ARKOUN : L’IMPENSABLE PENSÉE D’UN PENSEUR
par Mohammed Guétarni*
Le Quotidien d'Oran
par Mohammed Guétarni*
Le Quotidien d'Oran
Mohammed Arkoun nous a définitivement quittés. Sa disparition tragique a laissé un vide abyssal dans la sphère intellectuelle musulmane qu’il n’est pas aisé de combler. Le monde de la recherche en islamologie se voit, à partir du 14 septembre 2010, orphelin d’un penseur doublé de philosophe dont le travail est fondé sur des bases essentiellement scientifiques.
Sa pensée est une révolution dans «la pensée religieuse» qui, habituellement, se confine dans une foi plutôt fidéiste que cartésienne. Il est parti un peu tôt, c’est-à-dire au moment où le monde avait plus que jamais besoin d’un maestro comme lui capable d’établir un dialogue entre l’Orient et l’Occident pour rapprocher les deux civilisations. Il a voulu servir, aussi et surtout, de passerelle qui unit les religions révélées. En matière d’Écritures Saintes, le Coran a évoqué, avec un respect martial, «Les Feuilles d’Abraham» (çohof Ibrahim), «Les Psaumes» de David (Zabour de Daoud), «La Thora» de Moïse, «L’Évangile» de Jésus Christ. Dieu ne fait aucune distinction entre ses Prophètes (que le salut de Dieu soit sur Eux). Tous ces Livres révélés sont majestueusement glorifiés dans et par le Coran. Pour nombre de penseurs musulmans éclairés, le Coran n’est ni l’Ancien ni le Nouveau Testament, mais une sorte de Troisième et Dernier Testament divin destiné à l’ensemble de Ses sujets puisque le Prophète Mohammed (QSSSL) est le Sceau des Envoyés de Dieu. Ce qui explique son éternité et, particulièrement, son universalité «Jusqu’à ce que Dieu hérite la terre et ce qui a dessus». Tels sont les fondements basiques sur lesquels s’appuyait le professeur Arkoun pour étayer ses arguments qu’il n’évoque pas du néant.
LE RÉFORMISME ISLAMIQUE DE ARKOUN
Mohammed Arkoun a tracé un sillon rationnel dans la critique islamique. Il a toujours voulu développer une pensée islamique moderniste à même de suivre la marche du temps au lieu d’un Islam archaïque et rétrograde comme le veulent les fondamentalistes révolus et dépassés par leur époque dans laquelle ils se trouvent fourvoyés parce qu’ils n’y comprennent rien. Arkoun était profondément attristé de voir l’Europe, après avoir vécu une longue période ténébreuse du Moyen Âge du 9ème au 16ème siècle, se réveiller de sa torpeur pour entrer de plain-pied dans l’ère du développement technologique alors que le monde musulman, après avoir connu son âge d’or à la même époque, ne cesse de croupir dans son Moyen Âge actuel. Que peut faire la nation musulmane avec des potentats machiavéliques à esprit décadent et comportement déliquescent dont certains sont déchus et d’autres attendent leur tour. Ils sont le levain de la stagnation et, par suite, de la régression de leurs peuples respectifs. Ils n’ont jamais rien fait de mieux que d’invoquer leur idéologie pour s’éterniser au pouvoir et révoquer le savoir avec toutes ses vertus sociales, morales, politiques….
Mohammed Arkoun a toujours plaidé pour un Islam moderne, repensé sans forcément être réformé. C’est-à-dire un Islam adapté aux exigences de notre temps et de notre espace. Il a écrit de nombreux ouvrages dans ce sens, parmi lesquelles, nous citons : La Pensée arabe (Paris, 1975), Lectures du Coran (Paris, 1982), Penser l’islam aujourd’hui (Alger, 1993).
DÉMOCRATIE ET ISLAM SONT-ILS INCOMPATIBLES ?
Le Professeur Arkoun a œuvré pour la destruction des préjugés et l’abolition des «stéréotypes négatifs» dont le Musulman est affublé. Il part de l’idée qu’une nation, quelle qu’elle soit, n’est ni forcément bonne ni foncièrement mauvaise. Elle a des qualités comme elle peut avoir ses défauts. Elle a, aussi, ses forces comme elle a des faiblesses. Telle est, selon notre penseur, la nature de la société humaine. Le monde musulman n’est pas plus mauvais que l’Occident. Ce dernier n’est pas, non plus, l’incarnation du diable matérialisé, matérialiste et athée. De même pour Arkoun, le monde musulman n’est pas défini uniquement par son terrorisme. Le professeur rappelle que le Saint Coran, en tant que «Constitution divine du monde musulman,» plaide pour la démocratie, la consultation entre les membres de la famille, de la communauté et, par suite, de toute la nation pour prendre des décisions consensuelles. Il interdit, par la même, toute forme de fraude électorale – qui est devenue, hélas, une «sainte tradition» très loin d’être saine chez tous les politiques musulmans de l’Atlantique au Golf persique. Les Pouvoirs arabes ont réduit leurs sociétés à la seule obédience. Autrement dit, Mohammed Arkoun souligne fort que l’Islam n’est pas du tout incompatible avec la démocratie et le modernisme. Sa flexibilité le rend modulable et, donc, pérenne à travers les aires et les ères. Mais modernité signifie démocratie. Ce que tous les dirigeants arabes rejettent.
LA LAÏCITÉ EST-ELLE BANNIE EN ISLAM ?
Mohammed Arkoun s’est toujours évertué à démontrer que l’Islam n’est jamais en porte-à-faux avec la laïcité. Terme que les fondamentalistes refusent, mordicus. Certes, ce concept n’a pas la même acception ni la même conception dans d’autres aires culturo-cultuelles, en ce que chaque pays a sa propre Histoire et ses spécificités socioculturelles qui lui sont particulières.
«Je m’efforce depuis des années, à partir de l’exemple si décrié, si mal compris et si mal interprété de l’islam, d’ouvrir les voies d’une pensée fondée sur le comparatisme pour dépasser tous les systèmes de production du sens - qu’ils soient religieux ou laïcs - qui tentent d’ériger le local, l’historique contingent, l’expérience particulière en universel, en transcendantal, en sacré irréductible. Cela implique une égale distance critique à l’égard de toutes les «valeurs» héritées dans toutes les traditions de pensée […] l’expérience laïque déviée vers le laïcisme militant et partisan1».
Selon Arkoun, pour redorer le blason d’un Islam terni par le terrorisme, la misère, l’analphabétisme, l’injustice sociale, le retard technologique, les dictatures des dirigeants sans science ni aucune conscience, il faut qu’il sorte de ses impasses archaïques et s’engage, avec vigueur et détermination, dans le chemin de la modernité. Se moderniser ne signifie aucunement se détourner des valeurs originelles, mais savoir se défaire de certains us sociaux surannés encore en usage. Pour ce faire, il y a lieu de provoquer un électrochoc thérapeutique dans la pensée islamique qui permettrait de réveiller le monde musulman de sa torpeur légendaire et rejoindre le concert du monde moderne sans, pour autant, tomber dans l’hérésie. Il rappelle que l’Islam, la science et le savoir forment le triptyque sur lequel repose une foi pensante. Penser le contraire serait ignorer ses lois (de l’Islam).
«Rien ne se fera sans une subversion des systèmes de pensée religieuse anciens et des idéologies de combat qui les confortent, les réactivent et les relaient. Actuellement, toute intervention subversive est doublement censurée: censure officielle par les États et censure des mouvements islamistes. Dans les deux cas, la pensée moderne et ses acquis scientifiques sont rejetés ou, au mieux, marginalisés. L’enseignement de la religion, l’islam à l’exclusion des autres, est sous la dépendance de l’orthodoxie fondamentaliste2».
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