L'auteur des ces lignes est décédé en 1965. Mais sa vision nous est apparue si forte, si originale, en ces temps d'anti-islamisme primaire, que nous avons décidé d'en donner ici un aperçu. Pour Maurice Lombard en effet, à l'époque où, en Europe, nous vivions notre haut Moyen Age, L'islam, lui, réussissait à fondre dans son creuset les restes des plus hautes cultures de l'Orient, et ranimait par contrecoup notre civilisation occidentale, alors gravement affaiblie par les invasions barbares. Nous inaugurons avec ce texte, sous le label "Classiques", la présentation, qui sera épisodique, de textes déjà publiés ailleurs, mais riches en enseignements pour notre temps.
Maurice Lombard (1904-1965) enseignait l'histoire économique du Moyen Age méditerranéen à l'École pratique des hautes études et à l'École normale supérieure de Paris. Le texte présenté ici est extrait de son ouvrage posthume L'islam dans sa première grandeur (Paris, Flammarion, 1971). Parmi ses autres ouvrages importants on notera Espaces et réseaux du haut Moyen Age (Paris, Mouton, 1972) et Monnaie et Histoire d'Alexandre à Mahomet (Paris, Mouton, 1971).
Le monde musulman du VIIIe au XIe siècle n'est pas seulement le point de départ d'une longue histoire: celle des civilisations musulmanes. Il est aussi le point d'arrivée - et jusqu'à présent- d'apogée d'une histoire encore plus longue: celle des civilisations urbaines de l'Orient antique, les plus vieilles civilisations connues de l'humanité déjà un moment regroupées dans l'empire d'Alexandre...
Jetons d'abord un regard vers l'époque des conquêtes arabes (milieu du VIIe-milieu du VIIIe siècle). C'est alors que le monde musulman prend ses visages essentiels.
Ces conquêtes sont, d'abord, le fait des Arabes d'Arabie, chameliers bédouins qui constitueront la première force militaire de l'islam, sous la direction des chefs de La Mecque, eux-mêmes citadins commerçants et armateurs des grandes caravanes. Hors du désert et des zones de pâturage de la péninsule arabique, les Arabes viseront les pays du Croissant fertile: Mésopotamie, Syrie, Égypte.
L'élément arabe s'est donc limité à une seule vague d'envahisseurs, partis d'un désert et non d'un de ces hinterlands de forêts aux clairières cultivées (Europe centrale) ou de steppes à pâturages (Asie) qui ont toujours constitué le réservoir des envahisseurs barbares dont les vagues successives sont venues s'installer dans un Occident rural, forestier et peu peuplé. Ici, une poignée de conquérants s'absorbe rapidement, se fond dans des foules urbaines de civilisation supérieure.
Comment expliquer la facilité et la rapidité de cette conquête? Les Arabes avaient en fait toutes chances d'être accueillis comme des libérateurs par les vieilles populations du monde sémitique de Syrie et de Mésopotamie et par les Égyptiens. Ces peuples, outre la parenté ethnique et linguistique qui liait certains d'entre eux aux Arabes, étaient soumis depuis longtemps à Rome puis à Byzance à l'ouest, à l'Empire perse sassanide à l'est. Ils étaient en état de révolte permanente contre les administrations de Constantinople et de Ctésiphon; révolte, comme toujours en Orient, à coloration religieuse et à fond social. Le domaine byzantin est secoué par des hérésies; le nestorianisme et le monophysisme surtout s'opposent à l'orthodoxie dirigeante. Dans le domaine sassanide se développent le manichéisme, le judaïsme et le christianisme, toutes confessions dirigées contre la religion officielle, le mazdéisme.
Or, les tendances démocratiques, égalitaires et cosmopolites du message islamique répondaient à ces mouvements de révolte sociale et religieuse. D'où, partiellement du moins, la facilité de la conquête.
Le souci d'ordre et de paix pousse aussi les populations citadines à se rallier au conquérant, dont elles attendent une protection contre l'anarchie et les déprédations des nomades. La seule résistance opiniâtre viendra finalement des Berbères qui, comme ils s'étaient jadis soulevés face à Carthage et face à Rome, et comme ils se soulèveront plus tard face aux Turcs, resteront toujours, face à la domination musulmane, en état de résistance ouverte ou larvée.
Les rapports avec les peuples soumis ont été, dans tous les cas, facilités par la tolérance des envahisseurs, gens assez indifférents religieusement, voire sceptiques. Aussi pas de persécutions, pas de conversions forcées. La seule exigence manifestée par les vainqueurs est d'ordre fiscal: un traité de capitulation en bonne et due forme, passé avec les autorités religieuses, garantit, en échange de la levée de l'impôt par les notables des différentes communautés, la liberté du culte et la poursuite de l'activité économique.
La conquête a été si rapide qu'il n'y a pas eu hiatus, coupure, mais bien continuation de l'état préexistant, dans tous les domaines: institutions, rouages et personnel administratifs, procédures, bureaux, impôts et, enfin, monnaies.
La conquête ne s'est pas non plus traduite par des destructions. Il n'y a pas eu de villes brûlées ou mises à sac, la seule exception notable étant le pillage des palais sassanides riches d'or. Donc, pas de désorganisation: les populations soumises fournirent tout naturellement les cadres de l'administration, l'outillage mental de peuples cultivés. Les nouveaux convertis chrétiens, juifs ou perses, ces mawali (clients) comme on les appelle alors, vont jouer un rôle décisif dans l'élaboration de cette civilisation syncrétique qu'est la civilisation "musulmane". Même dans la codification de la grammaire arabe, même dans l'établissement du texte définitif du Coran, interviendront les non-Arabes, fils des vieux peuples de l'Orient rompus aux techniques intellectuelles.
L'Orient musulman, c'est-à-dire les anciens territoires sassanides (Mésopotamie et Iran) et byzantins (Syrie et Égypte), se comporte ainsi comme le creuset d'une civilisation de synthèse qui s'étendra ensuite sur l'ensemble du domaine de l'islam: du côté oriental, vers l'Asie centrale, du côté occidental, vers l'Ifriqiya (Tunisie et Est algérien), le Maghrib al-aqsa (Extrême-Occident), la Berbérie, l'Espagne et la Sicile.
Contrairement à la thèse de Henri Pirenne, c'est, je crois, grâce à la conquête musulmane que l'Occident a repris contact avec les civilisations orientales et, à travers elles, avec les grands mouvements mondiaux de commerce et de culture. Alors que les grandes invasions barbares des IVe et Ve siècles avaient entraîné la régression économique de l'Occident mérovingien puis carolingien, la création du nouvel empire islamique entraîna, pour ce même Occident, un étonnant développement et la relance de sa civilisation.
Si l'on considère maintenant les conséquences profondes de la conquête, trois problèmes doivent être posés nettement et séparément: l'islamisation, l'arabisation, la sémitisation.
L'islamisation c'est la conversion des anciennes populations à la nouvelle religion, l'islam, conversion favorisée par les avantages fiscaux que retiraient de leur ralliement les nouveaux convertis: la suppression de la jizya ou capitation.
L'arabisation doit se comprendre uniquement dans le sens linguistique. Il n'y a pas eu d'infusion notable de sang "arabe". Très peu de traditions proprement "arabes" se sont implantées dans les pays conquis. Ce que l'on appelle souvent à tort l'arabisation, c'est la sémitisation, l'orientalisation, c'est-à-dire l'adoption d'un ensemble de concepts de morale, de tabous, de cosmogonies, de cadres mentaux et de pratiques, qui est celui des populations sémitiques (ou, mieux, sémitisées) de Syrie-Mésopotamie, et surtout de la partie de ces populations qui est motrice, pilote: les populations urbaines, sur lesquelles se sont accumulées les strates de toutes les vieilles civilisations depuis l'antiquité la plus reculée, civilisations qui leur ont communiqué la finesse et le raffinement, les techniques intellectuelles et commerciales, le besoin d'un ordre solidement établi, mais le manque de "vertus guerrières" - si général parmi les populations de la basse Antiquité - qui nécessite l'appel aux mercenaires.
Maurice Lombard (1904-1965) enseignait l'histoire économique du Moyen Age méditerranéen à l'École pratique des hautes études et à l'École normale supérieure de Paris. Le texte présenté ici est extrait de son ouvrage posthume L'islam dans sa première grandeur (Paris, Flammarion, 1971). Parmi ses autres ouvrages importants on notera Espaces et réseaux du haut Moyen Age (Paris, Mouton, 1972) et Monnaie et Histoire d'Alexandre à Mahomet (Paris, Mouton, 1971).
Le monde musulman du VIIIe au XIe siècle n'est pas seulement le point de départ d'une longue histoire: celle des civilisations musulmanes. Il est aussi le point d'arrivée - et jusqu'à présent- d'apogée d'une histoire encore plus longue: celle des civilisations urbaines de l'Orient antique, les plus vieilles civilisations connues de l'humanité déjà un moment regroupées dans l'empire d'Alexandre...
Jetons d'abord un regard vers l'époque des conquêtes arabes (milieu du VIIe-milieu du VIIIe siècle). C'est alors que le monde musulman prend ses visages essentiels.
Ces conquêtes sont, d'abord, le fait des Arabes d'Arabie, chameliers bédouins qui constitueront la première force militaire de l'islam, sous la direction des chefs de La Mecque, eux-mêmes citadins commerçants et armateurs des grandes caravanes. Hors du désert et des zones de pâturage de la péninsule arabique, les Arabes viseront les pays du Croissant fertile: Mésopotamie, Syrie, Égypte.
Les conquérants
arabes? Une poignée
de chameliers reçus
en libérateurs
Mais, à côté de cet élément arabe, les armées de l'islam s'ouvriront aux contingents levés parmi les populations subjuguées, contingents qui prolongeront le mouvement initial: c'est ainsi que les Iraniens pousseront vers l'Asie centrale, les Syro-Égyptiens vers l'Afrique du Nord, les Berbères d'Afrique du Nord, à leur tour, vers l'Espagne et la Sicile.arabes? Une poignée
de chameliers reçus
en libérateurs
L'élément arabe s'est donc limité à une seule vague d'envahisseurs, partis d'un désert et non d'un de ces hinterlands de forêts aux clairières cultivées (Europe centrale) ou de steppes à pâturages (Asie) qui ont toujours constitué le réservoir des envahisseurs barbares dont les vagues successives sont venues s'installer dans un Occident rural, forestier et peu peuplé. Ici, une poignée de conquérants s'absorbe rapidement, se fond dans des foules urbaines de civilisation supérieure.
Comment expliquer la facilité et la rapidité de cette conquête? Les Arabes avaient en fait toutes chances d'être accueillis comme des libérateurs par les vieilles populations du monde sémitique de Syrie et de Mésopotamie et par les Égyptiens. Ces peuples, outre la parenté ethnique et linguistique qui liait certains d'entre eux aux Arabes, étaient soumis depuis longtemps à Rome puis à Byzance à l'ouest, à l'Empire perse sassanide à l'est. Ils étaient en état de révolte permanente contre les administrations de Constantinople et de Ctésiphon; révolte, comme toujours en Orient, à coloration religieuse et à fond social. Le domaine byzantin est secoué par des hérésies; le nestorianisme et le monophysisme surtout s'opposent à l'orthodoxie dirigeante. Dans le domaine sassanide se développent le manichéisme, le judaïsme et le christianisme, toutes confessions dirigées contre la religion officielle, le mazdéisme.
Or, les tendances démocratiques, égalitaires et cosmopolites du message islamique répondaient à ces mouvements de révolte sociale et religieuse. D'où, partiellement du moins, la facilité de la conquête.
Le souci d'ordre et de paix pousse aussi les populations citadines à se rallier au conquérant, dont elles attendent une protection contre l'anarchie et les déprédations des nomades. La seule résistance opiniâtre viendra finalement des Berbères qui, comme ils s'étaient jadis soulevés face à Carthage et face à Rome, et comme ils se soulèveront plus tard face aux Turcs, resteront toujours, face à la domination musulmane, en état de résistance ouverte ou larvée.
Les rapports avec les peuples soumis ont été, dans tous les cas, facilités par la tolérance des envahisseurs, gens assez indifférents religieusement, voire sceptiques. Aussi pas de persécutions, pas de conversions forcées. La seule exigence manifestée par les vainqueurs est d'ordre fiscal: un traité de capitulation en bonne et due forme, passé avec les autorités religieuses, garantit, en échange de la levée de l'impôt par les notables des différentes communautés, la liberté du culte et la poursuite de l'activité économique.
La conquête a été si rapide qu'il n'y a pas eu hiatus, coupure, mais bien continuation de l'état préexistant, dans tous les domaines: institutions, rouages et personnel administratifs, procédures, bureaux, impôts et, enfin, monnaies.
La conquête ne s'est pas non plus traduite par des destructions. Il n'y a pas eu de villes brûlées ou mises à sac, la seule exception notable étant le pillage des palais sassanides riches d'or. Donc, pas de désorganisation: les populations soumises fournirent tout naturellement les cadres de l'administration, l'outillage mental de peuples cultivés. Les nouveaux convertis chrétiens, juifs ou perses, ces mawali (clients) comme on les appelle alors, vont jouer un rôle décisif dans l'élaboration de cette civilisation syncrétique qu'est la civilisation "musulmane". Même dans la codification de la grammaire arabe, même dans l'établissement du texte définitif du Coran, interviendront les non-Arabes, fils des vieux peuples de l'Orient rompus aux techniques intellectuelles.
L'Orient musulman, c'est-à-dire les anciens territoires sassanides (Mésopotamie et Iran) et byzantins (Syrie et Égypte), se comporte ainsi comme le creuset d'une civilisation de synthèse qui s'étendra ensuite sur l'ensemble du domaine de l'islam: du côté oriental, vers l'Asie centrale, du côté occidental, vers l'Ifriqiya (Tunisie et Est algérien), le Maghrib al-aqsa (Extrême-Occident), la Berbérie, l'Espagne et la Sicile.
Au vrai, la conquête
musulmane a sauvé
l'Occident de
sa nuit barbare!
musulmane a sauvé
l'Occident de
sa nuit barbare!
Contrairement à la thèse de Henri Pirenne, c'est, je crois, grâce à la conquête musulmane que l'Occident a repris contact avec les civilisations orientales et, à travers elles, avec les grands mouvements mondiaux de commerce et de culture. Alors que les grandes invasions barbares des IVe et Ve siècles avaient entraîné la régression économique de l'Occident mérovingien puis carolingien, la création du nouvel empire islamique entraîna, pour ce même Occident, un étonnant développement et la relance de sa civilisation.
Si l'on considère maintenant les conséquences profondes de la conquête, trois problèmes doivent être posés nettement et séparément: l'islamisation, l'arabisation, la sémitisation.
L'islamisation c'est la conversion des anciennes populations à la nouvelle religion, l'islam, conversion favorisée par les avantages fiscaux que retiraient de leur ralliement les nouveaux convertis: la suppression de la jizya ou capitation.
L'arabisation doit se comprendre uniquement dans le sens linguistique. Il n'y a pas eu d'infusion notable de sang "arabe". Très peu de traditions proprement "arabes" se sont implantées dans les pays conquis. Ce que l'on appelle souvent à tort l'arabisation, c'est la sémitisation, l'orientalisation, c'est-à-dire l'adoption d'un ensemble de concepts de morale, de tabous, de cosmogonies, de cadres mentaux et de pratiques, qui est celui des populations sémitiques (ou, mieux, sémitisées) de Syrie-Mésopotamie, et surtout de la partie de ces populations qui est motrice, pilote: les populations urbaines, sur lesquelles se sont accumulées les strates de toutes les vieilles civilisations depuis l'antiquité la plus reculée, civilisations qui leur ont communiqué la finesse et le raffinement, les techniques intellectuelles et commerciales, le besoin d'un ordre solidement établi, mais le manque de "vertus guerrières" - si général parmi les populations de la basse Antiquité - qui nécessite l'appel aux mercenaires.
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