Le palais nous a offert une occasion supplémentaire de dresser le constat de son dédain affiché pour ce qu’il appelle « ceux du dehors ». Une cérémonie d’un autre âge a réuni, vendredi dernier, Mohammed VI et les dix nouveaux walis, en compagnie de trente nouveaux gouverneurs, venus tous lui prêter allégeance après leur nomination. Une façon, somme toute, pour ces impétrants de remercier leur bienfaiteur.
On le savait déjà ; ceux qui ont choisi de figurer dans ce casting de la honte ont remisé, depuis belle lurette, toute fierté au vestiaire pour se prêter à cette compétition et cette mise en scène de l’avilissement.
Fantômatiques silhouettes sous haute surveillance que toute cette troupe revêtue de la tenue de nos ancêtres et que le Makhzen, habitué qu’il est, à confisquer et s’approprier tout et n’importe quoi, aura décrété sienne, au point de lui donner jusqu’à son nom : « Al bidla al makhzanyia » (la tenue makhzénienne). Si, précisément, tant d’esprits libres ont préféré la remiser définitivement au placard, c’est pour se départir de tous ces symboles de l’esclavage qui avaient rendez-vous ce vendredi avec leur seigneur et maître.
Défilé insoutenable sur fond de frôlements de tissus, de glissements feutrés et furtifs, de flashs et de crépitements des appareils photos et des caméras de télévision. Autant de témoins démoniaques et impitoyables de ce moment de pure bouffonnerie. Avilissement garanti, poussé à son paroxysme avec ces courbettes à répétitions multiples, pour une humiliation à triple détente.
La fin de ce parcours de l’ignominie s’achève face au roi, toute ventripotence dehors, visage bouffi, œil goguenard et main tendue. Objectif désigné pour tous : happer aussi vite et autant de fois que possible tout ce qui émane de Sa Grandeur.
Le laps de temps imparti par le protocole est court, trop court. Certains aimeraient s’attarder longuement dans un baise-main passionné. Mais les voilà à peine courbés, les yeux mi-clos, qu’on les réveille, les brutalise, les bouscule, les houspille même, pour leur faire évacuer les lieux.
C’est dans cette précipitation où l’on étreint un peu tout ce qu’on peut, la manche de jellaba, la main, l’avant-bras ou le coude, que la cérémonie côtoie la clownerie et tutoie le ridicule. Mais peu importe à ces pères de familles, ces maris, ces frères, ces cousins, ces oncles, ces administrateurs de la chose publique de se rabaisser ainsi, devant leur semblable, puisqu’ils projettent, à leur tour, d’en imposer autant à leurs administrés une fois entrés en fonction, ainsi qu’à leur propre famille, une fois qu’ils auront regagné le domicile familial.
Pas question qu’ils soient seuls à trinquer, ils se le promettent !
Mais c’est dans les coulisses qu’il faut aller chercher le plus sordide.
Arrivés plusieurs heures avant l’allégeance, alors que le roi émerge tout juste du lit, les fonctionnaires ne sont pas tout à fait ceux que l’on découvre, suffisants et enflés d’ego, une fois investis de leur pouvoirs et ayant pris les rênes de leur wilaya ou leur province.
Parqués comme du bétail dans la cour du palais, la moindre parcelle de leur tenue est inspectée par un protocole dont la sévérité rappelle les contrôles sanitaires de l’école maternelle. Ceux qui ont commis une originalité dans l’accoutrement, qui élèvent la voix pour discuter avec le voisin qui se dissipent ou qui ne respectent pas l’alignement et le sérieux du moment, sont vertement repris ou vilipendés tels des enfants.
Vient le moment qui précède l’allégeance, dans l’anti-chambre de la salle du trône où la garde rapprochée veille, intraitable et méprisante. Puis ce long couloir où s’agglutine tout ce monde tenaillé par l’angoisse et la trouille viscérale, qui de rater son entrée, qui de s’encoubler dans le tapis de laine, qui de glisser avec ces fichues babouches toutes neuves.
Pitoyable spectacle à la une, dispensé par tous, agglutinés dans ce couloir, recevant en messe basse, les ultimes recommandations, ou plutôt les dernières instructions du maître de protocole qui les chaperonnera au moment de faire assaut d’obséquiosités.
- « Tu te colles à moi, je te ferai un signe appuyé de la main, lorsque tu devras te prosterner, trois fois, n’oublie surtout pas, trois fois, avant de baiser la main du roi ! »
- « Quand tu te prosterneras descends un peu plus bas que l’horizontale. Force le geste ! »
- « Ne t’avise pas de soutenir le regard de Sidna, ni même de le regarder dans les yeux ! »
- « Yallah t’gad ! Ou Serbi rassek ! »
C’est d’Ahmed Benseddik sarcastique qu’est venue la description appropriée de cette cérémonie dans ce qu’il a intitulé « La démocratie de la prosternation », un papier où il interpelle les consciences sur cet anachronisme qui souligne, à mon sens, l’obsolescence même du régime marocain.
Le centralien écrit : « Silencieux, le roi se tient debout et observe cette prosternation, qui lui procure un tel sentiment de gloriole et de puissance qu’il en oublie jusqu’à la dignité de ses semblables, alors même que la sacralité du roi a disparu de la constitution. »
La réaction à cette interpellation n’a pas tardé de la bouche du cheikh Ahmed Raissouni. Ce dernier a rappelé que l’Islam interdisait au croyant de se prosterner devant ses semblables, au point que la prière de l’absent se fait en position debout, afin que l’hommage ultime, rendu à la dépouille du défunt, placé devant la foule, ne prenne des allures de prosternation.
Le film de la cérémonie de ce vendredi et d’autres, nous font un peu mieux appréhender les raisons pour lesquelles les tenants de l’absolutisme marocain tiennent tant à faire coexister deux concepts que tout oppose diamétralement : la modernité et la tradition.
Le premier revient exclusivement à la monarchie et son clan, avec son cortège d’idolâtrie, de richesses, de fastes et de splendeurs.
La tradition appartient, quant à elle, au peuple marocain. Elle est synonyme d’esclavage, de pauvreté, d’analphabétisme et d’ignorance.
Salah Elayoubi
Commentaire