Chaque tribu, milice ou faction revendique sa part du gâteau à l’heure où les autorités de transition censées jouer le rôle d’arbitre suscitent la plus grande méfiance.
La situation politique inextricable en Libye inflige un nouveau camouflet aux chantres de la démocratie aéroportée. La Libye libre est-elle en train de se transformer en un nouvel Irak au bord de la Méditerranée ? L’expédition libératrice lancée par l’Otan pour chasser le potentat libyen Mouammar Kadhafi débouchera-t-elle sur un chaos comparable à celui qui a suivi la destitution du tyran irakien Saddam Husseïn par la voie d’une équipée guerrière menée, elle aussi, au nom de la démocratie ? «Les comparaisons entre la Libye de l’après-Kadhafi et l'Irak aux alentours de 2004 sont tentantes. Le même décor est là, avec des violences entre factions, un gouvernement dont la légitimité est ouvertement contestée et aucune perspective immédiate de retour à une société pacifique », souligne Geoff Porter, analyste au cabinet spécialisé dans la mesure du risque politique et de la gouvernance North Africa Risk Consulting.
Comparaison fondée ou analyse à l'emporte- pièce? Les nouvelles alarmantes en provenance de la Libye laissent, en tout cas, croire que ce pays qui abrite les plus grandes réserves du pétrole en Afrique semble inexorablement sombrer dans le chaos depuis la mort de Kadhafi, le 20 octobre 2011. Depuis le mois de décembre, des jeunes libyens organisent des manifestations récurrentes pour réclamer plus de transparence dans la gestion du pays et l’exclusion des personnalités liées à l’ancien régime. Les manifestants veulent, en outre, savoir où va l’argent généré par la vente d’un million de barils de pétrole par jour.
Autorités transitoires affaiblies
Au cours des dernières semaines, le Conseil national de transition (CNT), l’organe politique de la rébellion, a essuyé des revers qui en disent long sur la grande méfiance qu’il suscite auprès de la population. Le 21 janvier, le siège de ce conseil formé au début de l'insurrection anti-Kadhafi au printemps 2011 à Benghazi a été envahi par les manifestants, après avoir été visé par des grenades artisanales. Le lendemain, le vice-président du CNT Abdelhafidh Ghoga, qui était régulièrement accusé par des manifestants d'être un ex-collaborateur de Kadhafi, a été contraint à la démission, après avoir été victime d'une agression à l'Université de Ghar Younès. Le 23 janvier, des partisans du régime déchu ont pris pendant trois jours le contrôle la ville de Bani Walid, au sud-ouest de Tripoli, après des affrontements sanglants avec des ex-rebelles. Regroupant des ministres de l'ancien régime ayant fait défection, des militants de la société civile et des personnalités tribales, le CNT est reconnu par les Occidentaux mais il n'a jamais été élu. De l’avis des jeunes libyens, l'institution pèche par un mode de gouvernance opaque, toujours basé sur le clientélisme de ses cadres, lesquels se réunissent dans des lieux secrets pour statuer sur l'avenir du pays. «Le CNT est plus affaibli que jamais. Il a voulu jouer le rôle de l'armée égyptienne, en se portant garant de la transition. Mais il n'en a ni l'étoffe ni les moyens pour contrôler la situation», estime Hasni Abidi, directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam), basé à Paris.
Milices armées et tribalisme
Complètement déboussolé par une contestation diffuse, le chef du CNT, Mustapha Abdeljalil a brandi, le 22 janvier, la menace d’une «guerre civile», dénonçant «des mains invisibles qui poussent les manifestants ». S’il est logique de soupçonner des anciens affidés de Kadhafi de souffler sur les braises de la contestation, il n’en demeure pas moins que le véritable danger provient des milices lourdement armées qui font la loi aussi bien en Cyrénaïque (est) qu'en Tripolitaine (ouest). Ces milices constituées en pleine rébellion sur des bases tribales et régionales font régner l'arbitraire sur tout le territoire, rançonnant aux carrefours, arrêtant qui bon leur semble et détenant des prisonniers hors de tout système judiciaire comme ce fut le cas en Irak de l’après-Saddam Hussein. «L'État n'existe plus en Libye. Aujourd’hui, on n’est plus dans le clivage manichéen qu’on nous a servi pendant 6 mois, c'est-à-dire les gentils contre Kadhafi. Il s’agit de Libyens qui se battent entre eux selon des lignes de fracture complexes : locales, tribales, idéologiques dans certains cas voire des conflits d’intérêts. Et tout le monde a des armes», analyse Patrick Haimzadeh, ancien diplomate français à Tripoli de 2001 à 2004.
Casse-tête électoral
Dans ce contexte de «transition difficile» que connaît le pays, selon l'euphémisme de l'ONU, l'hypothèse de la tenue en juin 2012 d'élections pour une assemblée constituante semble plus qu'improbable. Et pour cause: chaque tribu, région, milice ou faction réclame, selon les termes du président du CNT, «une part du gâteau à la hauteur de son poids démographique ou militaire» dans le futur gouvernement. Le système électoral qui sera choisi, quel qu'il soit, fera des mécontents. Un système «un homme, une voix» bénéficierait à la tribu Warfalla, qui compte plus de 2 millions de membres sur une population de 6 millions d’habitants, et lèserait les groupes qui ont grandement contribué à la révolution, à Benghazi, Misrata, Zintane. Une représentation égale pour chaque zone administrative du pays avantagerait les régions désertiques peu peuplées. A l’inverse, une prime accordée aux grandes villes nuirait aux Warfallah, qui sont disséminés à travers le pays, et à Zintane, une ville de petite taille réduite malgré la puissance de sa milice. La situation semble d’autant plus inextricable que la Libye n'a aucun précédent sur lequel s'appuyer. Durant ses 42 ans de règne, Kadhafi n’a jamais organisé d'élections. «L’impasse politique en Libye inflige un nouveau camouflet aux chantres de la démocratie aéroportée. Elle montre que cette médication est le plus souvent pire que la maladie réelle ou prétendue que l’on voudrait traiter», déplore Moncef Ouannès, sociologue tunisien spécialiste de la Libye et auteur de l’ouvrage «Militaires, Élites et Modernisation dans la Libye contemporaine».
Walid Kéfi
La situation politique inextricable en Libye inflige un nouveau camouflet aux chantres de la démocratie aéroportée. La Libye libre est-elle en train de se transformer en un nouvel Irak au bord de la Méditerranée ? L’expédition libératrice lancée par l’Otan pour chasser le potentat libyen Mouammar Kadhafi débouchera-t-elle sur un chaos comparable à celui qui a suivi la destitution du tyran irakien Saddam Husseïn par la voie d’une équipée guerrière menée, elle aussi, au nom de la démocratie ? «Les comparaisons entre la Libye de l’après-Kadhafi et l'Irak aux alentours de 2004 sont tentantes. Le même décor est là, avec des violences entre factions, un gouvernement dont la légitimité est ouvertement contestée et aucune perspective immédiate de retour à une société pacifique », souligne Geoff Porter, analyste au cabinet spécialisé dans la mesure du risque politique et de la gouvernance North Africa Risk Consulting.
Comparaison fondée ou analyse à l'emporte- pièce? Les nouvelles alarmantes en provenance de la Libye laissent, en tout cas, croire que ce pays qui abrite les plus grandes réserves du pétrole en Afrique semble inexorablement sombrer dans le chaos depuis la mort de Kadhafi, le 20 octobre 2011. Depuis le mois de décembre, des jeunes libyens organisent des manifestations récurrentes pour réclamer plus de transparence dans la gestion du pays et l’exclusion des personnalités liées à l’ancien régime. Les manifestants veulent, en outre, savoir où va l’argent généré par la vente d’un million de barils de pétrole par jour.
Autorités transitoires affaiblies
Au cours des dernières semaines, le Conseil national de transition (CNT), l’organe politique de la rébellion, a essuyé des revers qui en disent long sur la grande méfiance qu’il suscite auprès de la population. Le 21 janvier, le siège de ce conseil formé au début de l'insurrection anti-Kadhafi au printemps 2011 à Benghazi a été envahi par les manifestants, après avoir été visé par des grenades artisanales. Le lendemain, le vice-président du CNT Abdelhafidh Ghoga, qui était régulièrement accusé par des manifestants d'être un ex-collaborateur de Kadhafi, a été contraint à la démission, après avoir été victime d'une agression à l'Université de Ghar Younès. Le 23 janvier, des partisans du régime déchu ont pris pendant trois jours le contrôle la ville de Bani Walid, au sud-ouest de Tripoli, après des affrontements sanglants avec des ex-rebelles. Regroupant des ministres de l'ancien régime ayant fait défection, des militants de la société civile et des personnalités tribales, le CNT est reconnu par les Occidentaux mais il n'a jamais été élu. De l’avis des jeunes libyens, l'institution pèche par un mode de gouvernance opaque, toujours basé sur le clientélisme de ses cadres, lesquels se réunissent dans des lieux secrets pour statuer sur l'avenir du pays. «Le CNT est plus affaibli que jamais. Il a voulu jouer le rôle de l'armée égyptienne, en se portant garant de la transition. Mais il n'en a ni l'étoffe ni les moyens pour contrôler la situation», estime Hasni Abidi, directeur du Centre d'études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam), basé à Paris.
Milices armées et tribalisme
Complètement déboussolé par une contestation diffuse, le chef du CNT, Mustapha Abdeljalil a brandi, le 22 janvier, la menace d’une «guerre civile», dénonçant «des mains invisibles qui poussent les manifestants ». S’il est logique de soupçonner des anciens affidés de Kadhafi de souffler sur les braises de la contestation, il n’en demeure pas moins que le véritable danger provient des milices lourdement armées qui font la loi aussi bien en Cyrénaïque (est) qu'en Tripolitaine (ouest). Ces milices constituées en pleine rébellion sur des bases tribales et régionales font régner l'arbitraire sur tout le territoire, rançonnant aux carrefours, arrêtant qui bon leur semble et détenant des prisonniers hors de tout système judiciaire comme ce fut le cas en Irak de l’après-Saddam Hussein. «L'État n'existe plus en Libye. Aujourd’hui, on n’est plus dans le clivage manichéen qu’on nous a servi pendant 6 mois, c'est-à-dire les gentils contre Kadhafi. Il s’agit de Libyens qui se battent entre eux selon des lignes de fracture complexes : locales, tribales, idéologiques dans certains cas voire des conflits d’intérêts. Et tout le monde a des armes», analyse Patrick Haimzadeh, ancien diplomate français à Tripoli de 2001 à 2004.
Casse-tête électoral
Dans ce contexte de «transition difficile» que connaît le pays, selon l'euphémisme de l'ONU, l'hypothèse de la tenue en juin 2012 d'élections pour une assemblée constituante semble plus qu'improbable. Et pour cause: chaque tribu, région, milice ou faction réclame, selon les termes du président du CNT, «une part du gâteau à la hauteur de son poids démographique ou militaire» dans le futur gouvernement. Le système électoral qui sera choisi, quel qu'il soit, fera des mécontents. Un système «un homme, une voix» bénéficierait à la tribu Warfalla, qui compte plus de 2 millions de membres sur une population de 6 millions d’habitants, et lèserait les groupes qui ont grandement contribué à la révolution, à Benghazi, Misrata, Zintane. Une représentation égale pour chaque zone administrative du pays avantagerait les régions désertiques peu peuplées. A l’inverse, une prime accordée aux grandes villes nuirait aux Warfallah, qui sont disséminés à travers le pays, et à Zintane, une ville de petite taille réduite malgré la puissance de sa milice. La situation semble d’autant plus inextricable que la Libye n'a aucun précédent sur lequel s'appuyer. Durant ses 42 ans de règne, Kadhafi n’a jamais organisé d'élections. «L’impasse politique en Libye inflige un nouveau camouflet aux chantres de la démocratie aéroportée. Elle montre que cette médication est le plus souvent pire que la maladie réelle ou prétendue que l’on voudrait traiter», déplore Moncef Ouannès, sociologue tunisien spécialiste de la Libye et auteur de l’ouvrage «Militaires, Élites et Modernisation dans la Libye contemporaine».
Walid Kéfi
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