J’ai emprunté ce titre à une phrase que j’ai entendu prononcée au colloque du M’PEP organisé en octobre 2011. Je pense que l’idée qu’elle exprime valait la peine d’être développée.
Un parallèle saisissant me paraît en effet s’imposer entre notre monde d’aujourd’hui et l’état de la France à la veille de 1789. Alors le pouvoir décisif était celui de l’aristocratie foncière (la noblesse, rangée derrière son Roi). Aujourd’hui c’est celui de la «ploutocratie» financière aux postes de commande dans le capitalisme des monopoles généralisés. Ce pouvoir était servi par une «noblesse de robe» - une bourgeoisie drapée dans les habits de l’aristocratie. Aujourd’hui le pouvoir des monopoles est servi par une «classe politique» constituée de véritables débiteurs (y compris au sens financier banal du terme), où se retrouvent associés les politiciens de la droite classique et de la gauche électorale. A son tour le pouvoir politique aristocratique/monarchiste de l’Ancien Régime était soutenu par un clergé (catholique en France) dont la fonction était de lui donner l’apparence de légitimité par le développement d’une rhétorique casuistique appropriée. Aujourd’hui les médias sont chargés de cette fonction. Et la casuistique qu’ils développent pour y parvenir et donner l’apparence de légitimité au pouvoir dominant en place est caractéristique des méthodes traditionnelles mises en œuvre par les clergés religieux.
Le présent texte développe cette analyse concernant le «clergé médiatique» contemporain. La question de la «noblesse de robe» que la classe politique d’aujourd’hui représente pourrait faire l’objet d’un traitement parallèle.
Le pouvoir médiatique existe-t-il ?
Un regard rapide sur la réalité du monde, à toutes ses époques, révèlerait la coexistence de pouvoirs multiples. Par exemple dans notre monde moderne le pouvoir économique des grandes entreprises et les pouvoirs politiques – législatifs exécutif, judiciaire – exercés dans un cadre institutionnel défini, «démocratique» ou non. Par exemple les pouvoirs que les idéologies et les croyances (religieuses entre autre) exercent sur les peuples. Par exemple enfin le pouvoir des médias qui diffusent les informations, les sélectionnent, les commentent.
La reconnaissance de cette pluralité relève de la banalité extrême. Car la vraie question qui doit être posée est la suivante : comment ces pouvoirs, dans leur diversité, s’organisent pour se compléter dans leurs effets de construction du tissu social, ou au contraire entrent en conflit sur ce terrain. Bien entendu la réponse à cette question ne peut être que concrète, c’est-à-dire concerner une société donnée à un moment donné de son histoire. Les réflexions qui suivent concernent l’articulation entre les pouvoirs médiatiques et les autres dimensions des pouvoirs sociaux dans le capitalisme contemporain.
Un mot encore concernant le pouvoir médiatique. Une littérature abondante s’emploie à analyser, parmi les qualifications diverses de l’être humain celle de son caractère d’homo communicant. On entend par là que le volume et l’intensité des informations auxquels l’homme moderne a accès, sans commune mesure dit-on avec ce qu’ils étaient dans le passé, auraient véritablement transformé l’individu et la société. C’est peut-être aller un peu vite car, depuis les origines, l’être humain se définit précisément par l’usage de la parole, moyen de communication par excellence. Il reste que l’affirmation de ces propositions concernant le volume et l’intensité de l’information est par elle-même correcte et qu’elle donne de ce fait aux médias qui sont à son origine une puissance et une responsabilité, morale, politique et sociale décuplées. Mais cette constatation n’élude pas la question fondamentale posée : comment s’articule ce pouvoir avec les autres ?
Le pouvoir médiatique dans le capitalisme contemporain, mythe et réalités
Le pouvoir médiatique, pas plus que les autres, n’est pas – n’a jamais été, ne peut pas être – «indépendant». Je n’entends certainement pas par là qu’il est «aux ordres», l’exécutif d’un autre pouvoir (politique, religieux ou économique). Non le pouvoir médiatique peut être – et même est – largement autonome. J’entends par là qu’il est soumis dans son fonctionnement à l’autonomie de la logique qui est la sienne, et qui est distincte des logiques de reproduction des autres pouvoirs. C’était le cas des modes de fonctionnement du clergé catholique dans la France de l’Ancien Régime, comme de tous les autres clergés religieux de l’époque. C’est aujourd’hui le cas des modes de fonctionnement du nouveau clergé médiatique.
Cette autonomie des médias se manifeste également par ses règles propres de déontologie. Et dans ce sens, s’il existe des médias «aux ordres», il en existe tout également qui ne le sont pas. Néanmoins cette autonomie – vantée par l’idéal démocratique sinon toujours sa pratique – n’est pas synonyme d’indépendance, qui est un concept absolu, alors que l’autonomie implique l’articulation (l’interdépendance) entre les différents pouvoirs, dont le médiatique. La question de cette articulation reste donc centrale, incontournable.
Or je prétends que dans le capitalisme contemporain (celui dans lequel nous vivons tous depuis, disons, une quarantaine d’années) un pouvoir suprême tend à s’imposer à tous les autres, qu’il subordonne en les articulant aux exigences de son propre déploiement. Je parle bien entendu d’une tendance – forte – et non d’un état de fait accompli. Car les résistances au déploiement de cette tendance sont puissantes et peut être même se renforcent-elles au fil du temps.
Le pouvoir suprême auquel je fais référence ici est celui des «monopoles généralisés, mondialisés et financiarisés». Je renverrai le lecteur pour plus de précision concernant chacune de ces qualifications à mon ouvrage récent (La crise, sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise, Le Temps des Cerises 2008).
Pour faire court je dirai qu’il s’agit d’un pouvoir économique et que ce pouvoir est le produit d’une évolution qui a conduit à une centralisation extrême de la propriété et de la gestion du capital, sans commune mesure avec ce qu’elle était encore il y a un demi siècle. Ces monopoles (ou oligopoles si vous voulez) contrôlent directement ou indirectement l’ensemble des systèmes productifs (et cela est nouveau) et cela non pas seulement à l’échelle des centres capitalistes traditionnels dominants (les pays «les plus développés», rassemblés dans la triade États-Unis/Europe/Japon) mais tout également à l’échelle mondiale. Certes ici cette tendance – qui se concrétise par des stratégies d’action économique et politique – se heurte à la résistance des pays émergents (la Chine et quelques autres).
Cette transformation qualitative a réduit l’espace d’autonomie relative dont bénéficiait traditionnellement le pouvoir politique dans la triade concernée (laquelle autonomie donnait son sens et sa portée à la «démocratie bourgeoise», les visions de la vie, les idées courantes, les «consensus» voire même les conceptions religieuses, en un mot «l’air du temps»).
Autrement dit ce qui est en construction ce n’est pas comme on le dit vulgairement «une économie de marché», mais bel et bien une «société de marché».
Dans ce cadre les médias – tout comme le politique – voient les espaces de leur autonomie relative rognés. Sans devenir nécessairement des instruments «aux ordres», ils se trouvent invités (et contraints) à remplir des fonctions utiles et nécessaires pour assurer le succès du déploiement du pouvoir suprême des monopoles généralisés.
à suivre
Un parallèle saisissant me paraît en effet s’imposer entre notre monde d’aujourd’hui et l’état de la France à la veille de 1789. Alors le pouvoir décisif était celui de l’aristocratie foncière (la noblesse, rangée derrière son Roi). Aujourd’hui c’est celui de la «ploutocratie» financière aux postes de commande dans le capitalisme des monopoles généralisés. Ce pouvoir était servi par une «noblesse de robe» - une bourgeoisie drapée dans les habits de l’aristocratie. Aujourd’hui le pouvoir des monopoles est servi par une «classe politique» constituée de véritables débiteurs (y compris au sens financier banal du terme), où se retrouvent associés les politiciens de la droite classique et de la gauche électorale. A son tour le pouvoir politique aristocratique/monarchiste de l’Ancien Régime était soutenu par un clergé (catholique en France) dont la fonction était de lui donner l’apparence de légitimité par le développement d’une rhétorique casuistique appropriée. Aujourd’hui les médias sont chargés de cette fonction. Et la casuistique qu’ils développent pour y parvenir et donner l’apparence de légitimité au pouvoir dominant en place est caractéristique des méthodes traditionnelles mises en œuvre par les clergés religieux.
Le présent texte développe cette analyse concernant le «clergé médiatique» contemporain. La question de la «noblesse de robe» que la classe politique d’aujourd’hui représente pourrait faire l’objet d’un traitement parallèle.
Le pouvoir médiatique existe-t-il ?
Un regard rapide sur la réalité du monde, à toutes ses époques, révèlerait la coexistence de pouvoirs multiples. Par exemple dans notre monde moderne le pouvoir économique des grandes entreprises et les pouvoirs politiques – législatifs exécutif, judiciaire – exercés dans un cadre institutionnel défini, «démocratique» ou non. Par exemple les pouvoirs que les idéologies et les croyances (religieuses entre autre) exercent sur les peuples. Par exemple enfin le pouvoir des médias qui diffusent les informations, les sélectionnent, les commentent.
La reconnaissance de cette pluralité relève de la banalité extrême. Car la vraie question qui doit être posée est la suivante : comment ces pouvoirs, dans leur diversité, s’organisent pour se compléter dans leurs effets de construction du tissu social, ou au contraire entrent en conflit sur ce terrain. Bien entendu la réponse à cette question ne peut être que concrète, c’est-à-dire concerner une société donnée à un moment donné de son histoire. Les réflexions qui suivent concernent l’articulation entre les pouvoirs médiatiques et les autres dimensions des pouvoirs sociaux dans le capitalisme contemporain.
Un mot encore concernant le pouvoir médiatique. Une littérature abondante s’emploie à analyser, parmi les qualifications diverses de l’être humain celle de son caractère d’homo communicant. On entend par là que le volume et l’intensité des informations auxquels l’homme moderne a accès, sans commune mesure dit-on avec ce qu’ils étaient dans le passé, auraient véritablement transformé l’individu et la société. C’est peut-être aller un peu vite car, depuis les origines, l’être humain se définit précisément par l’usage de la parole, moyen de communication par excellence. Il reste que l’affirmation de ces propositions concernant le volume et l’intensité de l’information est par elle-même correcte et qu’elle donne de ce fait aux médias qui sont à son origine une puissance et une responsabilité, morale, politique et sociale décuplées. Mais cette constatation n’élude pas la question fondamentale posée : comment s’articule ce pouvoir avec les autres ?
Le pouvoir médiatique dans le capitalisme contemporain, mythe et réalités
Le pouvoir médiatique, pas plus que les autres, n’est pas – n’a jamais été, ne peut pas être – «indépendant». Je n’entends certainement pas par là qu’il est «aux ordres», l’exécutif d’un autre pouvoir (politique, religieux ou économique). Non le pouvoir médiatique peut être – et même est – largement autonome. J’entends par là qu’il est soumis dans son fonctionnement à l’autonomie de la logique qui est la sienne, et qui est distincte des logiques de reproduction des autres pouvoirs. C’était le cas des modes de fonctionnement du clergé catholique dans la France de l’Ancien Régime, comme de tous les autres clergés religieux de l’époque. C’est aujourd’hui le cas des modes de fonctionnement du nouveau clergé médiatique.
Cette autonomie des médias se manifeste également par ses règles propres de déontologie. Et dans ce sens, s’il existe des médias «aux ordres», il en existe tout également qui ne le sont pas. Néanmoins cette autonomie – vantée par l’idéal démocratique sinon toujours sa pratique – n’est pas synonyme d’indépendance, qui est un concept absolu, alors que l’autonomie implique l’articulation (l’interdépendance) entre les différents pouvoirs, dont le médiatique. La question de cette articulation reste donc centrale, incontournable.
Or je prétends que dans le capitalisme contemporain (celui dans lequel nous vivons tous depuis, disons, une quarantaine d’années) un pouvoir suprême tend à s’imposer à tous les autres, qu’il subordonne en les articulant aux exigences de son propre déploiement. Je parle bien entendu d’une tendance – forte – et non d’un état de fait accompli. Car les résistances au déploiement de cette tendance sont puissantes et peut être même se renforcent-elles au fil du temps.
Le pouvoir suprême auquel je fais référence ici est celui des «monopoles généralisés, mondialisés et financiarisés». Je renverrai le lecteur pour plus de précision concernant chacune de ces qualifications à mon ouvrage récent (La crise, sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise, Le Temps des Cerises 2008).
Pour faire court je dirai qu’il s’agit d’un pouvoir économique et que ce pouvoir est le produit d’une évolution qui a conduit à une centralisation extrême de la propriété et de la gestion du capital, sans commune mesure avec ce qu’elle était encore il y a un demi siècle. Ces monopoles (ou oligopoles si vous voulez) contrôlent directement ou indirectement l’ensemble des systèmes productifs (et cela est nouveau) et cela non pas seulement à l’échelle des centres capitalistes traditionnels dominants (les pays «les plus développés», rassemblés dans la triade États-Unis/Europe/Japon) mais tout également à l’échelle mondiale. Certes ici cette tendance – qui se concrétise par des stratégies d’action économique et politique – se heurte à la résistance des pays émergents (la Chine et quelques autres).
Cette transformation qualitative a réduit l’espace d’autonomie relative dont bénéficiait traditionnellement le pouvoir politique dans la triade concernée (laquelle autonomie donnait son sens et sa portée à la «démocratie bourgeoise», les visions de la vie, les idées courantes, les «consensus» voire même les conceptions religieuses, en un mot «l’air du temps»).
Autrement dit ce qui est en construction ce n’est pas comme on le dit vulgairement «une économie de marché», mais bel et bien une «société de marché».
Dans ce cadre les médias – tout comme le politique – voient les espaces de leur autonomie relative rognés. Sans devenir nécessairement des instruments «aux ordres», ils se trouvent invités (et contraints) à remplir des fonctions utiles et nécessaires pour assurer le succès du déploiement du pouvoir suprême des monopoles généralisés.
à suivre
Commentaire