1. Pouvez-vous nous expliquer la genèse de cet essai et le choix de l’anonymat ?
Comme beaucoup de monde, j’ai été frappé par ce que l’on a appelé l’affaire de Tarnac. Pour rappel, fin 2008, une dizaine de jeunes gens vivant essentiellement dans le village corrézien de Tarnac se fait arrêter de manière extrêmement brutale et médiatique par la police et les brigades de l’anti-terrorisme avec comme chef d’inculpation le sabotage de voies ferrées de Trains à Grande Vitesse. Le nom de Julien Coupat ressort particulièrement car il est supposé être le cerveau de ce groupe appartenant à l’ultra gauche et auteur d’un ouvrage intitulé L’insurrection qui vient, rédigé sous le prête-nom de « Comité invisible » et qui annoncerait les actes de terrorisme à venir.
Cette publication d’inspiration plutôt situationniste fait suite à d’autres, notamment celles du groupe Tiqqun, dont la plus connue est la fameuse « théorie de la Jeune-Fille » (jeunisme et féminisme comme outils de contrôle social). Ayant circulé moi-même pendant des années dans les milieux d’extrême gauche, d’abord à l’université de Paris 8 (Vincennes/Saint-Denis) où j’ai fait mes études, puis dans les squats et les réseaux anarcho-autonomes-libertaires, pour finir par l’action syndicaliste sur mon lieu de travail, il m’est arrivé à plusieurs reprises, dans des soirées ou des réunions, de croiser la route de certains membres de cette nébuleuse intellectuelle et militante. Quelle ne fut pas ma surprise quand je les ai vus placés au cœur de l’attention médiatique, et en plus de cette façon ! Même si je n’ai jamais été un de leurs amis proches, j’ai senti le vent du boulet passer, car nous fréquentions les mêmes cercles. Je n’ai pas pu m’empêcher de me sentir concerné par ce qui leur arrivait et j’ai donc commencé à suivre systématiquement tout ce qui touchait à cette affaire.
Dans la même période, quelqu’un m’avait demandé de faire une conférence sur l’ingénierie sociale, thème sur lequel je travaillais depuis un certain temps. Quand il a commencé à apparaître que ce groupe de Tarnac n’était qu’un bouc émissaire, les dégradations de voies ferrées ayant été revendiquées par des écologistes allemands, je me suis mis à rédiger un texte qui associerait les deux thèmes qui m’occupaient. Après l’annulation du projet de conférence, je suis parti sur l’écriture d’un article assez long, qui a rapidement atteint la taille d’un opuscule. N’ayant pas encore d’éditeur à l’époque, je l’ai mis directement sur Internet, avec le titre « Ingénierie sociale et mondialisation ». Par solidarité et hommage envers ce groupe de Tarnac, j’ai repris le prête-nom d’auteur de « Comité invisible », ce qui a attiré l’attention de quelques personnes, dont Aude Lancelin, qui en a fait un article dans Le Nouvel Observateur. Quand les éditions Max Milo l’ont publié dans une version revue et augmentée, nous avons demandé à Éric Hazan, l’éditeur du premier Comité invisible, s’il acceptait de nous accorder la franchise, et il a refusé. D’où la publication sous anonymat, car l’identité des auteurs n’a pas d’importance, seul compte le texte, que j’ai écrit comme un manuel d’introduction à quelque chose de méconnu, pas pour attirer l’attention sur moi.
2. Gouverner par le chaos porte pour sous-titre « Ingénierie sociale et mondialisation ». Qu’est-ce que l’ingénierie sociale ? En quoi est-elle liée à la mondialisation ?
En un mot, l’ingénierie sociale, le social engineering, consiste à considérer le fait social comme un objet. Normalement, le fait social est considéré comme subjectif. Un groupe social est constitué par des sujets individuels, qui, ensemble se mettent à constituer un sujet collectif. Ça, c’est l’approche classique, qui induit un rapport d’interlocution, puisqu’on est dans des rapports intersubjectifs, de sujets à sujets. Ces rapports d’interlocution sont médiatisés par le langage (du moins par un code) et peuvent être pacifiques, belliqueux, neutres, ou de toute autre nature. Dans tous les cas, on s’adresse la parole, oralement ou par écrit, voire on s’apostrophe, on s’engueule ou on se menace, mais on reste des « sujets parlants », comme dit la psychanalyse. En un mot, je produis des signes et j’attends qu’on me réponde.
À l’opposé, dans une approche d’ingénierie, la sphère du sujet parlant est littéralement zappée. Tout est dé-subjectivé. Ici, on ne se parle plus. Autrui n’est donc plus l’adresse d’une interlocution mais l’objet d’une gestion, d’un contrôle, d’un management. Les idées, les émotions, les vécus, tout est objectivé. Autrui, mais aussi soi-même, peuvent alors être décrits comme des objets « en chantier », c’est-à-dire à reconfigurer, à reformater, à réinitialiser, un peu comme en informatique, en génétique ou dans le BTP, d’où l’appellation d’ingénierie, qui n’est même pas métaphorique. Il s’agit bel et bien de « faire des travaux » sur la subjectivité, de recombiner les parties, etc. Cette mécanisation de l’humain vient directement de l’approche cybernétique. Quelque part, c’est le mépris maximum pour le vivant. En même temps, c’est le type de relation à autrui que l’Occident libéral-libertaire essaie de normaliser sous le concept de « mondialisation » : relation instrumentale, de soi à soi, ou de soi à autrui.
Compte tenu que sur un chantier il est souvent moins coûteux de tout casser et de tout reconstruire à neuf que de modifier l’ancien, on voit où cela peut mener dans les sociétés humaines. Cela revient à normaliser un rapport à autrui complètement psychopathe. 1) Le sujet est un objet, 2) je peux le détruire pour un bien supérieur (ou que j’estime tel). Je sais qu’il existe en France un diplôme d’ingénierie sociale pour les gens qui veulent travailler dans le social. Mais justement, le vrai travail social est aux antipodes de l’esprit de l’ingénierie et consiste à réinjecter du langage, de l’interlocution, du sujet parlant, donc du respect, dans les couches populaires. À mon humble avis, le nom de ce diplôme devrait être changé.
3. Qui sont, aujourd’hui, les principaux ingénieurs sociaux ?
On pourrait reformuler : qui, aujourd’hui, considère autrui comme un objet ? Je cite pas mal de noms dans mon bouquin. Ils se répartissent en catégories. Globalement, il faut distinguer :
1) les « petites mains », qui font de l’ingénierie sociale au quotidien dans leur travail et qui sont souvent des idiots utiles du système, tous ces gens qui travaillent dans le consulting, le management, le marketing, le business, la stratégie militaire, le Renseignement, l’informatique de haut niveau (intelligence artificielle, cryptologie), la robotique, la sécurité des systèmes, etc. ;
2) les « concepteurs », qui sont souvent des esprits très brillants, plus ou moins conscients du danger de leurs recherches, les Norbert Wiener, Kurt Lewin, Pavlov, Skinner, Albert Bandura et autres Gregory Bateson ;
3) les « salauds », eux-mêmes subdivisés en deux sous-catégories : les financiers dans la haute banque, avec leur projet de gouvernement mondial, écrit noir sur blanc et assumé en toutes lettres par un David Rockefeller dans ses Mémoires ; et les planificateurs tels que Edward Bernays (et la « com’ »), Milton Friedman (et la stratégie du choc), Zbigniew Brzezinski (et le tittytainement) ou Georges Soros (et les révolutions colorées).
Quant au corpus bibliographique, il est assez vaste et n’est pas toujours perçu comme procédant d’une même inspiration. On peut citer quelques célèbres textes aux origines douteuses, ce qui n’a à ce stade aucune importance car c’est la méthodologie qu’il faut retenir : Les Protocoles des Sages de Sion, ainsi que Armes silencieuses pour guerres tranquilles, voire le plan Pike-Mazini ; ensuite, tout ce qui tourne autour de la guerre cognitive/guerre psychologique/guerre culturelle (Gramsci, la mémétique) ; les publications de l’École de Guerre Économique fondée par Christian Harbulot ; les recherches de l’historien de la publicité Stuart Ewen, notamment son ouvrage Consciences sous influence qui synthétise beaucoup de données.
Deux textes récents définissent également des programmes : le mémo révélé par Wikileaks de Charles Rivkin, ambassadeur des USA en France, qui ambitionne de reformater la culture française dans un sens plus américanophile en s’appuyant sur les minorités, et l’étude pour la RAND Corporation de la féministe Cheryl Benard, Civil democratic Islam. Partners resources and strategies, qui vise à adapter l’Islam à la modernité libérale occidentale.
Comme beaucoup de monde, j’ai été frappé par ce que l’on a appelé l’affaire de Tarnac. Pour rappel, fin 2008, une dizaine de jeunes gens vivant essentiellement dans le village corrézien de Tarnac se fait arrêter de manière extrêmement brutale et médiatique par la police et les brigades de l’anti-terrorisme avec comme chef d’inculpation le sabotage de voies ferrées de Trains à Grande Vitesse. Le nom de Julien Coupat ressort particulièrement car il est supposé être le cerveau de ce groupe appartenant à l’ultra gauche et auteur d’un ouvrage intitulé L’insurrection qui vient, rédigé sous le prête-nom de « Comité invisible » et qui annoncerait les actes de terrorisme à venir.
Cette publication d’inspiration plutôt situationniste fait suite à d’autres, notamment celles du groupe Tiqqun, dont la plus connue est la fameuse « théorie de la Jeune-Fille » (jeunisme et féminisme comme outils de contrôle social). Ayant circulé moi-même pendant des années dans les milieux d’extrême gauche, d’abord à l’université de Paris 8 (Vincennes/Saint-Denis) où j’ai fait mes études, puis dans les squats et les réseaux anarcho-autonomes-libertaires, pour finir par l’action syndicaliste sur mon lieu de travail, il m’est arrivé à plusieurs reprises, dans des soirées ou des réunions, de croiser la route de certains membres de cette nébuleuse intellectuelle et militante. Quelle ne fut pas ma surprise quand je les ai vus placés au cœur de l’attention médiatique, et en plus de cette façon ! Même si je n’ai jamais été un de leurs amis proches, j’ai senti le vent du boulet passer, car nous fréquentions les mêmes cercles. Je n’ai pas pu m’empêcher de me sentir concerné par ce qui leur arrivait et j’ai donc commencé à suivre systématiquement tout ce qui touchait à cette affaire.
Dans la même période, quelqu’un m’avait demandé de faire une conférence sur l’ingénierie sociale, thème sur lequel je travaillais depuis un certain temps. Quand il a commencé à apparaître que ce groupe de Tarnac n’était qu’un bouc émissaire, les dégradations de voies ferrées ayant été revendiquées par des écologistes allemands, je me suis mis à rédiger un texte qui associerait les deux thèmes qui m’occupaient. Après l’annulation du projet de conférence, je suis parti sur l’écriture d’un article assez long, qui a rapidement atteint la taille d’un opuscule. N’ayant pas encore d’éditeur à l’époque, je l’ai mis directement sur Internet, avec le titre « Ingénierie sociale et mondialisation ». Par solidarité et hommage envers ce groupe de Tarnac, j’ai repris le prête-nom d’auteur de « Comité invisible », ce qui a attiré l’attention de quelques personnes, dont Aude Lancelin, qui en a fait un article dans Le Nouvel Observateur. Quand les éditions Max Milo l’ont publié dans une version revue et augmentée, nous avons demandé à Éric Hazan, l’éditeur du premier Comité invisible, s’il acceptait de nous accorder la franchise, et il a refusé. D’où la publication sous anonymat, car l’identité des auteurs n’a pas d’importance, seul compte le texte, que j’ai écrit comme un manuel d’introduction à quelque chose de méconnu, pas pour attirer l’attention sur moi.
2. Gouverner par le chaos porte pour sous-titre « Ingénierie sociale et mondialisation ». Qu’est-ce que l’ingénierie sociale ? En quoi est-elle liée à la mondialisation ?
En un mot, l’ingénierie sociale, le social engineering, consiste à considérer le fait social comme un objet. Normalement, le fait social est considéré comme subjectif. Un groupe social est constitué par des sujets individuels, qui, ensemble se mettent à constituer un sujet collectif. Ça, c’est l’approche classique, qui induit un rapport d’interlocution, puisqu’on est dans des rapports intersubjectifs, de sujets à sujets. Ces rapports d’interlocution sont médiatisés par le langage (du moins par un code) et peuvent être pacifiques, belliqueux, neutres, ou de toute autre nature. Dans tous les cas, on s’adresse la parole, oralement ou par écrit, voire on s’apostrophe, on s’engueule ou on se menace, mais on reste des « sujets parlants », comme dit la psychanalyse. En un mot, je produis des signes et j’attends qu’on me réponde.
À l’opposé, dans une approche d’ingénierie, la sphère du sujet parlant est littéralement zappée. Tout est dé-subjectivé. Ici, on ne se parle plus. Autrui n’est donc plus l’adresse d’une interlocution mais l’objet d’une gestion, d’un contrôle, d’un management. Les idées, les émotions, les vécus, tout est objectivé. Autrui, mais aussi soi-même, peuvent alors être décrits comme des objets « en chantier », c’est-à-dire à reconfigurer, à reformater, à réinitialiser, un peu comme en informatique, en génétique ou dans le BTP, d’où l’appellation d’ingénierie, qui n’est même pas métaphorique. Il s’agit bel et bien de « faire des travaux » sur la subjectivité, de recombiner les parties, etc. Cette mécanisation de l’humain vient directement de l’approche cybernétique. Quelque part, c’est le mépris maximum pour le vivant. En même temps, c’est le type de relation à autrui que l’Occident libéral-libertaire essaie de normaliser sous le concept de « mondialisation » : relation instrumentale, de soi à soi, ou de soi à autrui.
Compte tenu que sur un chantier il est souvent moins coûteux de tout casser et de tout reconstruire à neuf que de modifier l’ancien, on voit où cela peut mener dans les sociétés humaines. Cela revient à normaliser un rapport à autrui complètement psychopathe. 1) Le sujet est un objet, 2) je peux le détruire pour un bien supérieur (ou que j’estime tel). Je sais qu’il existe en France un diplôme d’ingénierie sociale pour les gens qui veulent travailler dans le social. Mais justement, le vrai travail social est aux antipodes de l’esprit de l’ingénierie et consiste à réinjecter du langage, de l’interlocution, du sujet parlant, donc du respect, dans les couches populaires. À mon humble avis, le nom de ce diplôme devrait être changé.
3. Qui sont, aujourd’hui, les principaux ingénieurs sociaux ?
On pourrait reformuler : qui, aujourd’hui, considère autrui comme un objet ? Je cite pas mal de noms dans mon bouquin. Ils se répartissent en catégories. Globalement, il faut distinguer :
1) les « petites mains », qui font de l’ingénierie sociale au quotidien dans leur travail et qui sont souvent des idiots utiles du système, tous ces gens qui travaillent dans le consulting, le management, le marketing, le business, la stratégie militaire, le Renseignement, l’informatique de haut niveau (intelligence artificielle, cryptologie), la robotique, la sécurité des systèmes, etc. ;
2) les « concepteurs », qui sont souvent des esprits très brillants, plus ou moins conscients du danger de leurs recherches, les Norbert Wiener, Kurt Lewin, Pavlov, Skinner, Albert Bandura et autres Gregory Bateson ;
3) les « salauds », eux-mêmes subdivisés en deux sous-catégories : les financiers dans la haute banque, avec leur projet de gouvernement mondial, écrit noir sur blanc et assumé en toutes lettres par un David Rockefeller dans ses Mémoires ; et les planificateurs tels que Edward Bernays (et la « com’ »), Milton Friedman (et la stratégie du choc), Zbigniew Brzezinski (et le tittytainement) ou Georges Soros (et les révolutions colorées).
Quant au corpus bibliographique, il est assez vaste et n’est pas toujours perçu comme procédant d’une même inspiration. On peut citer quelques célèbres textes aux origines douteuses, ce qui n’a à ce stade aucune importance car c’est la méthodologie qu’il faut retenir : Les Protocoles des Sages de Sion, ainsi que Armes silencieuses pour guerres tranquilles, voire le plan Pike-Mazini ; ensuite, tout ce qui tourne autour de la guerre cognitive/guerre psychologique/guerre culturelle (Gramsci, la mémétique) ; les publications de l’École de Guerre Économique fondée par Christian Harbulot ; les recherches de l’historien de la publicité Stuart Ewen, notamment son ouvrage Consciences sous influence qui synthétise beaucoup de données.
Deux textes récents définissent également des programmes : le mémo révélé par Wikileaks de Charles Rivkin, ambassadeur des USA en France, qui ambitionne de reformater la culture française dans un sens plus américanophile en s’appuyant sur les minorités, et l’étude pour la RAND Corporation de la féministe Cheryl Benard, Civil democratic Islam. Partners resources and strategies, qui vise à adapter l’Islam à la modernité libérale occidentale.
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