus par les islamistes qui me font peur, mais surtout l’islamisation rampante des sociétés arabes. De Baghdad à Rabat, on assiste à l’émergence de cet islam-Taiwan de façade, voile fluo, qamis et Nike, khimar et piercing, Coran à la place des sonneries Nokia. Tout dans l’apparence et rien dans la tête. On sacrifie toute spiritualité au profit d’une vision binaire du monde : yajouz ou la yajouz. Comme dirait Renan : «Un bon musulman est quelqu’un qui ignore le doute.» Les islamistes n’ont même pas besoin de prendre le pouvoir, car toutes ces sociétés arabes sont gangrenées par la religion.
Mais le Printemps arabe aura tout de même permis deux choses fondamentales : conjurer la peur et vivre de vraies élections, quel qu’en soit le résultat.
La démocratie ne tombe pas du ciel, elle est un difficile apprentissage, et les islamistes seront bien obligés de jouer le jeu, comme on le voit depuis quelques semaines en Tunisie où la société civile a fait reculer Ennahda sur plusieurs points importants. Et si les islamistes jouent aujourd’hui le jeu, on peut dire que c’est en partie grâce à l’expérience algérienne qui a tracé une sorte de ligne rouge dans l’inconscient collectif.
Espérons que la mémoire de notre drame servira à préserver les autres pays du cauchemar islamiste.
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