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L’Amérique ne soutiendra pas toujours Israël

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    L’Amérique ne soutiendra pas toujours Israël
    ISRAËL - 4 juin 2006 - par PAR TONY JUDT © FINANCIAL TIMES ET JEUNE AFRIQUE 2006. TOUS DROITS RÉSERVÉS.
    L’État d’Israël vient d’avoir 58 ans, mais il reste curieusement immature. Les transformations sociales du pays - et ses nombreuses réussites économiques - n’ont pas apporté la sagesse politique qui accompagne généralement l’âge adulte. Vu de l’extérieur, Israël se comporte comme un adolescent persuadé qu’il est unique, certain que personne ne le « comprend », prompt à s’offenser et à répliquer. Comme beaucoup d’adolescents, Israël est convaincu - et l’affirme avec une grande agressivité - qu’il peut faire ce que bon lui semble, que ses actes sont sans conséquences et qu’il est immortel.
    C’est là, diront les Israéliens, le point de vue partial d’un étranger. Ce qui paraît être, vu de l’extérieur, un pays qui n’en fait qu’à sa tête n’est qu’un petit État indépendant qui fait ce qu’il a toujours fait : il défend ses intérêts dans une région inhospitalière.

    Pourquoi un pays qui se trouve dans une telle situation accepterait-il les critiques de l’étranger ? Mieux encore, pourquoi les prendrait-il en compte ? Parce que le monde a changé. C’est sur ce changement - largement méconnu en Israël - que je voudrais attirer l’attention. Avant 1967, Israël était peut-être un petit pays sur la défensive, mais il n’était pas particulièrement haï, en tout cas pas en Occident. La plupart de ses admirateurs - juifs ou non juifs - ignoraient à peu près tout de la catastrophe palestinienne de 1948. Ils préféraient voir dans l’État juif la dernière incarnation du rêve de socialisme agraire du XXe siècle, un modèle d’énergie créatrice qui faisait « fleurir le désert ».

    Je me rappelle les sympathies résolument pro-israéliennes des étudiants de Cambridge au printemps 1967 avant la guerre des Six-Jours, et le peu d’attention que l’on accordait alors aux Palestiniens ou à la collusion d’Israël avec la France et la Grande-Bretagne lors de la désastreuse aventure de Suez de 1956. Ces sentiments ont duré quelque temps. Les enthousiasmes propalestiniens des groupes extrémistes des années 1960 étaient rejetés au second plan dans l’opinion par la prise de conscience des horreurs de l’Holocauste. Même l’installation des premières colonies illégales et l’invasion du Liban n’ont pas fait basculer l’opinion.

    Aujourd’hui, tout est différent. Nous pouvons voir, rétrospectivement, que la victoire d’Israël en juin 1967 et l’occupation des territoires conquis ont été la nakba de l’État juif : une catastrophe politique et morale. Le comportement d’Israël en Cisjordanie et à Gaza a fait découvrir au monde ses mauvais côtés. Les bavures quotidiennes de l’occupation et de la répression n’ont été longtemps connues que d’une minorité bien informée. Mais aujourd’hui, les terminaux des ordinateurs et les antennes paraboliques ont mis Israël sous une surveillance permanente. La conséquence a été une transformation totale de son image internationale.

    Le symbole universel de l’État hébreu utilisé dans les caricatures politiques est l’Étoile de David écussonnée sur un tank. Désormais, les victimes universelles, la minorité emblématique de la persécution, ce ne sont plus les Juifs, mais les Palestiniens. Ce changement ne fait guère avancer la cause palestinienne, mais il a totalement modifié la vision que l’on a d’Israël. L’invocation de la persécution séculaire n’éveille plus la sympathie. L’État hébreu ne peut plus systématiquement se présenter comme une victime : c’est pour beaucoup une hallucination collective. Pour tout le monde, Israël est un État normal, mais qui se conduit de manière anormale. Quant à l’accusation selon laquelle critiquer Israël serait une forme sournoise d’antisémitisme, elle est en train de devenir autodestructrice : le comportement irresponsable d’Israël et l’obstination à dénoncer toute remarque critique comme de l’antisémitisme sont aujourd’hui les principales sources du sentiment antijuif en Europe occidentale et dans une grande partie de l’Asie.

    Si les dirigeants israéliens ont pu ignorer ces changements, c’est parce qu’ils ont pu compter jusqu’ici sur le soutien sans réserve des États-Unis - le seul pays où l’assertion antisionisme égale antisémitisme a encore un écho dans la classe politique et dans les médias. Cette confiance dans un appui américain inconditionnel pourrait être fatale à Israël. Car les choses bougent en Amérique. Israël et les États-Unis semblent de plus en plus engagés dans une symbiose où la politique de chacun des deux exacerbe leur commune impopularité à l’étranger. Or si Israël n’a d’autres choix que de se tourner vers l’Amérique, les États-Unis sont une grande puissance - et les grandes puissances ont des intérêts qui peuvent faire litière des obsessions locales de leurs États clients les plus proches. Il me semble significatif que la récente étude de John Mearsheimer et Stephen Walt, « The Israel Lobby », publié en mars dans la London Review of Books, ait suscité un tel débat. Il est vrai que, de leur propre aveu, les auteurs n’auraient pas pu publier leur dénonciation de l’influence du « lobby israélien » sur la politique étrangère des États-Unis dans un grand journal américain. Mais l’essentiel est qu’il y a dix ans ils n’auraient probablement pas pu la publier du tout. Et si le débat qui s’est ensuivi a fait plus de bruit qu’il n’a apporté de lumière, il est lourd de sens.

    C’est un fait que la désastreuse invasion de l’Irak et ses séquelles sont en train d’amorcer un profond changement de la politique étrangère américaine. Il devient évident pour d’éminents penseurs du spectre politique - des interventionnistes naguère néoconservateurs comme Francis Fukuyama aux réalistes à tous crins comme Mearsheimer - que, ces dernières années, la perte d’influence internationale des États-Unis et la dégradation de leur image ont été catastrophiques. Il y a beaucoup à faire pour remonter la pente, surtout dans les rapports des États-Unis avec les régions du monde économiquement et stratégiquement vitales. Mais la tâche est impossible tant que la politique étrangère américaine est liée par un cordon ombilical aux besoins et aux soucis d’un petit pays du Proche-Orient qui n’a guère d’importance pour les intérêts à long terme de l’Amérique - un pays qui, selon la formule de Mearsheimer et Walt, est un fardeau stratégique. Cet essai est donc une indication de l’orientation que pourrait prendre aux États-Unis le débat sur leurs liens avec Israël.

    Bien entendu, il a fait l’objet de critiques virulentes - et, comme ils le prévoyaient, les auteurs ont été accusés d’antisémitisme. Mais il est frappant qu’un aussi petit nombre de gens aient pris l’accusation au sérieux, tant elle était prévisible. Ce n’est pas bon pour les Juifs, car cela signifie que le véritable antisémitisme pourrait, lui aussi, ne pas être pris au sérieux. Mais c’est pire pour Israël.

    D’un certain point de vue, l’avenir d’Israël est inquiétant. Ce n’est pas la première fois que l’État juif est en situation périlleuse : obstinément aveugle au risque que ses excès puissent finalement pousser à bout son protecteur et se préoccupant peu de son incapacité à se faire d’autres amis. Pourtant, l’Israël d’aujourd’hui a d’autres options. Précisément parce qu’il est l’objet d’une méfiance généralisée, un changement fondamental de politique (le démantèlement des grands blocs de colonies, l’ouverture sans préalable de négociations avec les Palestiniens, etc.) pourrait avoir des conséquences extrêmement positives.

    Un coup de barre aussi radical imposerait une révision difficile de toutes les illusions qu’entretiennent le pays et ses dirigeants politiques. Israël serait obligé d’admettre qu’il n’a plus un droit spécial à la sympathie et à l’indulgence internationale, que les États-Unis ne seront pas toujours là, que des colonies sont toujours condamnées si l’on n’est pas prêt à expulser ou à exterminer la population indigène.

    D’autres pays et leurs dirigeants l’ont compris : Charles de Gaulle s’est rendu compte que la présence de la France en Algérie était désastreuse pour son pays et, avec un remarquable courage politique, il en est parti. Mais quand il l’a compris, il avait une longue expérience politique et 70 ans. Israël ne peut pas se permettre d’attendre aussi longtemps.
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