Ce qu’Israël et le sionisme ont fait - et sont en train de faire - aux Palestiniens est indéfendable. Pourtant, les juifs sont très nombreux à le défendre. Pourquoi, et comment peuvent-ils faire cela ? Et pourquoi le reste du monde semble-t-il complice, et incapable d’élever la voix ?
par Paul Eisen [1]
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
Le Péché originel.
On peut avancer beaucoup d’arguments en faveur d’un Etat juif en Palestine, depuis le simple droit à l’autodétermination du peuple juif, le droit qu’ont les juifs à retourner dans leur patrie ancestrale, jusqu’au besoin, pour un peuple souffrant et persécuté, d’avoir un havre où vivre en sécurité.
Les juifs peuvent se définir eux-mêmes comme ils l’entendent. S’ils se perçoivent en tant que nation, alors, très bien : ils constituent une nation. Mais conformément au dicton selon lequel « ta liberté d’agiter les bras finit là où tes doigts touchent mon nez », dès lors que cette auto-définition affecte autrui, cela pose problème. Dès lors, d’autres que les juifs sont fondés à demander si ce sentiment de former une nation qu’ont les juifs - une question bien souvent sentimentale et religieuse, fondée sur la perception d’une histoire, voire même d’une destinée commune - peut (ou doit) d’une quelconque façon trouver une concrétisation politique. Tout cela se résume à ceci : les juifs, à l’instar de tout peuple, peuvent avoir le droit de créer et de faire vivre un Etat qui leur soit propre. Mais les juifs ont-ils le droit de créer et de faire vivre un pays qui leur soit propre EN PALESTINE, qui était déjà le pays des Palestiniens ? Tout ceci peut être - est d’ailleurs régulièrement - discuté. En revanche, il est une chose qui n’est absolument pas discutable : c’est le fait - incontestable - que ce sont les Palestiniens qui ont payé le prix de l’accession des juifs à l’autodétermination et à un Etat. Un prix absolument terrible.
En 1947 - 1948, les Palestiniens ont été réduits à un état d’anxiété et d’insécurité. En 1948, lors de la création de l’Etat d’Israël, la société palestinienne - une société traditionnelle - ne faisait absolument pas le poids, face à son ennemi démocratique, égalitaire et férocement idéologique. Conséquence : c’est tout un mode de vie qui a été éradiqué. Ce sont au moins 750 000 Palestiniens qui furent chassés de chez eux vers l’exil, plus de 450 de leurs villes et villages étant rayés de la carte ou pillés, et des gens qui avaient vécu une vie sédentaire depuis des générations se retrouvèrent soit sous des tentes au Liban, en Syrie ou en Jordanie, soit allèrent constituer une diaspora réduite à la misère et traumatisée, éparpillée dans le monde entier.
Il ne s’agissait nullement là d’un effet pervers, non voulu, de la guerre. Bien que l’idée selon laquelle les Palestiniens n’auraient fait que « s’enfuir » ait pour l’essentiel été réfutée, nous sommes toujours aux prises avec beaucoup d’histoires, d’occultations et de mensonges éhontés quant à la question de savoir qui a été responsable de cette épuration ethnique ? Le point critique, désormais, concerne la question de l’intentionnalité.
L’épuration ethnique des Palestiniens, comme la plupart des épurations ethniques ailleurs dans le monde, fut intentionnelle, préméditée et planifiée. Mais il est tout à fait inutile de se mettre en quête d’une quelconque documentation de première main. Bien que les preuves s’accumulent quant au désir et aux intentions qu’avaient les dirigeants sionistes de débarrasser les terres de la Palestine des Palestiniens qui y habitaient, les architectes de la Nakba n’ont abandonné derrière eux aucun « canon fumant », aucune pièce à conviction. S’il n’y eut aucun ordre écrit, c’est parce qu’il n’en était nul besoin. Comme dans les autres cas d’épuration ethnique, l’expulsion des Palestiniens s’est faite sur la base de « signes complices ». Comme l’a relevé Ilan Pappé, chaque commandant local de la Haganah, et tous les hommes sous ses ordres, dans chaque village et dans chaque ville, savaient exactement ce qu’ils avaient à faire. Parfois, quelques tirs en l’air devaient suffire. Parfois un massacre de grande ampleur était nécessaire. Toutefois, le résultat était toujours le même [2].
Ce fut le péché originel d’Israël. Depuis lors, ce péché a été répété au centuple, Israël poursuivant ses agressions contre les Palestiniens et contre la vie palestinienne. Des raids frontaliers et des massacres à l’occupation et aux colonies, au massacre de 20 000 civils au Liban, en passant par les provocations, les couvre-feu, les expulsions, les démolitions de maisons, les arrestations, la torture et les assassinats ciblés, pour finir par les chicaneries d’Oslo et de la Feuille de route, grâce auxquels les Palestiniens étaient censés se faire embobiner et ramener calmement dans leurs cages, Israël et le sionisme ont toujours cherché à détruire les Palestiniens. Sinon carrément physiquement, en tous les cas, assurément, en tant que peuple vivant sur son territoire.
« ... tout en nous vantant... »
« ... Ce n’est qu’alors que les jeunes et les vieux, dans notre pays, réaliseront l’ampleur de notre responsabilité vis-à-vis de ces réfugiés arabes misérables dans les villes desquels nous avons installé des juifs que nous avons fait venir de très loin, dont nous avons « hérité » des maisons, dont nous labourons et moissonnons les champs, dont nous cueillons la production de leurs vergers, de leurs jardins et de leurs vignobles... Et, dans les villes que nous leur avons volées, nous instituons des maisons d’éducation, de bienfaisance et de prière, tout en nous vantant et en rabâchant que nous sommes le « peuple du Livre » et la « Lumière des Nations »... » (Buber / Chofshi) [3]
Pour un assez petit nombre de juifs, il est relativement aisé d’approuver ce qui est en train d’être fait aux Palestiniens : Dieu a donné le pays aux juifs ; les Palestiniens représentent Amalek et, s’ils ne se soumettent pas au pouvoir des juifs, ils doivent être massacrés. A l’instar de ces Allemands qui n’ont laissé choir le nazisme qu’une fois l’armée russe dans les rues de Berlin, ces juifs-là n’abandonneront leur sionisme militant et éradicateur que lorsqu’ils n’auront finalement plus aucune autre option.
Mais, pour la plupart des juifs, les choses ne sont pas aussi simples. Défendre l’indéfendable, ce n’est jamais facile et beaucoup de juifs, intellectuels éminents, laïcs et libéraux par tempérament, ont besoin de bien plus que quelques citations édifiantes judicieusement sélectionnées dans la Bible pour parvenir à justifier ce qu’Israël est en train de faire aux Palestiniens. Ces juifs ont dû, des années durant, se raconter à eux-mêmes un tas d’histoires. Pour certains, cela fut plus facile qu’à d’autres. Pour certains d’entre eux - peut-être la majorité - il a été très facile d’avaler l’appât israélien et sioniste, avec le hameçon, la ligne et la canne à pêche. Les juifs étaient venus sur une terre habitée seulement par quelques paysans sans feu ni lieu, et ils avaient dû surmonter des obstacles pour créer leur Etat. Avec succès. Depuis lors, Israël - îlot de prospérité occidentale perdu au milieu d’un océan de décadence et de putréfaction arabes - avait dû se battre, pour sa survie même.
Cependant, pour certains juifs, après 1967 et l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, la colonisation illégale des territoires puis, plus tard, la guerre du Liban, les deux Intifada et le travail des nouveaux historiens israéliens révélant la vérité sur la naissance d’Israël, force leur fut bien de réviser cette légende.
« Fin de l’occupation ! »
Combien de juifs, désormais conscients de l’injustice inhérente à la création d’Israël, mais toujours incapables de renoncer à leur croyance en son innocence essentielle, n’ont-ils pas manifesté autour des slogans : « Fin de l’occupation ! » et « Deux Etats, pour deux peuples ! » ?... Le fait même qu’il n’y ait nulle « occupation » et qu’il n’y aura jamais de véritable Etat palestinien digne de ce nom en Cisjordanie et à Gaza ? Ils le nient, tout simplement...
La stratégie sioniste à long terme de conquête de la Palestine a toujours consisté à attendre que se produise ce que Ben Gourion appelait des « situations révolutionnaires », c’est-à-dire des situations susceptibles de fournir une couverture, à l’ombre de laquelle l’accaparement de la Palestine pourrait être poursuivi. La première de ces « situations révolutionnaires » se présenta en 1947-1948 lorsque, sous couvert du conflit, 78 % de la Palestine historique (= mandataire, ndt) furent transformés en Israël.
par Paul Eisen [1]
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
Le Péché originel.
On peut avancer beaucoup d’arguments en faveur d’un Etat juif en Palestine, depuis le simple droit à l’autodétermination du peuple juif, le droit qu’ont les juifs à retourner dans leur patrie ancestrale, jusqu’au besoin, pour un peuple souffrant et persécuté, d’avoir un havre où vivre en sécurité.
Les juifs peuvent se définir eux-mêmes comme ils l’entendent. S’ils se perçoivent en tant que nation, alors, très bien : ils constituent une nation. Mais conformément au dicton selon lequel « ta liberté d’agiter les bras finit là où tes doigts touchent mon nez », dès lors que cette auto-définition affecte autrui, cela pose problème. Dès lors, d’autres que les juifs sont fondés à demander si ce sentiment de former une nation qu’ont les juifs - une question bien souvent sentimentale et religieuse, fondée sur la perception d’une histoire, voire même d’une destinée commune - peut (ou doit) d’une quelconque façon trouver une concrétisation politique. Tout cela se résume à ceci : les juifs, à l’instar de tout peuple, peuvent avoir le droit de créer et de faire vivre un Etat qui leur soit propre. Mais les juifs ont-ils le droit de créer et de faire vivre un pays qui leur soit propre EN PALESTINE, qui était déjà le pays des Palestiniens ? Tout ceci peut être - est d’ailleurs régulièrement - discuté. En revanche, il est une chose qui n’est absolument pas discutable : c’est le fait - incontestable - que ce sont les Palestiniens qui ont payé le prix de l’accession des juifs à l’autodétermination et à un Etat. Un prix absolument terrible.
En 1947 - 1948, les Palestiniens ont été réduits à un état d’anxiété et d’insécurité. En 1948, lors de la création de l’Etat d’Israël, la société palestinienne - une société traditionnelle - ne faisait absolument pas le poids, face à son ennemi démocratique, égalitaire et férocement idéologique. Conséquence : c’est tout un mode de vie qui a été éradiqué. Ce sont au moins 750 000 Palestiniens qui furent chassés de chez eux vers l’exil, plus de 450 de leurs villes et villages étant rayés de la carte ou pillés, et des gens qui avaient vécu une vie sédentaire depuis des générations se retrouvèrent soit sous des tentes au Liban, en Syrie ou en Jordanie, soit allèrent constituer une diaspora réduite à la misère et traumatisée, éparpillée dans le monde entier.
Il ne s’agissait nullement là d’un effet pervers, non voulu, de la guerre. Bien que l’idée selon laquelle les Palestiniens n’auraient fait que « s’enfuir » ait pour l’essentiel été réfutée, nous sommes toujours aux prises avec beaucoup d’histoires, d’occultations et de mensonges éhontés quant à la question de savoir qui a été responsable de cette épuration ethnique ? Le point critique, désormais, concerne la question de l’intentionnalité.
L’épuration ethnique des Palestiniens, comme la plupart des épurations ethniques ailleurs dans le monde, fut intentionnelle, préméditée et planifiée. Mais il est tout à fait inutile de se mettre en quête d’une quelconque documentation de première main. Bien que les preuves s’accumulent quant au désir et aux intentions qu’avaient les dirigeants sionistes de débarrasser les terres de la Palestine des Palestiniens qui y habitaient, les architectes de la Nakba n’ont abandonné derrière eux aucun « canon fumant », aucune pièce à conviction. S’il n’y eut aucun ordre écrit, c’est parce qu’il n’en était nul besoin. Comme dans les autres cas d’épuration ethnique, l’expulsion des Palestiniens s’est faite sur la base de « signes complices ». Comme l’a relevé Ilan Pappé, chaque commandant local de la Haganah, et tous les hommes sous ses ordres, dans chaque village et dans chaque ville, savaient exactement ce qu’ils avaient à faire. Parfois, quelques tirs en l’air devaient suffire. Parfois un massacre de grande ampleur était nécessaire. Toutefois, le résultat était toujours le même [2].
Ce fut le péché originel d’Israël. Depuis lors, ce péché a été répété au centuple, Israël poursuivant ses agressions contre les Palestiniens et contre la vie palestinienne. Des raids frontaliers et des massacres à l’occupation et aux colonies, au massacre de 20 000 civils au Liban, en passant par les provocations, les couvre-feu, les expulsions, les démolitions de maisons, les arrestations, la torture et les assassinats ciblés, pour finir par les chicaneries d’Oslo et de la Feuille de route, grâce auxquels les Palestiniens étaient censés se faire embobiner et ramener calmement dans leurs cages, Israël et le sionisme ont toujours cherché à détruire les Palestiniens. Sinon carrément physiquement, en tous les cas, assurément, en tant que peuple vivant sur son territoire.
« ... tout en nous vantant... »
« ... Ce n’est qu’alors que les jeunes et les vieux, dans notre pays, réaliseront l’ampleur de notre responsabilité vis-à-vis de ces réfugiés arabes misérables dans les villes desquels nous avons installé des juifs que nous avons fait venir de très loin, dont nous avons « hérité » des maisons, dont nous labourons et moissonnons les champs, dont nous cueillons la production de leurs vergers, de leurs jardins et de leurs vignobles... Et, dans les villes que nous leur avons volées, nous instituons des maisons d’éducation, de bienfaisance et de prière, tout en nous vantant et en rabâchant que nous sommes le « peuple du Livre » et la « Lumière des Nations »... » (Buber / Chofshi) [3]
Pour un assez petit nombre de juifs, il est relativement aisé d’approuver ce qui est en train d’être fait aux Palestiniens : Dieu a donné le pays aux juifs ; les Palestiniens représentent Amalek et, s’ils ne se soumettent pas au pouvoir des juifs, ils doivent être massacrés. A l’instar de ces Allemands qui n’ont laissé choir le nazisme qu’une fois l’armée russe dans les rues de Berlin, ces juifs-là n’abandonneront leur sionisme militant et éradicateur que lorsqu’ils n’auront finalement plus aucune autre option.
Mais, pour la plupart des juifs, les choses ne sont pas aussi simples. Défendre l’indéfendable, ce n’est jamais facile et beaucoup de juifs, intellectuels éminents, laïcs et libéraux par tempérament, ont besoin de bien plus que quelques citations édifiantes judicieusement sélectionnées dans la Bible pour parvenir à justifier ce qu’Israël est en train de faire aux Palestiniens. Ces juifs ont dû, des années durant, se raconter à eux-mêmes un tas d’histoires. Pour certains, cela fut plus facile qu’à d’autres. Pour certains d’entre eux - peut-être la majorité - il a été très facile d’avaler l’appât israélien et sioniste, avec le hameçon, la ligne et la canne à pêche. Les juifs étaient venus sur une terre habitée seulement par quelques paysans sans feu ni lieu, et ils avaient dû surmonter des obstacles pour créer leur Etat. Avec succès. Depuis lors, Israël - îlot de prospérité occidentale perdu au milieu d’un océan de décadence et de putréfaction arabes - avait dû se battre, pour sa survie même.
Cependant, pour certains juifs, après 1967 et l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, la colonisation illégale des territoires puis, plus tard, la guerre du Liban, les deux Intifada et le travail des nouveaux historiens israéliens révélant la vérité sur la naissance d’Israël, force leur fut bien de réviser cette légende.
« Fin de l’occupation ! »
Combien de juifs, désormais conscients de l’injustice inhérente à la création d’Israël, mais toujours incapables de renoncer à leur croyance en son innocence essentielle, n’ont-ils pas manifesté autour des slogans : « Fin de l’occupation ! » et « Deux Etats, pour deux peuples ! » ?... Le fait même qu’il n’y ait nulle « occupation » et qu’il n’y aura jamais de véritable Etat palestinien digne de ce nom en Cisjordanie et à Gaza ? Ils le nient, tout simplement...
La stratégie sioniste à long terme de conquête de la Palestine a toujours consisté à attendre que se produise ce que Ben Gourion appelait des « situations révolutionnaires », c’est-à-dire des situations susceptibles de fournir une couverture, à l’ombre de laquelle l’accaparement de la Palestine pourrait être poursuivi. La première de ces « situations révolutionnaires » se présenta en 1947-1948 lorsque, sous couvert du conflit, 78 % de la Palestine historique (= mandataire, ndt) furent transformés en Israël.
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