Par Mahdi Chérif *
Mohamed Chaabani a été suppliciés à l’heure des clartés incertaines du petit jour. Il a regardé sans trembler les visages impavides des exécuteurs commis à ses fins dernières. Pour lui et pour les autres qui ont été suppliciés seuls, dans le noir des cachots, je dédie ces lignes.»
M. C.
Mahdi Cherif, dans cette contribution à l’écriture de l’histoire, va, une fois de plus, au fond des choses. L’exécution du jeune colonel Mohamed Chaabani après une parodie de procès, sur ordre de Ben Bella, a déjà fait couler beaucoup d’encre. Mahdi Chérif, témoin et acteur privilégié des évènements qui se sont déroulés juste après l’indépendance de l’Algérie, évoque cet épisode tragique qui a marqué la mémoire de toute une génération. En démêlant l’écheveau compliqué des actes, et des raisons cachées, des principaux protagonistes qui ont joué un rôle déterminant dans la dynamique qui a conduit le chef de la Wilaya VI devant le peloton d’exécution, il casse des tabous solides. Lorsqu’il évoque Ahmed Bencherif, ancien chef de la Gendarmerie nationale, son analyse est d’une grande sévérité. Il précise cependant, — nous le citons — : «A aucun moment, je ne fais la confusion entre l’homme et l’institution. La Gendarmerie nationale, corps d’élite, corps de sécurité prestigieux de la République, a fait son devoir dans les moments les plus tragiques de l’histoire récente de l’Algérie. Des hommes de courage et de conviction, officiers de la Gendarmerie nationale, ont su dire “halte !” aux dérives et “non !” aux ukases quand Ahmed Bencherif considérait la gendarmerie comme un legs parental et que ses ordres contrevenaient au droit ou lorsqu’ils heurtaient leur conscience. Ils furent nombreux : Youssef Bensid, Mokrane Aït Mahdi, Lakhdar Belhadj ou encore Mohamed Touati pour ne citer que les plus connus. Le grand bourreau a dû faire appel à d’autres, proches de sa personne ceux-là, pour sa carrière macabre de croque-cadavres. En exhumant de l’oubli la personnalité attachante de Mohamed Chaabani et en essayant de rendre leur juste dû à ceux qui ont joué un rôle dans sa condamnation à mort, j’ai voulu absoudre mon âme du péché de silence pour rentrer, quand l’heure sera venue, l’âme en paix dans la paix du seigneur.»
R. N.
Le colonel Mohamed Chaabane dit «Chaabani» est, en 1962, le plus jeune colonel de l’ALN. Il est né le 4 septembre I934, à Oumèche (Biskra). Successeur du colonel Ahmed Benabderrazak, dit Si El Haouès, tombé face à l’ennemi le 29 mars 1959 à Djebel Thameur, près de Boussada, il est le chef de la Wilaya VI (Sahara) pendant les trois dernières années de la guerre de Libération. Il n’a jamais voulu, sans doute par modestie naturelle, arborer l’insigne du grade de colonel que lui confère le GPRA en I961. Le jeune chef de la Wilaya VI paye le prix de son implication dans les concurrences qui font rage au sein du gotha politique qui s’accapare du pouvoir au lendemain de l’indépendance. La période du 19 mars 1962 à septembre 1964, date de son exécution, est riche en manœuvres de toutes sortes où le chef de la Wilaya VI est entraîné, quelquefois malgré lui. Allié sincère et déterminé de Ben Bella, lors de la course vers Alger, au lendemain de l’indépendance, il se heurte à ce dernier qui a sa propre vision sur le pouvoir, sur la façon de le conquérir, comment l’exercer et avec quels hommes l’exercer. Très vite, les heurts des ambitions et les calculs des uns et des autres créent une situation telle que chacun des responsables au sommet de l’Etat recherche des alliances parmi les chefs de Wilaya encore dans l’ANP, pour conforter sa position. Le jeune colonel ne sut pas rester à l’écart de l’imbroglio algérois qui se complique constamment. Houari Boumediène ne peut envisager son action à la tête du ministère de la Défense nationale sans le départ obtenu, d’une façon ou d’une autre, de tous ceux qui ne rentrent pas dans le moule de l’obéissance telle que codifiée par lui. Il s’attaque d’abord à ceux qui se sont ligués contre l’EMG, après la réunion inachevée du CNRA et qui ont tenté de lui barrer la route, par les armes, en juillet-août 1962 : Moh Ou El Hadj, Salah Boubnider et Hassen Khatib, puis aux autres qui lui rappellent, trop souvent à son gré, qu’il leur doit sa deuxième carrière. Le colonel Zbiri, chef de la Wilaya de l’Aurès est fourvoyé rapidement dans une mission qui ressemble à une antichambre de mise à la retraite, la direction de l’Académie de Cherchell. Chaabani, qui est l’objet de sollicitations nombreuses et intéressées de la part de Ben Bella et de Khider, pose un vrai problème à Boumediène. Le chef de la Wilaya VI ne veut à aucun prix quitter son commandement à Biskra. Il ne veut pas entendre parler de l’affectation en Wilaya VI des officiers désignés par Abdelkader Chabou, officier issu de l’armée française, qui devient après l’indépendance le plus proche collaborateur du ministre de la Défense. Fort du préjugé favorable dont il bénéficie auprès du président de la République et de Mohamed Khider, Chaabani entre en conflit ouvert avec Houari Boumediène. Ses griefs sont d’abord réduits à un seul objet, puis la confrontation devenant ouverte, ils s’élargissent et prennent de l’ampleur. Le premier objet de la colère de Chaabani est la place de plus en plus prépondérante, au sein du commandement de l’armée, des plus en vue parmi ceux qui sont venus s’intégrer à l’ALN pendant la guerre de Libération. Ils sont accusés par lui de viser, par un entrisme envahissant, tous les postes de décision au sein de l’ANP. Le deuxième congrès du FLN, qui se déroule dans la salle du cinéma Afrique en avril 1964, à Alger, est pour lui l’occasion de dire tout «le bien» qu’il pense de ce parti-pris de Houari Boumediène pour les quatre ou cinq officiers algériens qui ont fait leurs classes en Indochine, en Allemagne ou tout simplement dans les écoles de guerre françaises. Il voue à Chabou, à Zerguini, à Hoffman, à Boutella et surtout à Ahmed Bencherif, une méfiance tenace. Il change cependant son jugement quand il évoque les jeunes gens qui, fuyant les casernes françaises, ont rejoint l’ALN pendant la guerre de Libération nationale. Il n’ignore pas que ce n’est pas Houari Boumediène qui les a accueillis à bras ouverts, mais bel et bien un des géniteurs de la révolution — et quel géniteur ! — puisqu’il s’agit de Krim Belkacem. A Boumediène qui interroge : «qu’est-ce qui est préférable, réorganiser l’armée avec des Algériens ou faire appel à des étrangers ?» Il rétorque qu’il ne vise pas ceux qui ont commandé, dans les moments les plus forts de la guerre, des unités engagées chaque jour contre les forces françaises et tout en rendant hommage aux dizaines de «DAF» morts les armes à la main aux côtés de leur frères moudjahidine. Il précise : «Je vise la demi-douzaine de mercenaires qui se “cachent” derrière Boumediène, qui ont les mains libres pour tout se permettre au sein de l’ANP.» Il dit craindre que, profitant de sa position, Chabou ne soit tenté, un jour ou l’autre, par une opération «d’aimantage» pour attirer ceux qui ont eu le même parcours que le sien pour constituer une force avec laquelle il faudra compter. Sa prévention à l’égard de Chabou et de son entourage («ils travaillent pour la France») bâtie sur des jugements de valeur subjectifs, beaucoup plus que sur des éléments de preuves irréfutables, démontre que le jeune chef de la Wilaya VI est à la recherche de pièces «rapportées» à introduire dans son dossier et qu’il se saisit du grief «popularisé» par les compétiteurs de ces soldats de carrière qui affirment n’avoir d’autre ambition que celle de servir l’armée de leur pays. Cette obsession de «la main de l’étranger» aura la vie longue. Chadli Bendjedid, le 27 novembre 2008, à Tarf, lors du colloque consacré au créateur de la Base de l’Est, Amara Bouglez, reprendra à son compte la fable de l’infiltration de la révolution par «la promotion Lacoste». Dans son désir de régler ses comptes avec Khaled Nezzar, qu’il cite nommément, l’homme qui l’a empêché de brader l’Algérie pour un demi-mandat, il prononce des mots d’une extrême gravité : «Sentant la fin de leur présence sur notre sol, les Français ont préparé leur supplétifs… » L’avenir — trois décennies plus tard — démontrera que cette crainte de certains maquisards, sincère chez Chaabani, obéissant aux circonstances chez d’autres, de voir l’Algérie retomber dans l’escarcelle des Français à l’issue du «complot» ourdi par de Gaulle et muri sur le long terme, se révélera infondée. Ce sera, pour l’essentiel, les anciens élèves des écoles de guerre d’outre-Méditerranée et les déserteurs des casernes françaises, trop longtemps victimes de jugements injustes et outranciers, qui, devenus chefs de l’ANP, barreront la route à l’intégrisme et sauveront la République. Chaabani, outre son opinion bien arrêtée sur la poignée de collaborateurs immédiats de Houari Boumediène, est animé par une forte prévention contre les rejetons des grands notables.
Mohamed Chaabani a été suppliciés à l’heure des clartés incertaines du petit jour. Il a regardé sans trembler les visages impavides des exécuteurs commis à ses fins dernières. Pour lui et pour les autres qui ont été suppliciés seuls, dans le noir des cachots, je dédie ces lignes.»
M. C.
Mahdi Cherif, dans cette contribution à l’écriture de l’histoire, va, une fois de plus, au fond des choses. L’exécution du jeune colonel Mohamed Chaabani après une parodie de procès, sur ordre de Ben Bella, a déjà fait couler beaucoup d’encre. Mahdi Chérif, témoin et acteur privilégié des évènements qui se sont déroulés juste après l’indépendance de l’Algérie, évoque cet épisode tragique qui a marqué la mémoire de toute une génération. En démêlant l’écheveau compliqué des actes, et des raisons cachées, des principaux protagonistes qui ont joué un rôle déterminant dans la dynamique qui a conduit le chef de la Wilaya VI devant le peloton d’exécution, il casse des tabous solides. Lorsqu’il évoque Ahmed Bencherif, ancien chef de la Gendarmerie nationale, son analyse est d’une grande sévérité. Il précise cependant, — nous le citons — : «A aucun moment, je ne fais la confusion entre l’homme et l’institution. La Gendarmerie nationale, corps d’élite, corps de sécurité prestigieux de la République, a fait son devoir dans les moments les plus tragiques de l’histoire récente de l’Algérie. Des hommes de courage et de conviction, officiers de la Gendarmerie nationale, ont su dire “halte !” aux dérives et “non !” aux ukases quand Ahmed Bencherif considérait la gendarmerie comme un legs parental et que ses ordres contrevenaient au droit ou lorsqu’ils heurtaient leur conscience. Ils furent nombreux : Youssef Bensid, Mokrane Aït Mahdi, Lakhdar Belhadj ou encore Mohamed Touati pour ne citer que les plus connus. Le grand bourreau a dû faire appel à d’autres, proches de sa personne ceux-là, pour sa carrière macabre de croque-cadavres. En exhumant de l’oubli la personnalité attachante de Mohamed Chaabani et en essayant de rendre leur juste dû à ceux qui ont joué un rôle dans sa condamnation à mort, j’ai voulu absoudre mon âme du péché de silence pour rentrer, quand l’heure sera venue, l’âme en paix dans la paix du seigneur.»
R. N.
Le colonel Mohamed Chaabane dit «Chaabani» est, en 1962, le plus jeune colonel de l’ALN. Il est né le 4 septembre I934, à Oumèche (Biskra). Successeur du colonel Ahmed Benabderrazak, dit Si El Haouès, tombé face à l’ennemi le 29 mars 1959 à Djebel Thameur, près de Boussada, il est le chef de la Wilaya VI (Sahara) pendant les trois dernières années de la guerre de Libération. Il n’a jamais voulu, sans doute par modestie naturelle, arborer l’insigne du grade de colonel que lui confère le GPRA en I961. Le jeune chef de la Wilaya VI paye le prix de son implication dans les concurrences qui font rage au sein du gotha politique qui s’accapare du pouvoir au lendemain de l’indépendance. La période du 19 mars 1962 à septembre 1964, date de son exécution, est riche en manœuvres de toutes sortes où le chef de la Wilaya VI est entraîné, quelquefois malgré lui. Allié sincère et déterminé de Ben Bella, lors de la course vers Alger, au lendemain de l’indépendance, il se heurte à ce dernier qui a sa propre vision sur le pouvoir, sur la façon de le conquérir, comment l’exercer et avec quels hommes l’exercer. Très vite, les heurts des ambitions et les calculs des uns et des autres créent une situation telle que chacun des responsables au sommet de l’Etat recherche des alliances parmi les chefs de Wilaya encore dans l’ANP, pour conforter sa position. Le jeune colonel ne sut pas rester à l’écart de l’imbroglio algérois qui se complique constamment. Houari Boumediène ne peut envisager son action à la tête du ministère de la Défense nationale sans le départ obtenu, d’une façon ou d’une autre, de tous ceux qui ne rentrent pas dans le moule de l’obéissance telle que codifiée par lui. Il s’attaque d’abord à ceux qui se sont ligués contre l’EMG, après la réunion inachevée du CNRA et qui ont tenté de lui barrer la route, par les armes, en juillet-août 1962 : Moh Ou El Hadj, Salah Boubnider et Hassen Khatib, puis aux autres qui lui rappellent, trop souvent à son gré, qu’il leur doit sa deuxième carrière. Le colonel Zbiri, chef de la Wilaya de l’Aurès est fourvoyé rapidement dans une mission qui ressemble à une antichambre de mise à la retraite, la direction de l’Académie de Cherchell. Chaabani, qui est l’objet de sollicitations nombreuses et intéressées de la part de Ben Bella et de Khider, pose un vrai problème à Boumediène. Le chef de la Wilaya VI ne veut à aucun prix quitter son commandement à Biskra. Il ne veut pas entendre parler de l’affectation en Wilaya VI des officiers désignés par Abdelkader Chabou, officier issu de l’armée française, qui devient après l’indépendance le plus proche collaborateur du ministre de la Défense. Fort du préjugé favorable dont il bénéficie auprès du président de la République et de Mohamed Khider, Chaabani entre en conflit ouvert avec Houari Boumediène. Ses griefs sont d’abord réduits à un seul objet, puis la confrontation devenant ouverte, ils s’élargissent et prennent de l’ampleur. Le premier objet de la colère de Chaabani est la place de plus en plus prépondérante, au sein du commandement de l’armée, des plus en vue parmi ceux qui sont venus s’intégrer à l’ALN pendant la guerre de Libération. Ils sont accusés par lui de viser, par un entrisme envahissant, tous les postes de décision au sein de l’ANP. Le deuxième congrès du FLN, qui se déroule dans la salle du cinéma Afrique en avril 1964, à Alger, est pour lui l’occasion de dire tout «le bien» qu’il pense de ce parti-pris de Houari Boumediène pour les quatre ou cinq officiers algériens qui ont fait leurs classes en Indochine, en Allemagne ou tout simplement dans les écoles de guerre françaises. Il voue à Chabou, à Zerguini, à Hoffman, à Boutella et surtout à Ahmed Bencherif, une méfiance tenace. Il change cependant son jugement quand il évoque les jeunes gens qui, fuyant les casernes françaises, ont rejoint l’ALN pendant la guerre de Libération nationale. Il n’ignore pas que ce n’est pas Houari Boumediène qui les a accueillis à bras ouverts, mais bel et bien un des géniteurs de la révolution — et quel géniteur ! — puisqu’il s’agit de Krim Belkacem. A Boumediène qui interroge : «qu’est-ce qui est préférable, réorganiser l’armée avec des Algériens ou faire appel à des étrangers ?» Il rétorque qu’il ne vise pas ceux qui ont commandé, dans les moments les plus forts de la guerre, des unités engagées chaque jour contre les forces françaises et tout en rendant hommage aux dizaines de «DAF» morts les armes à la main aux côtés de leur frères moudjahidine. Il précise : «Je vise la demi-douzaine de mercenaires qui se “cachent” derrière Boumediène, qui ont les mains libres pour tout se permettre au sein de l’ANP.» Il dit craindre que, profitant de sa position, Chabou ne soit tenté, un jour ou l’autre, par une opération «d’aimantage» pour attirer ceux qui ont eu le même parcours que le sien pour constituer une force avec laquelle il faudra compter. Sa prévention à l’égard de Chabou et de son entourage («ils travaillent pour la France») bâtie sur des jugements de valeur subjectifs, beaucoup plus que sur des éléments de preuves irréfutables, démontre que le jeune chef de la Wilaya VI est à la recherche de pièces «rapportées» à introduire dans son dossier et qu’il se saisit du grief «popularisé» par les compétiteurs de ces soldats de carrière qui affirment n’avoir d’autre ambition que celle de servir l’armée de leur pays. Cette obsession de «la main de l’étranger» aura la vie longue. Chadli Bendjedid, le 27 novembre 2008, à Tarf, lors du colloque consacré au créateur de la Base de l’Est, Amara Bouglez, reprendra à son compte la fable de l’infiltration de la révolution par «la promotion Lacoste». Dans son désir de régler ses comptes avec Khaled Nezzar, qu’il cite nommément, l’homme qui l’a empêché de brader l’Algérie pour un demi-mandat, il prononce des mots d’une extrême gravité : «Sentant la fin de leur présence sur notre sol, les Français ont préparé leur supplétifs… » L’avenir — trois décennies plus tard — démontrera que cette crainte de certains maquisards, sincère chez Chaabani, obéissant aux circonstances chez d’autres, de voir l’Algérie retomber dans l’escarcelle des Français à l’issue du «complot» ourdi par de Gaulle et muri sur le long terme, se révélera infondée. Ce sera, pour l’essentiel, les anciens élèves des écoles de guerre d’outre-Méditerranée et les déserteurs des casernes françaises, trop longtemps victimes de jugements injustes et outranciers, qui, devenus chefs de l’ANP, barreront la route à l’intégrisme et sauveront la République. Chaabani, outre son opinion bien arrêtée sur la poignée de collaborateurs immédiats de Houari Boumediène, est animé par une forte prévention contre les rejetons des grands notables.
Commentaire